L'Encyclopédie sur la mort


Emmanuel Kant dans ses dernières années (Extraits)

Ehrgott André Wasianski

Ancien disciple et secrétaire de Kant, Wasianski, diacre de l'église luthérienne de Tragheim à Königsberg, fut aussi son exécuteur testamentaire. Il a eu le privilège d'accompagner son maître et ami durant les dernières années de sa vie. Il nous a laissé un récit intime et coloré, bien que respectueux, des derniers jours de la vie de Kant, de la mort de celui-ci et de ses funérailles. Par ce récit, nous apprenons des détails significatifs sur la vie intime d'un Kant vieillissant et mourant, mais également sur les soins aux malades et sur les coutumes funéraires de son temps. Le sous-titre est ainsi libellé: Contributions à la connaissance de son caractère et de sa vie privée d'après mes relations quotidiennes avec lui. Jean Mistler rapporte sa découverte: «Un jour de 1980 où j'étais allé rapporter un livre emprunté à la Bibliothèque Nationale, j'aperçus sur une table, trois petits volumes reliés d'une modeste basane et pareils à ces catéchismes diocésains qu'on voyait encore, avant 1914, dans les églises de campagne. Datés tous les trois de 1804, ces livres, imprimés à Königsberg, étaient consacrés à Kant qui venait de mourir le 12 février de cette même année, dans cette ville chef-lieu de la Prusse-Orientale. [...] J'ai travaillé quatre ans à cette traduction et, pendant ce long délai, personne n'a exprimé le désir de consulter ces volumes à la Nationale!» (op. cit., 7-11).
Dans l'agenda dont j'ai parlé souvent, le philosophe notait, sous la date du 17 août, ces petits vers:

Chaque jour a ses tristesses,
Si ce mois en compte trente.
Alors, la chose est certaine,
On peut sans crainte s'écrier:
«Le mois où l'on a le moins de peines,
C'est toi, beau mois de février!»

Le mois de février suivant fut celui de sa mort, celui où il supporta ses dernières souffrances, mais non les plus cruelles si on les compare avec ses anciennes migraines et ses maux d'estomac. Si Kant avait écrit ce petit poème cinq jours plus tôt seulement, c'aurait été juste six mois avant sa mort. Jamais je n'avais entendu réciter ces vers, ni par lui, ni par quelqu'un d'autre, et j'ignore d'où il les avait tirés.

Si l'on observait Kant en ce début d'automne, et surtout le matin, lorsqu'il ne faisait presque plus un pas et ne pouvait plus sortir, même soutenu et guidé, ni même se tenir droit sur sa chaise et parler de manière intelligible, on était amené à croire que chacune de ses journées serait sans lendemain, mais chaque jour apportait la preuve du contraire.

[...]

Rien, en effet, n'était plus ennuyeux et insupportable pour Kant que de se faire faire la lecture [...] Je lui proposai un appareil, mais c'était pour lui comme une chaîne dont il ne voulait pas se charger. Il le jeta, ne pouvant s'y habituer, on appela un opticien, on essaya des lunettes de foyers différents; il ne put lire davantage.

[...]

J'en arrivai à une nouvelle période de la vie de Kant, qui amena un changement complet de sa situation. Le jour le plus important de son existence fut le 8 octobre 1892, date où, pour la première fois, il fut sérieusement malade. [...] Le 8 octobre avait rudement éprouvé les forces de Kant, mais ne les avait pas encore détruites. À certains moments, sa puissante intelligence, sans être aussi éblouissante qu'autrefois, redevenait sensible et la bonté de son coeur apparaissait davantage. [...] Bien souvent, la vieillesse est caractérisée par l'avarice, ou tout au moins par une stricte économie. Celle de Kant se signalait par une noble et sage générosité.

[...]

Craignant maladivement d'oublier ses remèdes, Kant priait ses commensaux de les lui rappeler. Il était tout à fait hérétique en médecine et répétait :«Tout ce qu'on vend, achète, ou donne chez l'apothicaire, c'est du poison, et les trois mots, pharmaticon en grec, venenum en latin, Gift en allemand, sont synonymes et signifient poison!» Cependant, il était revenu depuis un certain temps à des idées plus orthodoxes en médecine, et, pour soigner son estomac, il prenait quelques gouttes de rhum sur du sucre à la Brown ainsi que les pilules citées plus haut. contre l'acidité stomacale.

[...]

Son langage était souvent plein d'impropriétés, mais expressif. Un jour où l'on parlait à table du projet de débarquement des Français en Angleterre, les expressions mer et terre ferme vinrent dans la conversation. Kant dit (sans plaisanter) qu'il y avait trop de mer sur son assiette et que ça manquait de terre ferme sur son assiette. Il voulait dire par là qu'il y avait, par rapport à la soupe, trop peu de nourriture solide! Une autre fois, à midi, comme on lui servait des fruits cuits avec du pudding, en petits morceaux inégalement coupés, il demanda de la forme, de la forme précise: ce qui signifiait sans doute des fruits coupés plus régulièrement.

Il fallait voir Kant chaque jour pour comprendre un pareil langage, cependant on ne doit pas écarter toute idée de plaisanterie de sa part, et il y avait toujours quelques paillettes d'or dans ses paroles.

[...]

Quand on lui présentait la cuillère avec le sirop, il la renversait souvent, mais, dans la nuit, vers une heure, il se pencha de lui-même vers cette cuillère. Je conclus qu'il avait soif et je lui offris un peu d'eau sucré et mélangée de vin. Il approcha ses lèvres du verre, mais, comme il était trop faible pour le tenir, il but cette eau dans le creux de sa main et l'avala avec bruit. Il paraissait vouloir boire encore. Je lui donnai plusieurs fois de ce liquide, jusqu'au moment où un peu réconforté par ce rafraîchissement, il me dit, pas très clairement, mais d'une manière compréhensible encore pour moi: «C'est bien!» Ce fut sa dernière parole. Es is gut! [Devons-nous rappeler ici qu'on a voulu donner à cette phrase banale un sens profond, résumant sa philosophie de la vie ?]

[...]

La respiration de l'agonisant devenait plus faible et son rythme était irrégulier: une inspiration manqua, sa lèvre supérieure eut un mouvement à peine visible, un très léger souffle suivit, ce fut le denier, le pouls battit encore quelques secondes, plus lent et plus faible, et ne fut plus sensible. [...] La mort de Kant était un arrêt de la vie et non un acte brutal de la nature. Au même instant, la pendule sonna onze heures. Tous les assistants essayèrent, en vain, de trouver encore un signe de vie, mais tout indiquait la mort du philosophe.

[...]

Le cadavre de Kant fut exposé dans son ancienne salle à manger, vêtu de sa tenue funèbre. Une foule de personnes, appartenant aux classes les plus modestes de la société comme aux plus élevées, se précipitèrent pour voir l'enveloppe charnelle qui avait contenu le grand esprit de Kant. À ses pieds, un poète déposa une pièce de vers intitulée Aux mânes de Kant. Elle était peut-être belle, mais ni moi, ni mes amis, nous ne comprenions ce style sublime. En tout cas, l'intention était bonne, et la modestie avec laquelle ce poème fut déposé fait d'autant plus honneur à son auteur.

[...]

Le 28 février, à deux heures de l'après-midi toutes les autorités et les notabilités, non seulement de la ville, mais aussi beaucoup venues des environs, se rassemblèrent ici, dans l'église du Château, pour accompagner la dépouille mortelle de Kant au tombeau. La jeunesse académique, habillée avec beaucoup de goût pour ce convoi solennel, venue de la place de l'Université, forma le cortège d'honneur à la sortie de l'église du Château. Quand ce cortège arriva à la maison mortuaire, la dépouille de Kant fut reçue au son de toutes les cloches de la ville. Le convoi, s'étendant à perte de vue, sans aucun protocole, se rendit à pied, accompagné de milliers de personnes, à l'église-cathédrale de l'Université. Celle-ci était illuminée par plusieurs centaines de cierges. Un catafalque, drapé de tentures noires, faisait un effet imposant. [...] Après la cérémonie, la dépouille mortelle de Kant fut ensevelie dans la crypte funéraire de l'Université: c'est là que ses cendres reposent, mêlées à celles des parrains décédés de l'Université. Paix à sa poussière!

****

En guise de postface à son édition des écrits biographiques concernant Kant, publiée à Halle en 1902, Alphonse Hoffmann donne quelques détails complémentaires sur la tombe du philosophe à Königsberg. Ensevelie d'abord dans la crypte des Professeurs, sa dépouille mortelle n'y resta pas longtemps. En 1809 déjà la crypte fut transformée en un passage qui reçut le nom de Stoa Kantiana [Portique de Kant].

Le 21 novembre 1880, les restes de Kant furent transférés dans une chapelle gothique accotée à la cathédrale et ornée du buste du philosophe par Schadow, d'une copie de l'École d'Athènes de Raphaël, ainsi que d'une inscription reproduisant la phrase célèbre de la Critique de la Raison pratique: «Deux choses remplissent l'âme d'une admiration toujours plus grande: le ciel étoilé au-dessus de ma tête et la loi morale dans mon coeur.»

L'édition de Hoffmann s'achève sur quelques vers écrits par Kant en 1780,à l'occasion de la mort de son collègue L'Estoq, professeur de droit:

Sois humain, honnête, fidèle et libre dans ta conscience!
Tout le reste n'est qu'un jeu:
Être à la fois homme et sage, c'est trop pour des mortels.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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