L'Encyclopédie sur la mort


Au château d'Argol

Julien Gracq

Au château d’Argol est le premier roman de Julien Gracq, le premier roman surréaliste tel qu’André Breton le rêvait. Les sens irrigués par les lieux et les espaces sont l’image la plus exacte des relations entre les êtres, Albert le maître d’Argol, Herminien son ami, son complice, son ange noir, et Heide, la femme, le corps. Tout autour, sombre, impénétrable, la forêt. Tout près, l’océan. «La ligne du récit est extrêmement simple. Son sujet ne se résume ni par une intrigue, ni par une acion mais par une situation : deux hommes et une femme que le "drame de la fascination" réunit et retient dans un château isolé. Le roman commence par un voyage et donc par une rupture. Il s'établit dans une demeure perdue, coupée du monde : le manoir d'Argol, et dans un espace temporel en marge : les vacances.» (Bernhild Boie, Julien Gracq, Œuvres complètes, La Pléiade, Tome I.) «Et si ce mince récit pouvait passer pour n’être qu’une version démoniaque – et par là parfaitement autorisée – du chef-d’œuvre [Julien Gracq évoque Parsifal de Wagner], on pourrait espérer que de cela seul jaillît quelque lumière même pour les yeux qui ne veulent pas encore voir. Les circonstances communément entendues comme scabreuses qui entourent l’action de cette nouvelle ne lui sont nullement essentielles. [...] Puissent ici être mobilisées les puissantes merveilles des Mystère d’Udolphe, du château d’Otrante, et de la maison Usher pour communiquer à ces faibles syllabes un peu de la force d’envoûtement qu’ont gardées leurs chaînes, leurs fantômes, et leurs cercueils : l’auteur ne fera que leur rendre un hommage à dessein explicite pour l’enchantement qu’elles ont toujours inépuisablement versé sur lui.» (Extrait de l’avis au lecteur écrit par Julien Gracq). «En réalité, si j'ai été un lecteur plutôt précoce dans mes goûts, j'ai été un écrivain plutôt retardé ! J'ai commencé à vingt-sept ans par Au Château d'Argol (...). Il a été écrit avec une sorte d'enthousiasme, qui tenait peut-être en partie à ce que je débouchais tardivement dans la fiction (...).» (Entretien avec Julien Gracq, Magazine littéraire, décembre 1981).

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La présence de l'insolite de la mort est palpable dans la «froideur brûlante» de la main de Heide ressentie par Albert et dans le rythme bruyant et alourdissant du balancier de l'horloger. La mesure du rationnel du temps et de l'espace est en désaccord avec la démesure des sensations vécues par les personnages.

Voici la nuit qui leur ressemble, Alors Heide, avec un frisson de toute sa conscience (sans doute en tant que femme elle était moins invinciblement timide et sans doute Albert ne l'aimait-il pas), posa sur la main d'Albert une main froide comme le marbre et brûlante comme le feu; avec la lenteur d'une torture, elle noua ses doigts aux siens, chacun de ses doigts aux siens avec force, avec frénésie, et attirant sa tête vers la sienne, elle le força à prendre un long baiser qui secoua tout son corps d'un éclair dévastateur et sauvage. Et maintenant, qu'ils s'en aillent à travers les escaliers, les salles, les lugubres ténèbres du château vide - ils ne pourront libérer leurs cœurs de la pesanteur alarmante de l'événement.

Resté seul, Herminien se perdit dans d'absorbantes et funèbres pensées, auxquelles le balancement monotone d'une massive pendule de cuivre qui ornait un des côtés de la salle, résonnant avec un bruit insolite et curieusement perceptible depuis le départ des deux convives, prêta bientôt insensiblement un caractère d'inexorable fatalité. Ses nerfs tressaillirent à mesure que le balancier aggravait à chaque seconde d'une quantité horrible la durée de cette inexplicable disparition. A la suite d'Albert et de Heide, son esprit vagabondait avec une mélancolique insistance dans les détours secrets du château. Certes, ce dîner si apparemment ordinaire n'avait pu manquer de s'enrichir pour lui d'une somme passionnante, et torturante sans doute, d'observations - dont il récapitula le détail à l'instant avec une précision hallucinante - -dont son esprit meurtrièrement lucide déroula devant lui le dédale infiniment changeant et cependant entièrement significatif. Les signes trop visibles de l'intérêt que Heide n'avait cessé de porter à Albert n'avaient pu lui échapper ! - mais, à l'instant aussi, il en pénétra le caractère fatal. L'atmosphère fabuleuse dont une contrée déserte, un domaine perdu, enveloppait une figure si évidemment romantique, le curieux détachement qu'Albert avait montré à son endroit pendant tout le dîner, tandis qu'il poursuivait avec Herminien un dialogue dont le caractère intérieur devait intriguer au plus haut point un esprit naturellement dominateur, tout avait pu, avait dû éveiller en Heide un intérêt de seconde en seconde plus passionné pour son ami. Elle n'avait connu jusque-là Herminien que dans son isolement et sa relative pauvreté, et la fulguration soudaine, la fiévreuse et électrique atmosphère que recréait à chaque fois la conjonction de ces deux figures polarisantes, et des effluves de laquelle elle s'était sentie toute la soirée baignée, elle devait en rapporter la cause à Albert seul - et pour un être dont il connaissait la native et abrupte liberté, là devait se marquer la source d'une fanatique passion. Et tandis que l'horloge, seconde après seconde, emportait les lambeaux d'un temps comme chargé à l'instant pour Herminien d'une plus riche substance et frappé d'un caractère entre tous irrémédiable, un sourire amer et laissé inachevé sur des traits que contrariait au même moment une intense réflexion anima ses lèvres. Cette double absence lui permit enfin de détourner vers lui-même une attention jusque-là violemment sollicitée par les autres personnages de la scène et en même temps lui apparurent le caractère singulièrement peu justifiable du voyage qu'il avait fait avec Heide à Argol, et sa véritable et bouleversante signification. II dut s'avouer qu'un instinct à coup sûr bien différent de celui de sa conservation individuelle avait réglé à tous moments sa conduite depuis qu'il avait connu Heide et cru éprouver dès l'abord devant ce personnage à tous égards étrange un complet détachement personnel. Il lui fut à cet instant seulement peut-être perceptible que dans chaque être l'instinct de sa propre destruction, de sa propre et dévastante consomption, luttait, et sans doute à armes inégales, avec le souci de sa personnelle sauvegarde. Certes, il avait pu s'imaginer par avance quels pourraient être - quels ne pourraient pas ne pas être - les sentiments de Heide pour Albert, mais indépendamment d'une curiosité peut-être seulement maladive, il crut deviner maintenant à sa conduite un plus déroutant motif, dont l'éclat retentit dans sonn cerveau avec les élancements de la fièvre. Il n'avait pu savoir d'avance ce que Heide deviendrait pour lui à Argol - et cependant n'avait pas hésité à poser lui-même un problème où sa tranquillité était tout entière engagée. Et il sentit maintenant - et la pleine conscience lui sembla battre son front comme l'aile même de la folie - qu'il l'avait lui-même amenée à Albert pour la plonger au sein de leur vie double, pour l'embraser des feux de cette lumière inconnue des hommes qui avait été jusque-là sa vie entière - et que, marquée du caractère de ce sacre indélébile , elle lui devînt désormais plus inséparable et plus proche que le battement même de son propre sang. Ce tour d'horizon décisif, que sa pensée dans son vol d'aigle effectua avec une rapidité effrénée, se referma enfin sur lui-même avec le déclic convaincant d'un piège dont la nuit qui établit alors son empire autour du cœur vivant du château lui parut fermer une à une les dernières issues. (p. 64-67)

Dans son geste soudain, Heide cherche le détachement et l'oubli. Le «jamais plus» de la souffrance sera remplacé par le «à tout jamais autre» de la paix , laissant Albert «à jamais séparé» et sans rédemption, damné:

De longues heures après, du fond d'une nuit lourde et sans rêves, il fut tiré par des cris, des appels répercutés à travers toute la masse du château, et dont le caractère d'anormale et alarmante urgence - l'éveillant d'un sommeil presque aussi profond que celui de l'ivresse même - le rappela soudain à une demi-conscience du laps de temps significatif qui s'était écoulé pour lui hors de sa chambre et, le cœur brouillé soudain d'une suprême angoisse, il jeta en hâte un manteau sur ses épaules et courut vers l'appartement de Heide. Heide expirait, et la pâleur qui flottait sur les visages marquait que tout secours était déjà inutile. Près d'elle, une fiole encore à demi remplie d'un liquide sombre indiquait assez à quel tout-puissant secours elle s'était fiée dans ces instants pour quitter une vie dont les attaches dernières, les seules qu'elle voulût à jamais reconnaître pour valables, s'étaient rompues pour elle en cette nuit même d'une manière si fatale et si imprévue. Et son visage enfoui dans les oreillers et couvert de ses mains exsangues, dans un geste d'impuissante et enfantine protection, disait qu'avant même la lente venue de la mort désirée, dans l'angoisse d'une hâte terrible, elle avait déjà recherché l'oubli tout puissant de ses tortures dans les fleuves d'une nuit sans étoiles et sans lendemain, qui semblait maintenant l'ensevelir de toutes parts dans une paix surprenante et sous une immense épaisseur. Et l'horreur entre toutes inattendue de ce dernier geste, qui semblait porter contre lui à la face du ciel et des hommes un stupéfiant témoignage, fit jaillir des yeux d'Albert, de sa gorge, la pluie des larmes, des sanglots amers et enflammés de la damnation. De ses mains, de ses lèvres, enfoui dans les plis de sa robe d'innocence, au milieu de baisers insensés il tenta de réchauffer son visage froid et se ruant sur le lit bouleversé dans une étreinte lugubre, il voulut disputer son corps déjà soumis, dompté, plié jusqu'en ses plus secrètes molécules selon des lois à tout jamais autres, au sévère et final appareil de la mort - et dans un cri prolongé et sauvage, il s'évanouit. (p. 177-178)
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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