L'Encyclopédie sur la mort


Culte et culture de la mort à Mexico

Éric Volant

« Culte et culture de la mort à Mexico: gens de la rue, amoureux de la Santa Muerte »

Au cours de mes recherches sur la mort, j'ai fait une découverte que j'aimerais partager avec vous. Il s'agit d'un phénomène de la rue qui est aussi un phénomène religieux. C'est celui du culte de la Santa Muerte ou de la Santissima Muerte (la Sainte Mort) qui se produit aujourd'hui à Mexico, la capitale du Mexique. Personnifiée par une figure féminine, la Sainte Mort attire de nombreux dévots parmi les plus démunis et les moins nantis de la société.

Au Mexique, la Muerte ou la Mort est généralement représentée par un squelette, couvert d'une tunique de couleur recouvrant également sa tête, tenant d'une main une faux et de l'autre le monde. Par contre, à Tepito, quartier pauvre de la ville de Mexico ayant en plus mauvaise réputation, la Santa Muerte est revêtue d'une longue robe blanche et porte une couronne en or sur sa tête. Les nombreuses statuettes que l'on expose de la Santa Muerte manifestent d'ailleurs certaines ressemblances avec la Vierge Marie.

La dévotion à la Mort est loin d'être morbide ou triste. Bien au contraire, elle est riche en couleurs, pleine d'imagination et de sensualité. Ce culte est orienté vers la vie et vers la libération, la santé et le bonheur, l'amour et la protection dans une société où règne la culture de la mort. La Santa Muerte rassemble tout ce petit peuple de gens exposés à la mort par la drogue, la prostitution, le crime, la délinquance et les rivalités. Au creux de leur misère matérielle et morale, la Mort vient à leur secours sous l'apparence d'une femme qui les accueille avec amour et leur donne espoir.

On prie la Santa Muerte dans les cas désespérés, c'est-à-dire quand les recours à Dieu, à la Vierge, à Jésus ou à d'autres saints n'ont pas obtenu les résultats espérés. Les personnes gravement malades ou handicapés, les pauvres, les prisonniers, les victimes de l'injustice, les marginaux, ceux qui cherchent un emploi ou un abri, en un mot, tous ceux qui sont dans des situations intenables ou inextricables l'invoquent avec ardeur. Leur passion implore la compassion de la Sainte Mort.

De nombreux catholiques mexicains considèrent donc la Santa Muerte comme une sainte supplémentaire et lui attribue des titres comme « Notre Dame des ombres », « Notre Dame Noire », « Notre Dame Blanche », « Petite Sainte ». Ce phénomène nous a intrigué, c'est pourquoi je vous en parle, non pas en connaisseur du Mexique et de sa culture, mais en simple chercheur, qui est séduit par l'originalité de ce culte et, qui s'interroge sur la signification de ce mouvement culturel. Dans les limites du temps qui nous est alloué, nous voudrions réfléchir avec vous sur ses origines et sa signification. Je tenterai de situer cette figure contemporaine de la Santa Muerte à l'intérieur des représentations de la Mort au Mexique du passé et du présent, mais aussi en lien avec d'autres figurations de la mort en Occident, notamment dans la culture médiévale. Après ce retour au passé, nous essayerons de comprendre le sens de la dévotion populaire de la Mort au sein même de la culture de la mort qui règne dans ce XXI° siècle.

Un peu d'histoire

« Pour l’habitant de Paris, New York ou Londres, la mort est ce mot qu’on ne prononce jamais parce qu’il brûle les lèvres. Le Mexicain, en revanche, la fréquente, la raille, la brave, dort avec, la fête, c’est l’un de ses amusements favoris, et son amour le plus fidèle », écrit Octavio Paz. Cette familiarité trouve son incarnation la plus éclatante dans la fameuse tradition ancienne toujours célébrée au Mexique. Cette coutume existe depuis environ 3 500 ans. Alors que le dernier empereur Aztèque était encore vivant, le peuple venait sur la tombe des défunts pour danser et chanter. On laissait des offrandes afin de subvenir aux besoins des morts dans l’Au-delà. Les Aztèques avaient deux fêtes des morts distinctes : une pour les enfants (Miccaihuitontli), l’autre 20 jours plus tard, pour les adultes (Hueymiccalhuitl). Les colons espagnols n'ont pas éradiqué ces fêtes, mais ils ont changé leur place dans le calendrier. Aujourd'hui, c'est à la Toussaint (le 1er novembre) qu'a lieu la fête des enfants, tandis qu'au Jour des morts (le 2 novembre) qu'on célèbre avec beaucoup de joie festive la fête des morts pour les adultes. Depuis l'avènement de l'Halloween, les enfants, déguisés comme les autres enfants du monde, se promènent, dans les rues, la veille du 1er novembre.

Il y a des ressemblances entre ces présentations anthropologiques de la Mort et les débordements joyeux de la Dia de los Muertos au Mexique et ceux du Moyen-Âge en Europe. Par exemple, à l'origine, la Danse macabre constituait une matière première à la mise en scène d'échanges verbaux entre la Mort et 24 personnes rangées par ordre hiérarchique. Un rôle prépondérant y était vraisemblablement attribué aux sept frères machabées (d'où le mot « macabre ») à leur mère et à Eléasar. Une représentation eut d'ailleurs lieu à Paris dans le cloître des Innocents en leur mémoire. D'autres théories prétendent que le mot « macabre » vient de l'arabe makabir qui signifie « tombeaux », ou encore d'un peintre du nom de Macabré. L'une des danses macabres les plus anciennes actuellement connues apparut autour de 1360, sous l'influence de la « mort noire » (la peste), dans l'église de Lübeck.

La représentation de la jeune fille et la mort est comme la rencontre de Vénus et de la mort. C'est la collision brutale entre la vie et la mort, car la féminité est le symbole de vie, de fécondité, [...], de permanence [...]. Et cette opposition entre la mort et l'image de la jeune femme va au-delà de la méditation sur les âges : c'est l'interrogation, en termes biologiques, sur la survie de l'espèce.

Aux Pays-Bas, en Allemagne et en Angleterre, par contre, la mort prend la figure d'un homme appelé Elckerlyck, Jederman ou Everyman. Ce nom signifie «Tous et chacun », aujourd'hui on dirait « Monsieur Tout le monde ». Mentionnons que la femme est représentée dans ce jeu liturgique comme la Vertu. Cette mise en scène théâtrale, qui a lieu sur le parvis de l'église, tente, à travers le destin d'un homme, de rendre la mort acceptable tout en enseignant à son public la bonne manière pour ne pas en être effrayé. Elckerlyck « porte sa propre mort et danse sa vie durant avec elle » et exprime « le contraste formé par la joie de vivre et l'arrivée brutale de la mort » (Ivan Illich). Le premier festival de Salzbourg s'est ouvert le 22 août 1920 par une représentation du Jedermann de Hugo von Hofmannstahl sur la place, devant la Cathédrale, sous la direction de Max Reinhardt. Depuis, le festival de Salzbourg commence, à chaque année, par une représentation de « Jederman » sur la même place.

Pour revenir à Mexico, racontons l'origine de la représentation et la vénération contemporaines de la Santa Muerte.

À Mexico, Enriqueta Romero fut la première à dédier publiquement une chapelle au culte de la Santa Muerte, en face de chez elle, au 12 de la rue de Alfarería, dans la Colonia Morelos, l'un des quartiers les plus populaires, mais aussi les plus dangereux. Elle habille et change les vêtements de la Santa Muerte en principe le premier lundi de chaque mois en fonction des saisons et des demandes des fidèles : le rouge pour la passion, le vert pour l'espérance et le blanc et le bleu, couleurs de la Vierge Marie, symbolisent la pureté. Le jour de la fête des morts, la Santa Muerte est vêtue entièrement de blanc, telle une mariée. C'est le jour de dévotion le plus important de l'année.

Le fondateur et le primat de l'Église catholique et apostolique traditionnelle David Romo Guillèn, non reconnue par Rome, a su récupérer les dévots de la Santa Muerte. Appelé « Le Seigneur des anneaux » (El Señor de los Anillos), il s'est imposé comme leur chef de file. S'il s'objecte à la pratique des changements de vêtements et leur signification ésotérique, il refuse, cependant, les accusations de « satanisme » de la part des détracteurs de cette dévotion. David Romo affirme que certains anciens prêtres catholiques se sont reconvertis au culte de la Santa Muerte, qu'il considère comme plus ouvert que celui de l'église catholique. En effet, son Église, dite « traditionnelle» autorise le mariage des prêtres. Père de cinq enfants et vétéran de l'Armée de l'air mexicaine, Romo affirme que la dévotion de la Santa Muerte ne diffère pas de celle vouée aux autres saints et qu'elle est un instrument d'évangélisation des marginaux. Il a su mettre sur pied l'Asociación Nacional de Altares y Santuarios de la Santa Muerte. Récemment, les autorités mexicaines ont levé l'autorisation d'exercer librement le culte à la Santa Muerte. Le chef de l'Église catholique traditionnelle n'a pas manqué de crier au scandale et à la conspiration de la part de l'Église catholique mexicaine, du gouvernement et des plus hautes instances du Vatican. Mais en général les représentants de l'Église catholique romaine montre une relative compréhension face à ce phénomène en estimant que cette pratique est plutôt une « superstition », liée en grande partie à la situation économico-politique du pays.

Cette référence à la réalité sociale nous mène à jeter un regard sociologique sur la dévotion de la Santa Muerte pour en comprendre mieux sa signification du point de vue éthique et humaniste.

Un peu d'interprétation

Les chansons anonymes abondent en incarnations de la mort comme personnage dont on devient amoureux et qui nous accompagne sur la voie d'une vie meilleure. Voici un exemple dans une chanson de l’époque révolutionnaire, provenant de la Costa Chica d’Oaxaca :

Pour avoir une vie meilleure
je suis tombé amoureux de la mort,
je suis tombé amoureux de la mort
pour avoir une vie meilleure.
Il a été si bon, mon sort,
(et ma passion eut ses faveurs)
qu’aujourd'hui je domine la mort :
c’est que je suis son créateur.

Au sein de la détresse physique et morale, la Mort nous guide vers une vie meilleure. C'est là la valeur éthique du culte de la Santa muerte, culte jailli au creux de la crise sociale qui affecte plus particulièrement Mexico.

Dans les marges de la mégapole, à côté des quartiers bourgeois et petit-bourgeois, habités par des bons catholiques ou des évangéliques zélés, mais aussi par une jeunesse porteuse d'une contre-culture, le culte de la Santa Muerte rassemble un petit peuple en guerre contre la mort elle-même, la précarité, la faim, le chômage, la pauvreté, la maladie, la torture, le viol, la drogue, les armes et autres maux qui rôdent dans ces quartiers. Il paraît que parmi les victimes elles-mêmes on compte des criminels qui se sont rendus aux petits sanctuaires afin d'y trouver asile. Mexico compterait une dizaine de petits sanctuaires et 120 autels où la Santa Muerte est vénérée. C'est au coeur même du crime et de la méfiance que la Santa Muerte a installé ses quartiers et exerce son attraction auprès des déshérités et qu'elle fait naître l'espoir.

Véritable forme de résistance aux pièges d'un capitalisme agressif, cette forme de culte véhicule une symbolique dotée d'un pouvoir authentique d'auto-transformation. La figure de la Santa Muerte remplit une fonction d'humanisation du « non-humain », c'est-à-dire de l'ensemble de tous les facteurs qui engendrent l'exclusion et qui menacent ou empêchent la convivialité ou le « bien vivre ensemble » de tous les humains. Prisonniers d'un régime de vie sans issue, dans l'impossibilité de conduire leur existence selon une direction « choisie » et « voulue » par eux-mêmes, en se prévalant du pouvoir absolu de la Santa Muerte sur le monde, les fidèles ont trouvé accès à une puissance auto-créatrice.

Selon l'auteur mexicain Homero Aridjis, Santa Muerte est la protectrice des victimes (qui peuvent être des délinquants ou des criminels) contre les ennemis. Elle est une vierge sainte dans la religion du crime (virgin saint in the religion of crime). Le roman d'Aridjis’ La Santa Muerte. Tres Relatos de Idolatria Pagana (Alfaguara, 2004) est une fiction à partir de faits réels. L'auteur a découvert l'existence du culte de la Santa Muerte lors d'une fête à laquelle participaient des trafiquants de drogue et des fonctionnaires du gouvernement dans les années 1990.

Dans quelle mesure ce processus d'humanisation de l'existence, entamé par la Santa Muerte, accomplit-il sa mission et favorise-t-il un processus d'urbanisation qui transformera l'espace chaotique, localisé en marge de la ville, en « un monde habité », libéré de la violence et de la suspicion, et qui le transformera en un «lieu de convivialité et de paix », voilà une question qui mériterait d'être discutée.

Sources

Élisabeth Legros, « Représentations de la mort dans le Mexique contemporain» dans L'Encyclopédie de la mort
http://agora.qc.ca/thematiques/mort.nsf/Dossiers/Representations_de_la_mort_dans_le_Mexique_contemporain

Silvia Mancini, « La Santa Muerte et l'histoire des religions » dans Francis Mobio, Santa Muerte. Mexico, la Mort et ses dévots, Paris, Auzas, « Imago », 2010.

La Santa Muerte d'Eva Aridjis. Film documentaire mexicain en couleur, 2007. Description: « Au Mexique, le culte de la Sainte-Morte commence à se propager à grande vitesse. La Santa Muerte est considérée comme une sainte par ses fidèles et satanique par l'Eglise catholique. Elle est vénérée par certains individus à la vie pleine de dangers et de violence : criminels, travestis, malades, drogués et familles qui habitent dans les quartiers les plus dangereux. Le film examine les origines du culte et nous emmène à travers les autels, prisons et quartiers du Mexique où se trouvent les dévots les plus fervents de 'La Santa Muerte' ».
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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