Nâzim Hikmet, C'est un dur métier que l'exil. Anthologie établie et présentée par Charles Dobzynski. Le Temps des Cerises, 2012, p. 40-42
Entrez donc mes amis, asseyez-vous,
Soyez les bienvenus, vous m'apportez la joie.
Je sais, vous êtes entrés par la fenêtre dans ma cellule
pendant que je dormais
Vous n'avez renversé ni la bouteille au fin col
ni la boîte rouge de médicaments.
Les visages aux lueurs d'étoiles
vous êtes la main dans la main à mon chevet.
Comme c'est drôle
Je vous croyais morts
Et comme je ne crois ni en Dieu ni à l'au-delà
Je regrettais de n'avoir pu
vous offrir encore une pincée de tabac.
[...]
Hachim, fils d'Osman,
Pourquoi me regardez-vous d'un air étrange?
Hachim fils d'Osman,
Pourquoi me regardez-vous d'un air étrange?
Hachim fils d'Osman,
Comme c'est drôle
N'étiez-vous pas mort, mon frère,
À Istanbul, au port,
Chargeant du charbon sur un cargo étranger?
Vous étiez tombé avec le seau au fond de la cale.
Le treil du cargo vous a sorti de là
et avant d'aller vous reposer pour de bon
votre sang avait, tout rouge, lavé votre tête noire.
Qui sait comme vous aviez souffert.
[...]
Yakoup, du village de Kayalar
alut, cher vieux,
N'étiez-vous donc pas mort, vous aussi?
N'étiez-vous pas allé au cimetière sans arbres
Laissant aux enfants la malaria et la faim?
Il faisait terriblement chaud ce jour-là
alors, n'étiez-vous donc pas mort?
Et vous, Ahmet Djemil, l'écrivain?
J'ai vu de mes propres yeux
Votre cercueil descendre en terre.
Et même je crois me rappeler
Que votre cercueil était un peu plus court que votre taille.
Laissez cela , Ahmet Djemil ,
Je vois que vous l'avez toujours, votre vieille habitude,
C'est une bouteille de médicament, pas de raki.
Vous en buviez tellement
Pour pouvoir tamasser cinquante piastres parjour
et pouvoir oublier le monde dans votre solitude.
Je vous croyais morts, mes amis,
Vous êtes à mon chevet la main dans la main
Asseyez-vous , mes amis, asseyez-vous.
Vous êtes les bienvenus, vous m'apportez la joie.
La mort est juste, dit un poète persan,
Elle est d'une égale majesté en frappant le pauvre et le shah
[...]
Le poète persan...
Pourquoi, mes amis, pourquoi me laissez-vous ainsi tout seul?
Où allez-vous?
1946