L'Encyclopédie sur la mort


Immortalité: laisser aux générations futures des traces

Paul-Henry Thiry d' Holbach

Dans ce texte magistral, plein d'optimisme et de foi en l'avenir de l'humanité, d'Holbach développe une idée de l'immortalité comme «gloire», c'est-à-dire: comme survie des hommes dans leurs travaux scientifiques et philosophiques ou dans leurs oeuvres d'art. Les savants, les écrivains et les artistes laissent des traces indélébiles dans les monuments qu'ils transmettent aux générations futures. Ils assurent ainsi leur pérennité tout en enrichissant le patrimoine de l'humanité.

Malgré l'obscurité du crépuscule où les nations semblent encore errer, des coups fréquents de lumière annoncent l'aurore et la venue du grand jour; la vérité, comme le soleil, ne peut point rétrograder; les ténèbres disparaissent d'une façon sensible; les savants des nations sont dans un commerce perpétuel; ces heureux cosmopolites, en dépit des inimitiés politiques, demeurent toujours liés; les ouvrages du génie se répandent en tous lieux; une découverte intéressante passe en un clin d'œil des climats hyperboréens jusqu'aux colonnes d'Hercule; un livre qui renferme des vérités utiles ne périt plus; la tyrannie la plus acharnée ne peut plus étouffer les productions de la science; la typographie rend indestructibles les monuments de l'esprit humain. Les nations européennes, sans une révolution totale du globe, ne retomberont jamais dans cette barbarie qui fut si longtemps leur partage et dans laquelle la superstition et le despotisme tâchent en vain de les faire rentrer. Les circonstances des nations, leurs intérêts mal-entendus, les passions de leurs chefs, les événements imprévus pourront bien arrêter ou retarder quelque temps les progrès des connaissances; mais la vérité, semblable au feu sacré, sera toujours conservée quelque part: dès que les hommes voudront s'instruire, il leur sera facile de reprendre le fil des expériences ; les digues mêmes que l'on oppose à la science et à la vérité ne serviront qu'à pousser plus fortement les mortels à les chercher et leur donneront de nouvelles forces pour l'atteindre. L'esprit humain s'irrite des entraves qu'on lui met ; la vérité, semblable aux eaux longtemps accumulées, renversera quelque jour les vains obstacles de l'erreur.

Que les hommes qui pensent répandent donc les lumières qu'ils ont acquises; qu'ils écrivent, qu'ils laissent aux races futures des traces de leur existence; que sensibles à la gloire, ils soient touchés de l'idée de se survivre, qu'ils laissent des monuments qui déposent qu'ils n'ont point inutilement vécu. Si leurs ouvrages sont vrais, s'ils sont vraiment utiles, ni la rage impuissante de la tyrannie, ni les clameurs intéressées du sacerdoce, ni les censures de l'ignorance, ni les fureurs de l'envie ne pourront les abolir; ils passeront de races en races; la gloire de leurs auteurs ne se flétrira point; l'immortalité couronnera leurs travaux.

Ainsi, sages ! je le répète, vous n'êtes point les hommes de votre temps: vous êtes les hommes de l'avenir, les précurseurs de la raison future. Ce ne sont ni les richesses, ni les honneurs, ni les applaudissements du vulgaire que vous devez ambitionner: c'est l'immortalité*. Répandez donc à pleines mains des vérités, elles fructifieront un jour. Trop souvent, il est vrai, vous semez dans une terre ingrate; vos services sont payés de la haine la plus cruelle; des persécutions vous menacent; le préjugé condamne et flétrit vos écrits, la grandeur les dédaigne, la frivolité les juge ridicules; mais ne souffrez point que l'injustice et la folie brisent le ressort de vos âmes. Laissez rugir la tyrannie, laissez tonner la superstition, laissez siffler les serpents de l'envie; le vrai mérite, comme le soleil, peut être quelques temps offusqué par des nuages, mais il en sort toujours plus éclatant et plus pur. Si la nature humaine est susceptible de perfection, si l'esprit humain n'est point fait pour s'égarer toujours, voyez dans l'avenir la sagesse et la vérité devenir les guides des rois, les législatrices des peuples, les objets du culte des nations. Voyez les noms des apôtres de la raison gravés au temple de mémoire. Voyez les interprètes de la Nature chéris et dédommagés des injustices et des mépris de leur siècle. Comptez que la raison est un asile auquel les passions des hommes les forceront enfin de recourir: la vérité est un roc inébranlable contre lequel les tempêtes qui agitent le genre humain obligeront ses erreurs de venir se briser.

Que dis-je? Nul homme de génie n'est, même de son temps, privé de récompense. En dépit des menaces de la grandeur, des calomnies de l'imposture, des injustices de l'envie, des sarcasmes de la frivolité, le grand homme jouit des applaudissements que son cœur doit désirer. Nul ouvrage intéressant pour l'espèce humaine et vraiment digne d'estime ne tombe dans l'oubli. Un bon livre surnage toujours au torrent de l'erreur; la voix du mensonge, de la critique, de l'imposture, est souvent forcée de joindre en frémissant son suffrage à celui des mortels qui applaudissent la vérité.

Quel est en effet chez les hommes l'ouvrage vraiment utile qui soit tombé dans l'oubli? Ne jouissons-nous pas avec reconnaissance des leçons que nous ont transmises nos sages maîtres de l'Antiquité? Ne bénissons-nous pas la mémoire de ces génies bienfaisants qui souvent, pour nous instruire, se sont exposés à l'ostracisme, à l'exil, à la mort ? Enrichis de leurs découvertes, aidés de leurs conseils, ne sommes-nous pas à portée de marcher en avant?

Déjà le genre humain s'est acquis un vaste fonds de lumières, d'expériences, de vérités. Un grand nombre d'êtres pensants s'est occupé des moyens de rendre l'homme heureux; la religion, la jurisprudence, la morale ont été mises dans la balance; la science de la Nature, la médecine, la chimie, l'astronomie, la navigation tendent de jour en jour à la perfection; on a quitté le système pour consulter l'expérience, pour amasser des faits, pour chercher la vérité. Ne doutons pas qu'elle ne se trouve et qu'elle ne devienne un jour le guide sûr des nations depuis tant de siècles égarées par l'opinion. La vérité est le lien commun de toutes les connaissances humaines; elles sont faites pour se procurer un appui réciproque; nous ne pouvons douter qu'elles ne forment un jour un vaste fleuve qui entraînera toutes les erreurs et les barrières impuissantes qu'on oppose à son cours.

«Le temps détruit les imaginations vaines, il confirme les jugements fondés en nature.» Cicéron* (Opinionum delet dies, Naturae judicia confirmat.», De la nature des dieux, II, 2.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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