L'Encyclopédie sur la mort


La commercialisation de la santé

Éric Volant

L'argent est un pivot important de la vie en communauté, parce qu'il fonde le monde des échanges. Il est un médiateur universel ayant une valeur symbolique. Il est sacré, car on ne peut pas le profaner ou transgresser ses règles comptables du point de vue de la logique marchande, ni ses normes éthiques du point de vue de la communication humaine. Toutes les formes de corruption d'ordre financier ou de contrefaçon sont une perversion des échanges et détruisent la maison* de la communauté humaine.

La fraude détruit la crédibilité et la confiance, car elle dérobe l'argent aux pauvres. L'État a un devoir d'être très attentif à la gestion honnête et prudente des deniers publics. Face aux scandales récents dans les affaires, il est sans doute utile d'introduire des codes d'éthique ou de déontologie appropriés, mais, de fait, ces codes sont ainsi faits qu'ils protègent les administrateurs susceptibles de poser des gestes contraires à leur compétence professionnelle. Point n'est besoin de promulguer de nouvelles lois ou réglementations, mais il suffit d'interpréter avec justesse et d'appliquer avec rigueur les lois existantes touchant la fraude et le vol qui ne font que confirmer ce qu'une conscience la moindrement éclairée et honnête reconnaît par elle-même. Certaines pratiques douteuses de gestionnaires des fonds publics ne constituent peut-être pas de fraudes ni de malversations du point de vue juridique, mais elles peuvent résulter d'un mauvais jugement éthique, plus particulièrement lorsque l'argent des contribuables est en jeu. Les magouilles dans les affaires publiques ou privées sont immorales, même si l'on ne peut pas prouver leur illégalité. Certains administrateurs publics semblent l'ignorer. Un retournement radical des mœurs dans la gestion publique s'impose! En regard du bien commun, la cupidité nous paraît le pire des vices qui, dans le monde de l'économie financière érigée en vertu, se pratique pour ainsi dire impunément et de surcroît avec arrogance et désinvolture. Or, l'effet le plus pervers de cette situation, c'est que le riche, considéré comme le plus fort, passe subrepticement pour le meilleur dans l'opinion publique, si l'on se fie au prestige dont il jouit.

Les plaisirs de la table des bons vivants aideront bien plus à la santé mentale d'un peuple que les multiples restrictions relatives au régime alimentaire et à la ration calorique imposées par des experts en diététique médicale et en aliments naturels ou par les gourous des cures d'amaigrissement. Le citoyen est bien mal servi s'il se met à l'écoute de tant de gardiens des bonnes mœurs qui, par leur marketing, occupent l'espace public et contrôlent l'espace privé! S'il y a un lieu d'intervention de l'État, ce serait contre la commercialisation de la santé et, en ce qui concerne les drogues, contre leur production en grande quantité et contre leur vente, souvent sous le contrôle du crime organisé, contre la vitesse au volant avec facultés affaiblies et contre le délit de fuite. En ce qui regarde des saines habitudes de vie, un rôle important devrait être dévolu aux centres locaux de services communautaires et à d'autres organismes sociaux au service de la population. Si l'on pouvait examiner le panier des pauvres qui sortent de l'épicerie, on constaterait que les bons produits comme les fruits, légumes et fromages y sont absents, parce que trop chers. Outre une éducation populaire appropriée en vue de faire évoluer des mentalités, l'État a pour mission d'assurer à chaque famille, en commençant par les familles monoparentales, des revenus de base, une allocation universelle ou un revenu de citoyenneté décent (32).

Le nombre des médicaments approuvés par le Conseil canadien des médicaments est considérable, tandis que le degré d'efficacité de plus d'un produit est sérieusement mis en doute. S'il y a un rôle de l'État, c'est celui de sévir vigoureusement contre une industrie pharmaceutique qui exploite la population par les prix trop élevés de ses produits qui engendrent des profits énormes dont seulement une partie est réinvestie dans la recherche. La formation continue des médecins est subventionnée par firmes qui recrutent, par agglomération, les médecins participant à des séances d'information et en désignent les animateurs. Des représentants font irruption dans les cliniques privées et assaillent les médecins qui reçoivent régulièrement la visite de plusieurs de ces représentants et y consacrent beaucoup de temps. C'est dans le domaine pharmaceutique que le négoce de la santé se pratique à grande échelle. En vertu de son rôle de protecteur des citoyens, on est en droit d'attendre de l'Etat des politiques de «démonétisation» de la santé et l'avènement d'une éthique de non-commercialisation du corps.

«Quand la recherche biologique travaille sur contrat avec de puissants partenaires civils ou militaires, quand les firmes pharmaceutiques sont contrôlées par les géants de la chimie eux-mêmes connectés avec des groupes bancaires, quand le commerce des tissus humains, la fécondation in vitro ou les tests génétiques sont pris en main par des sociétés cotées en bourse (33) », l'économie capitaliste bat son plein. Le corps humain, objet des pratiques biomédicales, est devenu objet des logiques marchandes. Il y a urgence d'une interdiction de la mercantilisation du corps humain, de ses parties et de ce qui en lui participe de l'humain (organes, gamètes, cellules, gènes). La valeur éthique de la personne devrait contrôler la valeur économique. Dans une conjoncture économique, où le corps, ultime privauté de l'homme, devient un pur moyen au service d'une fin qui est l'argent, il est temps de revenir à l'impératif de Kant*. Celui-ci énonce le critère par excellence du dépistage de tout abus d'exploitation de la personne, de son corps et de ses particularités qui lui sont propres, parce qu'uniques et qui le distinguent le plus intimement et le plus radicalement d'autrui. Voici la formulation de ce «principe pratique suprême» qui devrait guider les habitudes de vie de chacun et les interventions de l'État: «Agis de telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen (34). »

Dans le domaine de la santé mentale, le jeu compulsif, lié aux rapports pathologiques avec l'argent, mène à la détresse. Ses liens avec le suicide semblent logiques, bien qu'ils ne soient pas encore suffisamment prouvés, selon les experts en statistiques. Il convient de le considérer moins comme un vice que comme indicateur de l'anxiété du sujet qui est, à son tour, l'indice d'une anxiété collective. Ce malaise de la société n'est pas seulement d'ordre économique (le besoin d'argent), mais plus encore d'ordre psychique et social (le besoin de sécurité affective et de reconnaissance). Étant donné que les loteries, les « machines à sous» et les casinos sont organisés, légalisés et publicisés par un organisme para-étatique, l'Etat a la responsabilité morale de prévenir les effets pervers que ces activités ludiques engendrent. Cependant, à cause d'un possible conflit d'intérêts de l'État et de la régie qu'il patronne, mieux vaut que des organismes autonomes, subventionnés par l 'État qui a profité financièrement de cette conduite excessive, accompagnent les joueurs en détresse et suicidaires, en tenant compte des traits caractéristiques de ce genre particulier de malaise et en respectant la personnalité de chacun. La personnalité est ce que le sujet a fait de sa vie et ce que la vie a fait de lui. Elle est constructrice de vie qui en même temps la produit (35.) La personnalité d'un sujet échappe, par définition, à toute ingérence de l'État.

À l'instar du problème du jeu compulsif et en vertu même du principe de subsidiarité, l'État devrait confier aux corps intermédiaires, aux associations et aux regroupements religieux, le soin des personnes souffrant de l'alcoolisme*, de la toxicomanie* et d'autres conduites extrêmes menaçant la santé mentale des individus et de la collectivité .

Entre les modèles d'interventionnisme de la part de l'État dans la vie privée et d'atomisme civique, il y a de la place pour une intervention, aussi modérée qu'efficace, dans le respect de l'autonomie* des personnes et des rôles particuliers des diverses associations sociales ainsi que des communautés d'inspiration religieuse ou culturelle. La force d'un État ne se mesure pas à sa capacité de réprimer des vices, mais à la puissance rassembleuse de ses projets sociaux. La meilleure prévention collective de la misère morale des gens, c'est la création de programmes de santé publique et mentale ou encore l'instauration de l'équité salariale et fiscale. Qui dit équité, dit moins de fardeaux et plus d'avantages pour les démunis.

Notes
32. P. Van Parijs, Refonder la solidarité, Paris, Cerf, 1996, p. 95.
33. L. Sève, Pour une critique de la raison bioéthique, Paris, Odile Jacob, «Philosophie», 1994, p. 317.
34. E. Kant, Fondements de la métaphysique des moeurs, Paris, Delagrave, 1969, p. 150.
35. L. Sève,
op. cit., p. 61-64.


Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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