Tout en s’opposant mutuellement, la vie et la mort sont intimement associées. La mort fait partie de la vie non seulement comme son aboutissement naturel, mais aussi comme la révélatrice de sa finitude*. L’association de la mort et de la vie est l’union de deux contraires: notre mode d’être est d'être habité par le non-être. Nous habitons à la lisière du non-être. La mort est l’absence de vie ou un manque de vivre, déjà à l’œuvre dans l’homme dès sa naissance. On peut citer à ce propos Jacques Lacan*: «Quand nous allons à la racine de cette vie, et derrière le drame du passage à l’existence, nous ne trouvons rien d’autre que la vie conjointe à la mort» (Le moi dans la théorie de Freud* et dans la technique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1978, p. 271). Si la vie prend tant d’importance à nos yeux, c’est parce qu’elle est menacée de toute part par la mort, «c’est bien parce que la mort la borne et la traverse de façon irrémédiable» (D. Bergeron, «Le suicide… à bout de sens» dans Survivre… La religion et la mort, Montréal, Bellarmin, «Les Cahiers de recherches en sciences de la religion», vol. 6, 1984, p. 128). Or, dans les diverses traditions philosophiques et religieuses ainsi que dans l’opinion générale, la vie est considérée comme un bien et la mort, comme un mal.
La vie, la mort (Sardou)
Parfois, on érige en principe le caractère sacré de la vie. Ainsi, dans un document d’étude de la Commission de réforme du droit du Canada, E. W. Keyserlingk considère ce principe comme «la pierre de touche des règles et des systèmes de réglementation, y compris des règles qui s’appliquent aux facteurs de qualité de la vie, et c’est dans ces systèmes qu’il trouve son plein sens» (Le caractère sacré de la vie ou la qualité de la vie du point de vue de l’éthique, de la médecine et le droit, Ottawa, ministère des Approvisionnements et Services, 1979, p. 19). Cependant, malgré le prix important que l’on est en droit d’attacher à la vie, celle-ci n’est pas une valeur absolue. Elle n’existe pas comme une réalité abstraite, mais elle se trouve concrétisée dans des individus qui peuvent, selon la situation dans laquelle ils sont engagés, apprécier différemment la qualité de leur existence. Ce n’est pas la durée de la vie qui importe, mais la satisfaction que l’on éprouve dans le travail, les relations avec autrui et l’estime de soi. Tous ne sont pas nés sous une bonne étoile et tous n’ont pas eu la chance de trouver un sens à leur vie. Une personne qui choisit le suicide «ne porte nullement un jugement sur la vie dans son ensemble; elle entend seulement tirer les conséquences du fait qu’elle est incapable de continuer à vivre et qu’elle ne supporte plus la non-vie dans laquelle elle se trouve rejetée» (E. Drewerman, Le mensonge et le suicide, Paris, Cerf, 1992, p.12). Tout en reconnaissant ce que la vie a pu révéler de bon en relations humaines et en créativité, en joies et en peines, on peut juger que désormais elle est dénuée de signification.
Non sans raison, Anne Fagot-Largeault s’étonne «de la naïveté avec laquelle quelques auteurs appartenant à la tradition utilitariste (riches et en bonne santé plus probablement que pauvres et malades) admettent comme une évidence que la vie est un bien, que plus de vie c’est mieux; et que la mort est un mal, sinon le plus grand des maux» («Vie et mort», dans M. Canto-Sperber (dir.), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, p. 1585). Elle ajoute: «Quant à la vie, que ceux qui s’en démettent soient moins nombreux que ceux qui s’en plaignent ne prouve pas qu’elle est bonne. […] Mais la résignation avec laquelle beaucoup d’êtres humains endurent des vies misérables et sans horizon semble excéder tout espoir réaliste de pouvoir jouir demain de ce dont ils sont privés aujourd’hui. […] Non, l’espèce humaine n’est pas unanime à chanter le bienfait de la vie.» Les discussions contemporaines sur l’euthanasie «font émerger des arguments tendant à étayer l’intuition qu’une vie de pauvre qualité peut être pire que la mort». Elles mettent en évidence «les limites de la capacité du pacte social à assurer à toutes les conditions d’une vie bonne. Elles montrent aussi les écarts qui peuvent exister, d’une personne à l’autre, ou d’un peuple à l’autre, dans les seuils de tolérance au malheur et dans l’appréciation de ce qui donne une raison de vivre» (p. 1585-1586). Ainsi, Fagot-Largeault est amenée à distinguer chez les humains cinq attitudes devant la vie et la mort: 1. la vie est bonne, la mort est bonne; 2. la vie serait bonne, s’il n’y avait pas la mort au bout; 3. incertitude: quel sort est le meilleur, vivre ou mourir?; 4. la vie est une vallée de larmes, la mort, une délivrance; 5. la vie est douleur, la mort une fausse délivrance.
Que la vie ne soit pas toujours un bien, mais très souvent un mal, plusieurs auteurs en ont été convaincus. Ainsi, très éprouvé par la mort soudaine de Tullia, sa fille bien-aimée, Cicéron* avance des arguments pour démontrer que la mort n’est pas un mal, parce qu’elle permet d’accéder à une vie où il n’y aura ni chagrin ni souci. En effet, dans la première Tusculane, il déclare que «c’est la vie, non la mort, qui est un mal»; car «la mort, pour dire la vérité, nous détache des maux et non des biens», «mourir est aussi naturel que vivre», «si l’âme est immortelle, la mort n’est qu’un passage», «la mort est délivrance, le mépris de la mort est liberté» (Devant la mort, Paris, Arléa, 1996, p. 79-107). Le célèbre rhéteur romain raconte une anecdote à propos de Silène qui, prisonnier de Midas, remercia celui-ci de l’avoir libéré en lui expliquant que «le tout premier bonheur était, pour l’homme, de ne pas naître, et le second celui de mourir». Et il cite Euripide qui expose la même idée dans Cresphonte: «Nous devrions nous lamenter durant nos fêtes de famille, à l’occasion de la naissance d’un enfant, à la pensée de tous les maux de l’existence, et quand la mort aura mis un terme à nos lourdes épreuves, nous faire accompagner joyeusement par tous nos amis» (p. 104). Pour Érasme*, il est évident que la vie, avec toutes ses calamités n’est pas nécessairement un bien, ni la mort, un mal. Pour confirmer ses dires, l’humaniste chrétien de Rotterdam a recours au Qohélet: «Plus heureux est le jour de la mort que celui de la naissance.»
Cette conception pessimiste de la vie humaine, exprimée dans la Rome antique et à l’aube de la Renaissance, est partagée par Schopenhauer*: «Seul, et différant en cela de la bête, l’homme n’est point exposé aux douleurs physiques seulement, à ces douleurs tout enfermées dans le présent: il est encore livré en proie à des douleurs incomparables, dont la nature est de déborder sur l’avenir et sur le passé, aux douleurs morales; aussi, en compensation, la Nature lui a accordé ce privilège de pouvoir, alors qu’elle-même n’impose pas encore un terme à sa vie, la terminer à son gré; et ainsi de ne pas vivre, comme la bête, aussi longtemps qu’il peut, mais aussi longtemps qu’il veut.» Or, l’auteur pose un problème éthique qu’il juge difficile à résoudre: «ce privilège, doit-il, en vertu de certaines raisons de morale, y renoncer?» (Le fondement de la morale, Paris, Aubier Montaigne, 1978, p. 25). S’il existe des raisons vraiment morales contre le suicide, il faut les retirer de la morale ascétique. Bien loin d’être la négation du vouloir vivre, le suicide est une affirmation de la vie, pense l’auteur du Monde comme volonté et comme représentation. L’option pour la mort est insensée et vaine, car elle rate son objectif, la suppression du vouloir vivre n’étant pas possible. La mort volontaire peut détruire l’existence particulière d’un individu, mais elle n’atteint pas la réalité en soi qui est voilée derrière les apparences et constitue la volonté universelle. «Si le suicide nous assurait le néant, si vraiment l’alternative nous était proposée d’être ou ne pas être, alors oui, il faudrait choisir le non-être, et ce serait un dénouement digne de tous nos vœux. Seulement, en nous, quelque chose nous dit qu’il n’en est rien: que le suicide ne dénoue rien, la mort n’étant pas un absolu anéantissement» (p. 179-180). Le monde est volonté ou la volonté est monde. Ce que la volonté veut, c’est toujours la vie. Si l’on considère la vie et la mort en philosophe, on se rend compte que naître et mourir n’ont de sens que comme des apparences visibles dans lesquelles la volonté se manifeste, elle qui ignore le temps. Les individus eux-mêmes croient désirer et vouloir, mais en vérité ils sont des jouets du vouloir vivre qui les habite («Le monde comme volonté», dans D. Huisman et M.-A. Malfray, Les pages les plus célèbres de la philosophie occidentale, p. 320-322). Ce n’est pas par le suicide que l’on échappe au devenir malheureux de l’existence. La seule voie qui pourrait conduire éventuellement à la négation du vouloir vivre et à la délivrance, ce serait plutôt la souffrance, parce que c’est elle qui est mortification du vouloir vivre. C’est la voie ascétique, comme renoncement au désir, que Schopenhauer a découverte grâce à ses fréquentations du bouddhisme*. Se donner la mort, c’est se replonger dans le fleuve maudit du Samsara et retomber dans la vie. Le suicide aura pour conséquence «une réincarnation d’autant plus fâcheuse qu’on aura moins travaillé à se purifier du karma et moins mérité la délivrance» (L. Meynard, Le suicide, étude morale et métaphysique, p. 101). Le salut ne peut s’acquérir que par l’extinction du feu des passions. Par le détachement à l’égard des désirs, on peut se libérer des douleurs causées par notre vouloir vivre. La mort volontaire serait, dans la perspective bouddhique, un attachement au vouloir vivre qui nous empêche d’accéder à la paix du nirvana.
Selon Karl Jaspers, une personne extrêmement douée peut éprouver si intensément la surabondance de son existence qu’elle a l’impression de disparaître comme néant dans ce trop-plein de signifiants. Sa vie est bonne, sa mort est bonne. La mort volontaire deviendra alors l’acte ultime d’une quête incessante d’expériences nouvelles afin d’affirmer son identité. Dans cette optique, elle est un bien, car elle signifie l’accès à une plénitude ou à une transcendance. Par contre, celui qui estime que sa vie est devenue insignifiante et inutile considère sa présence au monde comme un dérangement pour son entourage. Sa vie étant devenue un mal, la mort est perçue comme un bien. Par anticipation de son déclin, il peut renoncer librement à la poursuite de son existence et se préparer discrètement à quitter la vie, parfois même sans laisser de signe ni de message. En mettant un terme à toute communication, il peut désormais partir dans la paix et la sérénité, avec une certaine satisfaction à l’égard de sa vie passée et de ses accomplissements.
Selon Mounier, Jaspers a su mettre en lumière «la question brûlante que posent à tout homme les négations limites du suicidé et du mystique, négation de la vie pour l’un, pour l’autre, négation du monde» (E. Mounier, Le personnalisme, Paris, puf, «Que sais-je?», 1978, p. 59). En effet, le médecin et philosophe allemand rapproche le suicide de l’ascèse* monastique, car ce sont deux modalités de «négation inconditionnée» du monde. Le suicidaire et l’ascète sont «deux héros de la négativité» en quête d’éternel. Par leur sacrifice* solitaire, ils attirent notre attention sur l’existence d’une réalité invisible. Leur «acosmisme» ou perte du monde nous éveille à la précarité de la vie (K. Jaspers, Philosophy, t. 2, Chicago, University of Chicago Press, 1970, p. 261-279). À l’instar de la mort volontaire du moine, le suicide demeure une exception inimitable pour la majorité des humains. Cependant, Jaspers pense que nous, qui ne sommes pas l’exception, nous pouvons quand même jeter un regard sur l’exception et saisir la vérité qu’elle nous révèle sur la destinée humaine (M. Dufrenne et P. Ricœur, Karl Jaspers et la philosophie de l’existence, Paris, Seuil, 1947, p. 22-25). En effet, la mort volontaire pose à ceux qui demeurent une question existentielle: Pourquoi restez-vous en vie? Quelles sont vos forces de vivre? Elle nous contraint à justifier notre vouloir persévérer dans l’existence. Sur quelles promesses vous reposez-vous ou quelles garanties la société vous accorde-t-elle pour que vous décidiez de vous maintenir en vie? La mort volontaire, que ce soit par la voie du suicide ou par la voie mystique, est une intervention déterminante qui change le cours des choses; la simple continuation de l’existence serait une omission si elle n’était que subie.
Malraux* dira plus tard que, «si mourir est passivité, se tuer est un acte». Lorsqu’il raconte la proximité de la mort en Espagne, à Gramat et sur le Rhin, il s’étonne de ce qu’on écrit du suicide: «Le besoin saugrenu d’en faire une faute ou une valeur. L’homme, né pour la mort, est né pour se la donner s’il le décide. Je veux bien que la vie des autres soit sacrée (elle l’est si peu!); pas la mienne» (Lazare, Paris, Gallimard, 1974, p. 119). Jaspers insiste sur la fonction d’interpellation associée à la mort volontaire, devant laquelle nous ne pouvons pas rester neutres, et nous sommes obligés de justifier notre propre existence. Cette justification ne peut pourtant pas être rationnelle. Si la vie vaut la peine d’être vécue, ce n’est certes pas en raison du sens du monde et de l’histoire. Mais ce qui nous tient dans l’existence, c’est la présence d’une transcendance au cœur même de la contingence et de la finitude. Grâce à cette dimension symbolique, nous pouvons dire avec Goethe*: «il fait bon vivre». Camus* s’opposera à ce «saut spirituel». Il ne cherchera ni de principe métaphysique ni de loi transcendantale pour refuser le suicide et pour promouvoir le devoir de vivre. Il optera pour le «témoignage obstiné d’une vie sans consolation, assumée et vécue dans un désespoir lucide» (Le mythe de Sisyphe, p. 83-84).
Dans un superbe témoignage personnel d’un homme traqué qui, anticipant sa mort, a pensé pendant longtemps à la possibilité du suicide («Problème moral du suicide», dans Essai sur l’expérience de la mort), Landsberg* reconnaît le bien-fondé du raisonnement du stoïcisme en faveur du suicide en raison même de la liberté humaine. Il admet que le suicide nous prive d’un bien qui est la vie, mais celle-ci n’est pas le bien le plus haut et ressemble plutôt à un mal dans beaucoup de cas. La vie humaine est un bien relatif dont on peut se libérer pour éviter un mal jugé plus grand, comme la perte de l’honneur ou de la liberté. Il suffit «d’avoir vécu et de connaître un tout petit peu le cœur humain pour savoir que l’homme peut accueillir l’idée de la mort. Il n’est pas vrai que l’homme aime la vie sans condition et toujours» (p. 115). Si l’homme se tue, c’est presque toujours pour échapper à la souffrance ou parce qu’il ne peut et ne veut pas désespérer. C’est ici que, pour celui qui vient de «rencontrer le Christ», l’esprit de la vie chrétienne intervient avec son énorme paradoxe: vivre et souffrir. Landsberg rejoint ainsi la morale ascétique de Schopenhauer. «“Seigneur, ou souffrir ou mourir”, prie sainte Thérèse. Oui, malgré tous les bavards optimistes, vivre, c’est porter une croix» (p. 142); «Tu ne dois pas te tuer, parce que tu ne dois pas jeter ta croix» (p. 145). Si le christianisme s’oppose à la mort volontaire, ce n’est pas par attachement à la vie. «Le mépris de la vie chez les premiers chrétiens est immense et peut paraître quelquefois monstrueux au monde moderne» (p. 127). À ce propos, Landsberg cite un passage de l’épître aux Romains de saint Ignace martyr: «Laissez-moi être la pâture des bêtes […] je suis le froment de Dieu; il faut que je sois moulu par la dent des bêtes» (p. 127). Si le chrétien refuse la solution du suicide, c’est parce que, à l’instar de Jésus, il doit laisser à Dieu la décision sur notre vie et notre mort. Il doit acquérir la liberté «par l’adhésion amoureuse à la volonté de Dieu. Il peut préférer la vie à la mort ou la mort à la vie selon les circonstances, mais il doit préférer absolument la volonté de Dieu à la sienne propre. La mort est souvent un bienfait, et Swift avait raison de parler de the dreadful aspect of never dying, mais c’est Dieu qui doit mesurer nos souffrances» (p. 147). Si Landsberg renonce au suicide, ce n’est pas à cause de raisons éthiques, mais à cause de raisons religieuses puisées dans la foi chrétienne à laquelle il vient d’adhérer.
Dans une perspective de mort bonne, lorsque la vie n’est plus agréable, il convient d’attirer l’attention sur ce que Jacques Pohier appelle «la mort opportune», c’est-à-dire la «mort se produisant au moment jugé opportun par la personne concernée» ou «la mort qui vient au bon moment». Étymologiquement, «opportun» veut dire «qui pousse vers le port». «Le port est à la fois la fin de la traversée qui n’a pas toujours été de tout repos, le but du voyage et l’endroit où l’on aborde une contrée nouvelle ou revisitée» (La mort opportune, p. 11). Or, selon Nietzsche*, si certaines gens meurent trop tard, d’autres meurent trop tôt. Voici l’enseignement de Zarathoustra: «meurs à temps». D’un ton sarcastique, Nietzsche conseille à ceux qui ont raté leur vie de tâcher au moins de réussir leur mort. Il est préférable qu’un vieillard* qui pressent la déchéance de ses forces fixe lui-même le terme de sa vie. Son geste devrait être reconnu par les survivants «comme une victoire de la raison, comme un aiguillon et une promesse». Dans l’esprit de Nietzsche, la mort est alors une fête. Celui qui l’accomplit «meurt de sa propre mort, victorieux, entouré de ceux qui espèrent et qui promettent» (Ainsi parlait Zarathoustra, p. 86-88; Humain, trop humain, p. 86). À l’instar de Nietzsche, Marcuse estime qu’il y a malheureusement des jeunes qui meurent trop tôt. Par contre, il admet qu’au terme d’une vie accomplie, lorsque l’existence n’exerce plus aucun attrait, n’offre plus aucune satisfaction et ne révèle plus aucune signification, on puisse décider de passer par la porte ouverte: «Les hommes peuvent mourir sans angoisse s’ils savent que ce qu’ils aiment est protégé de la misère et de l’abandon. Après une vie comblée, ils peuvent prendre sur eux de mourir, au moment de leur choix» (Eros et civilisation, Paris, Minuit, 1968, p. 204).
Les relations entre la vie et la mort dépendent des rapports de proximité ou d’éloignement, de crainte ou de courage qu’une société donnée entretient avec la mort. L’éthique et le droit reflètent, dans leurs prescriptions, l’image socioculturelle de la mort véhiculée dans les groupes dominants de la société. La relativité des impératifs moraux et juridiques en matière de suicide dépend de la signification que la mort revêt et de la représentation que l’on s’en fait dans les cultures respectives: «La justesse des buts pour lesquels nous mourons aujourd’hui, dans une décennie ou dans plusieurs, dans un siècle ou même dans deux, sera peut-être soumise à révision et condamnée par l’histoire» (Y. Mishima*, Le Japon moderne et l’éthique samourai, p. 93). Donc, «toute transformation socioculturelle du rapport à la mort change la manière dont les individus perçoivent leur droit sur leur propre mort et le droit que la société aurait d’exiger d’eux de vivre» (J. Pohier et D. Mieth, «La mort revisitée», Concilium, no 199, 1985, p. 9). Selon R. Jaccard et M. Thévoz, la «théologie de la médecine» a sacralisé la vie et a négligé d’établir une culture de la mort. Or, «l’initiation à la mort est aussi importante qu’une initiation à la vie» (Manifeste pour une mort douce, Paris, Grasset, 1992, p. 66).
Le lien qui existe entre la vie et la mort est éloquemment exprimé par Schopenhauer*. «Naissance et mort, deux accidents qui au même titre appartiennent à la vie: elles se font équilibre; elles sont mutuellement la condition l’une de l’autre, ou, si l’on préfère cette image, elles sont les pôles de ce phénomène, la vie, pris comme ensemble» (Le monde comme volonté et comme représentation, p. 322). De ce point de vue, la prière de Rainer Maria Rilke* est fort suggestive: «Seigneur, donne à chacun sa propre mort, qui soit vraiment issue de cette vie où il trouva l’amour, un sens à sa détresse.» Afin que quelqu’un puisse faire une mort qui lui soit appropriée, il faut que celle-ci soit accordée à sa vie, à l’amour qu’il y a connu et au sens qu’il a pu donner à sa souffrance. La réflexion de Schwartzenberg sur la mort, comme fin de la vie, est éloquente de ce point de vue: «Pourtant ce n’est pas parce que la mort définit la vie qu’elle est bonne. Elle est tout simplement, ni bonne, ni mauvaise, inéluctable, comme toute fin. Ce qui termine une phrase n’est ni beau ni laid. […] Tous les hommes vivent ce que vivent les roses, mais mieux vaut pour eux mourir au soir qu’au matin. Un homme qui se suicide fait toujours de la peine à ceux qu’il quitte. Se tuer, c’est peut-être une preuve de courage, mais le vrai courage n’est-il pas plutôt de surmonter la faiblesse? L’arrivée de la cécité (Montherlant*), de l’impuissance (Hemingway*), du dépit (Pavese*) n’ont pas conduit ces hommes au suicide par amour de la mort mais par respect de la vie, d’une vie dont ils n’admettaient pas qu’elle fût amoindrie» (L. Schwartzenberg et P. Viansson-Ponté, Changer la mort, Paris, Albin Michel, 1977, p. 220).
Dans Figures de la mort. Perspectives critiques (Beauchesne, 2008}, Jean-Marie Brohm parvient à saisir, en quelques lignes très denses, cette unité de la vie et de la mort comme des contraires radicalement opposées qui se réclament et s'interpénètrent: «La mort est en effet par excellence ce qui outrepasse toute limite, détruit toute fixité, transgresse toute forme, bien qu'elle soit un incessant renouvellement des formes de la vie. En tant que puissance illimitée d'anéantissement, de négation, de destruction, la mort est ainsi la transversalité absolue. Seule la vie à laquelle elle est dialectiquement liée dans l'unité des contraires possède un tel pouvoir de franchir l'infranchissable, de se multiplier à l'infini, de se renouveler sans cesse, de traverser espace et temps, corps et esprit, organique et inorganique, règne humain et règne animal. La mort triomphe certes de la vie, mais la vie triomphe aussi certainement de la mort et si la mort est, comme l'a admirablement montré Georg Simmel, «une puissance formatrice de la vie», on peut soutenir tout aussi légitimement que la vie est une formidable puissance formatrice de la mort.» (op. cit., p.9)
Selon Jankélévitch*, «sans la mort, nous n'aurions pas de destin». Jean Ziegler commente cette pensée: «Sans une limitation de notre temps de vie, nos actes quotidiens ne posséderaient pas cette unicité, cette urgence fébrile, cette qualité permanente de choix et cette fondamentale dignité. Notre propre finitude* est «une chance unique» qui nous est offerte par la vie ou, si l'on préfère par la mort.» (Les vivants et la mort, Seuil, 1978, p. 274).
Hans Jonas* ouvre un autre débat : «Dans la mesure où on accepte la vie comme l'état primitif des choses, la mort se dresse comme le mystère inquiétant [...] Que la mort, et non la vie, exige en premier lieu une explication reflète une situation théorique qui perdure longtemps dans l'histoire de l'espèce. Avant qu'il y eût étonnement devant le miracle de la vie, il y eut étonnement à propos de la mort et de ce qu'elle pouvait signifier. Si la vie est la chose naturelle et compréhensible, la mort - sa négation manifeste - est chose contre nature et ne peut être vraiment réelle. L'explication qu'elle appelle doit être fonction de la vie en tant qu'elle est la seule chose compréhensible: la mort doit être en quelque sorte assimilée à la vie.» Or, aujourd'hui dans les sciences fondamentales, «le sans vie est la règle, la vie l'exception énigmatique qui à présent appelle une explication, et cette explication doit être fonction du sans vie.» ( Le phénomène de la vie. Vers une biologie philosophique, Bruxelles, De Boeck, 2001, p. 20-22, parsim) La vie qui fait problème là où la «sans-vie» semble être la règle.
© Éric Volant
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