L'Encyclopédie sur la mort


La Mort à Venise

Thomas Mann

«Une gracieuse apparition» conduira Gustav Aschenbach, menant la vie rigoureusement réglée d'un écrivain rivé à sa tâche, à une «tardive aventure sentimentale». En effet, durant son séjour à Venise, ce veuf quinquagénaire est profondément secoué par la beauté apollonienne d'un jeune Polonais qui, avec sa mère et ses trois soeurs, réside dans le même hôtel que lui. Poursuivant sans cesse ce jeune garçon du regard à la résidence et dans les ruelles d'une Venise visitée par le choléra, il connaîtra l'ivresse dionysienne d'un désir obsédant et la fièvre d'un tourment vertigineux qui le fera glisser dans la mort. Les textes ci-dessous sont choisis en fonction de la proximité de la mort, que l'on peut pour ainsi dire touchée du doigt, en tournant les pages.
Après une longue promenade, Aschenbach sortit du parc et attendit au cimetière du Nord le tramway qui le raménerait à Munich:

Derrière les palissades des entrepreneurs de monuments funéraires, les croix, les pierres tombales et les mausolées faisaient comme un autre cimetière, inhabité celui-là; rien n'y bougeait, et en face, la chapelle, où l'on bénit les morts, reposait en silence dans le reflet du jour à son déclin. Sur sa façade décorée de croix grecques et d'images hiératiques aux couleurs claires, s'ordonnaient en lettres d'or des inscriptions symétriques, des paroles de l'Écriture relatives à l'au-delà. - «Ils entreront dans la maison de Dieu.» - «Qu'ils reçoivent la lumière éternelle» - et pendant ces minutes d'attente Aschenbach avait trouvé une grave distraction à déchiffrer les formules; son regard errait sur elles, sa pensée s'abandonnait à leur transparente mystique, lorsque, sous le portique, au-dessus des deux bêtes de l'Apocalypse qui gardent le perron, la vue d'un homme étrange vint le tirer de sa rêverie et imprimer à ses pensées un tout autre cours. (p.11-12)

À l'apparition de l'étranger dont l'attitude lui paraissait impérieuse et farouche, Aschenbach éprouva au-dedans de lui le juvénile désir de partir en voyage:

Et puis, sa vie lentement commençait à décliner; une appréhension d'artiste de ne pas finir, le souci de penser que l'horloge pourrait s'arrêter avant qu'il se fût réalisé et pleinement donné - tout cela devenant plus qu'un papillon noir que l'on chasse de la main - il avait presque entièrement arrêté les limites sensibles de son existence à cette ville, devenue sa ville... [...] Et pourtant il ne savait pas trop pourquoi il avait ainsi été pris à l'improviste. Impulsif besoin de fuir, telle était, qu'il se l'avouât, cette nostalgie du lointain, du nouveau, tel cet avide désir de se sentir libre, de jeter le fardeau, d'oublier - besoin d'échapper à son oeuvre, au lieu où chaque jour il la servait d'un coeur inflexible, avec une passion froide.(p.16-17)

Pendant que le voyageur, arrivé de Venise en bateau par le large, descend la passerelle pour s'approcher de la gondole, il est confronté à l'imaginaire de la mort:

Qui ne serait pris d'un léger frisson et n'aurait à maîtriser une aversion, une appréhension secrète si c'est la première fois, ou au moins la première fois depuis longtemps, qu'il met le pied dans une gondole vénitienne? Étrange embarcation, héritée telle quelle du Moyen Âge, et d'un noir tout particulier comme on n'en voit qu'aux cercueils, - cela rappelle les silencieuses et criminelles aventures de nuits où l'on n'entend que la clapotis des eaux, cela suggère l'idée de la mort elle-même, de corps transportés sur des civières, d'événements funèbres, d'un suprême et muet voyage. Et le siège d'une telle barque, avec sa laque funéraire et le noir mat des coussins de velours, n'est-ce pas le fauteuil le plus voluptueux, le plus moelleux, le plus amollissant du monde?

Durant une dispute avec le gondolier au sujet de la destination exacte et du prix de la traversée, l'allusion à l'Hadès, séjour des morts, anticipe la suite des événements:

«Pas du tout. Je ne paierai pas si vous me conduisez où je ne veux pas aller.

- Vous allez au Lido.
- Mais pas avec vous.
- Je conduis bien.»
«C'est vrai», pensa Aschenbach, et il se détendit» C'est vrai, tu conduis bien. Même si tu en veux à mon porte-monnaie, et si d'un coup de rame par-derrière tu m'envoies dans l'Hadès, j'accorderai que tu m'as bien conduit.»

À cause du climat malsain de Venise et du malaise qui s'empara de son corps et son esprit (premiers signes annonciateurs du choléra) Aschenbach décide soudainement de quitter cette cité «interdite»:

Une sueur d'angoisse sortit de ses pores. Ses yeux se voilèrent, sa poitrine se serrait, il tremblait de fièvre, les artères battaient sous son crâne. Il s'enfuit des rues commerçantes où il y avait foule et passa les ponts pour gagner les passages des quartiers pauvres. Là il fut importuné par les mendiants, et les émanations malodorantes des canaux lui coupaient la respiration. (p. 86)

[...]

Ce qui était si pénible à admettre, ce qui par moments lui paraissait absolument intolérable, c'était manifestement la pensée qu'il ne devait jamais revoir Venise et que ce départ était un adieu définitif. Puisqu'il avait constaté pour la deuxième fois que cette ville le rendait malade, puisque pour la deuxième fois il se voyait contraint de la quitter précipitamment. il devait évidemment la considérer désormais comme une résidence impossible, interdite... (p. 92).

Par un fâcheux concours de circonstances (bagages égarés), Aschenbach est ramené au Lido où dans l'ivresse du désir, le mal d'amour, le mal physique et le mal moral d'un homme vieillissant s'entremêleront inexorablement sur fond de choléra, ce mal public qui vicie l'air et les moeurs de Venise. Vision pessimiste et apocalyptique de l'homme et de la cité:

L'écume à la proue, louvoyant avec une agilité de clown entre les gondoles et les vapeurs, la petite embarcation impatiente volait vers son but, tandis que son unique passager masquait sous le dehors d'une contrariété résignée l'exaltation conquérante mitigée d'angoisse d'un gamin échappé de la maison paternelle. (p. 95)

[...], et à cette seconde même Tadzio sourit à lui, d'un sourire expressif, familier, charmeur et plein d'abandon, dans lequel ses lèvres lentement s'entrouvriront. [...] Celui qui avait reçu en don ce sourire, l'emporta comme un présent fatal. Il fut si ému qu'il fut forcé de fuir la lumière de la terrasse et du parterre de l'hôtel et se dirigea précipitamment du côté opposé, vers l'obscurité du parc. Il laissait échapper, dans une singulière indignation, de tendres réprimandes: «Tu ne dois pas sourire ainsi! Entends-tu? Il ne faut pas sourire ainsi à personne!» Il se laissa tomber sur un banc, affolé, aspirant le parfum nocturne des plantes. Et penché en arrière, les bras pendants, accablé et secoué de frissons successifs, il soupira la formule immuable du désir... impossible dans ce cas, absurde, abjecte, ridicule, sainte, malgré tout, et vénérable même ainsi: «Je t'aime!» (p. 126-127)

Cela le peuple le savait et la corruption des notables de la ville, ajoutée à l'incertitude qui régnait, à l'état d'exception dans lequel la mort rôdant plongeait la ville, provoquait une démoralisation des basses classes, une poussée de passions honteuses, illicites, et une recrudescence de criminalité où on les voyait faire explosion, s'afficher cyniquement. Fait anormal, on remarquait le soir beaucoup d'ivrognes; la nuit, des rôdeurs rendaient, disait-on, les rues peu sûres; les agressions, les meurtres se répétaient, et deux fois déjà il s'était avéré que des personnes soi-disant victimes du fléau avaient été empoisonnées par des parents qui voulaient se débarrasser d'elles; le vice professionnel atteignait un degré d'insistance et de dépravation qu'autrement l'on ne connaissait guère dans cette région...» (p. 165)

Le temps s'écoule comme le sable dans le sablier. Assis sur un banc, Aschenbach accompagne de son regard le mouvement de Tadzio qui s'avance vers l'eau:

La nuit avançait, les heures s'écoulaient. Dans la maison de ses parents, il y avait eu autrefois, bien des années auparavant un sablier... Ce petit instrument, si fragile et si considérable, il le revoyait tout d'un coup comme s'il eût été là devant lui. Silencieusement le sable à teinte de rouille s'écoulait par le passage rétréci du verre, et comme il s'épuisait dans la cavité supérieure, il s'était formé là un petit tourbillon impétueux. (p. 157)

Aschenbach était assis là-bas, comme le jour où pour la première fois repoussé du seuil, son regard avait rencontré le regard de ces yeux couleur aube. Sa tête, glissant sur le dossier de la chaise, s'était lentement tournée pour accompagner le mouvement de celui qui s'avançait là-bas; maintenant elle se redressa comme pour aller au-devant de son regard, puis elle s'affaissa sur la poitrine, les yeux tournés pour voir encore, tandis que le visage prenait l'expression relâchée et fervente du dormeur qui tombe dans un profond sommeil. [...]

Quelques minutes s'écoulèrent avant que l'on accourût au secours du poète dont le corps s'était affaissé sur le bord de la chaise. On le monta dans sa chambre. [...] (p. 187-188)



















Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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