L'Encyclopédie sur la mort


Escal-Vigor (Georges Eekhoud)

Georges Eekhoud

Né à Anvers (Belgique) en 1854, devenu orphelin très jeune, fut pris en charge par sa grand-mère et oncle riche qui lui fait faire ses études d'abord à Malines (Belgique) et puis dans un institut international en Suisse avant de le faire entrer dans l'École royale militaire d'où il fut renvoyé pour s'être battu en duel. Après avoir gaspillé son héritage, il s'installe à Bruxelles comme journaliste et s'associe à Émile Verhaeren* pour fonder avec Camille Lemonnier L'Art social et prend la défense des pauvres contre la bourgeoisie belge. Il écrit en 1888 La Nouvelle Carthage, roman qui reçut en 1893 le prix quinquennal du roman belge en 1893, et Le Cycle patibulaire en 1892. De 1897 à 1919, il assure la «chronique de Bruxelles» au Mercure de France qui fit cesser cette collaboration pour sa sympathie manifeste à l'égard des Flamands durant la guerre* 1914-1918 et son pacifisme. Escal-Vigor (anagramme d'Oscar Wilde* et rappel de l'Escaut, qui se jette dans la mer du Nord près d'Anvers, et de la virilité), publié en feuilletons dans le Mercure de France en 1898, «est le seul roman écrit en français de cette époque où l'homosexualité masculine soit considérée comme normale et louable, et où l'homosexuel dise avec franchise sa souffrance d'être mis au ban de la société pour une liaison qu'il juge légitime, pleine de grandeur et de beauté» (Marie-Claire Bancquart, Écrivains fin-de-siècle, Gallimard, «folio classique», 2010, p. 255)
»Au sortir de Bodenberg Schloss, quand je te ren¬contrai, Blandine, je crus rentrer, par mon amour pour toi, dans l'ordre commun. Mais, malheureusement pour tous deux, cette rencontre ne fut qu'un accident dans ma vie sexuelle. Malgré des efforts loyaux et héroïques, une tyrannique concentration de volonté pour les fixer sur la meilleure et la plus désirable des femmes, mes postulations charnelles se détournèrent bientôt de toi et je ne t'aimai plus que de toute mon âme, ô Blandine! À cette époque, des restes de scrupules chrétiens, ou plutôt bibliques, me dégoûtaient de moi-même. Je me faisais horreur et me croyais véritablement maudit, possédé, désigné aux feux de Sodome!

»Puis, l'injustice, l'iniquité de mon destin me réconcilia, sourdement, avec moi-même. J'en arrivai à n'accepter en mon for intérieur que le témoignage de ma propre conscience. Fort de mon honnêté absolue, je m'insurgeai à part moi contre l'orientation amoureuse du plus grand nombre. Des lectures achevèrent de m'édifier sur la raison d'être et la légitimité de mes penchants. Des artistes, des sages, des héros, des rois, des papes, voire des dieux justifiaient et exaltaient même par leur exemple le culte de la beauté mâle. En mes rechutes de doute et de remords, pour me retremper dans ma foi et ma religion sexuelle, je relisais les brûlants sonnets de Shakespeare* à William Herbert, comte de Pembroke, ceux, non moins idolâtres, de Michel-Ange, au chevalier Tommaso di Cavalieri*, je me fortifiai en reprenant des passages de Montaigne*, de Tennyson, de Wagner, de Wait Whitman et de Carpenter; j'évoquais les jeunes gens du banquet de Platon*, les amants du bataillon sacré de Thèbes, Achille et Patrocle, Daman et Pythias, Adrien* et Antinoüs*, Chariton* et Mélanippe, Diodès, Cléomaque, je communiai en toutes ces généreuses passions viriles de l'Antiquité et de la Renaissance qu'on nous vante cuistreusement au collège en nous en taisant le superbe érotisme inspirateur d'art absolu, de gestes épiques et de suprêmes civismes.

»Cependant ma vie extérieure continuait à être une contrainte, une dissimulation perpétuelle. J'atteignis, au prix d'une discipline impie, à la maîtrise du mensonge. Mais ma nature droite et probe ne cessait de se soulever contre cette imposture. Représente-toi, ma pauvre amie, l'antagonisme atroce entre mon caractère ouvert et expansif, et ce masque dénaturant et calomniant mes impulsions et mes affinités! Ah, je puis bien te l'avouer à présent, plus d'une fois, mon indifférence charnelle pour la femme menaça de tourner en une véritable haine. Et toi-même, ma Blandine, tu faillis m'exaspérer contre ton sexe tout entier, toi, la meilleure des femmes! Le jour où tu te flattas de me séparer de Guidon Govaertz, je sentis ma piété presque filiale pour toi se transformer en une complète exécration. Dans ces conditions, tu comprendras que souvent, refoulé et isolé, virtuellement anathème, je pensai perdre la raison!

»Plus d'une fois, je roulai sur la pente des aberrations. Puisqu'on me taxe de monstruosité, me disais-je, puisque je suis déchu, socialement réprouvé, autant jouir du bénéfice de mon ignominie.

[...]

- Tu as souffert plus que moi, lui dit Blandine, comme il s'arrêtait soulagé, avec une sorte de sérénité, le visage presque épanoui, illuminé de franchise, - mais du moins ne souffriras-tu plus par ma faute! ... Je me convertis à la religion d'amour, je me dépouille de mes derniers préjugés. Non seulement je t'excuse, mais je t'admire et je t'exalte... je consens à ce que tu voudras... Sois tranquille, Henry, tu n'entendras plus une plainte, encore moins un reproche...

»Guidon, celui que tu chéris de corps et d'âme, sera mon ami, je serai sa soeur. Nous quitterons ce pays, si tu veux, Henry, nous irons vivre ailleurs, à trois, modestement, mais désormais apaisés et réconciliés...

(Georges Eekoud, Escal-Vigor (1898) dans Écrivains fin-du-siècle, Édition de Marie-Claire Bancquart, Paris, Gallimard, 2010, p. 260-264 (extraits)
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

Documents associés

  • Homosexualité et suicide
  • «Le suicide qui n'ose pas dire son nom» 30 janvier 2004 par Ben De nombreux facteurs sont abordés...
  • Mort ou fif?
  • «Ce n'est pas l'homosexualité qui conduit les jeunes homosexuels au suicide, mais plutôt les...