L'Encyclopédie sur la mort


Julie de Lespinasse

Paul Musset

d'Alembert vouait une amitié profonde à Mlle Julie de l'Espinasse et il fut très attristé de la mort de celle-ci. Dans une page admirable, Paul de Musset décrit les dernières heures de la vie de Julie dont d'Alembert fut un témoin privilégié. Il peint aussi le chagrin de cet homme dit raisonnable, mais extrêmement affecté par le décès de son amie dont il n'a jamais su partager , selon toute vraisemblance, la passion amoureuse.
Un laquais entra sur la pointe des pieds et remit une lettre. Mlle de Lespinasse reconnaît l’écriture de Guibert. Une lettre de lui! c’était une grande rareté. Le cachet vole en éclats, l’enveloppe est arrachée précipitamment. Elle lit avec avidité. Tout à coup elle pâlit, se contracte comme une sensitive et tombe évanouie. Guibert, marié à une autre, amant de plusieurs femmes, n’écoutant que son amour-propre chagriné, osait lui reprocher d’être à trop de monde à la fois, et de ne pas partager ses ennuis! Il osait lui écrire qu’elle ne l’aimait pas, à elle que son indifférence assassinait à petits coups depuis deux ans! Cette dernière atteinte était trop profonde. Mlle de Lespinasse venait d’être blessée au fond de l’ame. Il fallait mourir, et prouver à cet ingrat qu’elle savait du moins sentir son abominable cruauté.

La compagnie effrayée se dispersa et répandit dans Paris le bruit de la fin prochaine de Mlle de Lespinasse. Guibert l’apprit à l’Opéra et rentra chez lui paisiblement après le spectacle! Quelques minutes avant l’instant suprême, Julie reprit connaissance et demanda où était M. de Guibert.

- II n’y a ici que moi et le médecin, répondit d’Alembert* en lui pressant la main.

- Ah! s’écria Julie, vous me restez encore. Si je me fusse attachée davantage à vous, l’heure terrible ne sonnerait pas à présent. Pardonnez-moi les chagrins que je vous ai donnés. J’ai été injuste pour vous. Je m’en suis accusée mille fois; mais je n’ai pas pu vous ouvrir mon âme et vous montrer les plaies profondes qu’elle renfermait.

- Mon amie, répondit d’Alembert, si vous avez eu quelques torts envers moi, vous m’avez sans doute privé d’un grand plaisir en m’ôtant la douceur de vous pardonner, car j’ai plus d’une fois fermé les plaies de votre âme; tout ce que je regretterai, c’est vous, ce sont nos dix-sept ans d’amitié, je vous regretterai sans cesse injuste et cruelle comme vous étiez dans les derniers temps.

Un accès de toux mêlé de convulsions emporta Mlle de Lespinasse vers deux heures du matin. En rendant le dernier soupir, elle pressa d’Alembert entre ses bras, les yeux inondés de pleurs, et lui dit avec une tendresse qui approchait de la passion :

- Vous êtes le meilleur et le plus généreux des hommes.

Nous n’hésitons pas à déclarer que le lecteur n’aura encore qu’une idée imparfaite de Mlle de Lespinasse s’il ne prend pas connaissance de ses lettres. Le passage suivant nous paraît être celui où elle se peint le mieux elle-même. Il est tiré de la lettre XCIX, qui est admirable d’un bout à l’autre, et prouve assez si nous étions fondés à dire que le cœur de cette femme extraordinaire n’a pas été connu de son entourage :

«Mon ami, je ne suis point raisonnable, et c’est peut-être à force d’être passionnée que j’ai mis toute ma vie tant de raison à tout ce qui est soumis au jugement et à l’opinion des indifférents. Combien j’ai usurpé d’éloges sur ma modération, sur ma noblesse d’âme, sur mon désintéressement, sur les sacrifices prétendus que je faisais à une mémoire respectable et chère, et à la maison d’Albon! Voilà comme le monde juge, comme il voit! Eh! bon Dieu! sots que vous êtes, je ne mérite pas vos louanges : mon âme n’était pas faite pour les petits intérêts qui vous occupent; toute entière au bonheur d’aimer et d’être aimée, il ne m’a fallu ni force ni honnêteté pour supporter la pauvreté, et pour dédaigner les avantages de la vanité. J’ai tant joui, j’ai si bien senti le prix de la vie, que, s’il fallait recommencer, je voudrais que ce fût aux mêmes conditions. Aimer et souffrir, le ciel et l’enfer, voilà à quoi je me dévouerais, voilà le climat que je voudrais habiter, et non cet état tempéré dans lequel vivent les sots et les automates dont nous sommes environnés.»

Quoique l’histoire de Mlle de Lespinasse soit terminée, on nous pardonnera de dire encore quelques mots sur d’Alembert que M. de La Harpe a calomnié avec autant de pédantisme que d’effronterie. Au bout de six mois, la pauvre Julie était presque oubliée. Le grand géomètre seul la pleurait.

«Jamais, dit Marmontel, je n’aurais cru qu’un génie si fort, si beau par sa raison et sa sagesse, pût habiter le même corps avec un cœur aussi tendre, aussi aimant et aussi constant. Si on eût demandé qui avait l’âme assez stoïque pour supporter un malheur, tout le monde eût pensé que ce devait être d’Alembert. Qu’on juge de mon étonnement lorsque je le vis tout-à-fait inconsolable.»

On lui avait donné un logement au Louvre. Il vint s’y ensevelir; mais il n’y reprit pas ses travaux et ne s’entretenait avec ses amis que de la solitude où il était tombé.

Pour diminuer son chagrin, Marmontel lui rappelait un jour combien son amie était changée à son égard depuis plus d’un an.

- Oui, répondit d’Alembert, elle était changée; mais moi, je ne l’étais pas. Elle ne vivait pas pour moi; mais je vivais toujours pour elle. Ah! que n’ai-je encore à souffrir de cette amertume qu’elle savait si bien faire oublier! Souvenez-vous des heureuses soirées que nous passions ensemble. À présent, que me reste-t-il? Au lieu d’elle, je vais, en rentrant chez moi, retrouver son ombre, qui m’a suivi jusque dans ce logement du Louvre où je n’entre qu’avec effroi comme dans un tombeau.

Le roi de Prusse, qui avait pour d’Alembert une amitié vive, et qui lui écrivait souvent, lui envoya deux lettres de consolation sur la mort de Mlle Lespinasse. Ces lettres sont belles et dictées par un sentiment très sincère. On y reconnaît l’ami et nullement le souverain. Nous terminerons cette notice par l’extrait suivant de la réponse du philosophe:

« Sire,
Mon âme et ma plume n’ont pas d’expressions pour témoigner à votre majesté la tendre et profonde reconnaissance dont m’a pénétré la lettre qu’elle a daigné m’écrire... Votre majesté n’a pas besoin de dire qu’elle n’a que trop éprouvé pour son malheur ce qu’on souffre en perdant ce qu’on aimait. On voit bien, sire, que vous avez éprouvé ce cruel malheur à la manière sensible et vraie dont vous savez parler à un cœur affligé, et lui dire ce qui convient le mieux à sa déplorable situation...»
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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