Nombre d’arguments «éthiques» contre le suicide se situent davantage dans le domaine de la religion. Généralement, les grandes religions s’y opposent. Surtout depuis Augustin*, le suicide est condamné comme une faute grave contre Dieu, la société et soi-même. «Se donner la mort est une faute aussi grave que de commettre un meurtre. Dans la théologie de ce temps (xviiie et xixe siècles), aucune circonstance n’autorise l’intervention humaine en vue d’abréger la vie. C’est Dieu qui donne l’impulsion vitale, c’est lui qui décrète l’heure de la mort» (S. Gagnon, Mourir, hier et aujourd’hui, p. 110). La mort volontaire est une faute passible de la damnation éternelle. Dans l’édition de 1891 du catéchisme de Tours, nous lisons que «c’est un grand péché qui conduit tout droit en enfer, puisqu’on n’a pas le temps de faire pénitence». Selon le catéchisme de Chambéry, éditions de 1888 et de 1895, les suicidés «sont perdus pour toujours, puisqu’ils meurent en commettant un péché mortel». Si la doctrine officielle est intolérante, la casuistique est plus indulgente. À titre d’exemple, Jean-Marie Vianney, le curé d’Ars, est d’avis que Dieu a laissé au suicidé le temps de se repentir avant d’expirer (M. Vovelle, La mort et l’Occident de 1300 à nos jours, Paris, Gallimard, 1983, p. 537).
Depuis l’avènement des sciences humaines, les Églises ont modifié leur attitude et traitent le suicide non pas comme un péché, mais comme un acte de folie. Elles enlèvent ainsi aux personnes suicidaires leur responsabilité et à l’acte suicidaire, son caractère de liberté. Aujourd’hui, l’orientation pastorale des Églises préfère aborder les personnes suicidaires ou la famille en deuil d’un proche suicidé dans une attitude de compassion en insistant sur le pardon de Dieu. Autrefois, on refusait à ceux qui se sont donné volontairement la mort la sépulture* chrétienne tandis qu’aujourd’hui on la leur accorde volontiers, parce qu’une personne saine d’esprit ne s’enlèverait pas la vie. Certains théologiens contemporains ne sont pas de cet avis. Ainsi, selon Guy-M. Bertrand, «loin de tendre du côté de l’irrationalité le plus grand nombre de suicides possible, nous croyons au contraire que même dans certains cas de maladie mentale* (et souvent à cause du poids qu’elle fait peser sur le sujet et son entourage), le suicide peut être interprété comme un acte humain responsable, réfléchi et parfois acceptable» («Le contexte chrétien actuel. Pour une révision de la morale traditionnelle», Cahiers de recherche éthique, no 11, 1985, p. 233). J. A. Gustafson considère le suicide comme un choix moral tragique, mais consciencieux (Ethics from a Theocentric Perspective, Ethics and Theology vol. 2, , Chicago, University of Chicago Press, 1984, p. 215). Selon Harry Kuitert, la liberté* de se supprimer appartient, sous certaines conditions, à la liberté que Dieu a donnée aux hommes. «L’argument le plus fondamental est sans doute que l’on ne peut fournir aucune preuve d’une obligation absolue de vivre», contrairement à ce que pensent Thomas d’Aquin* et Kant*. Les humains ont «la liberté de renoncer à la vie». Il n’existe d’ailleurs aucune interdiction, ni dans l’Ancien Testament ni dans le Nouveau. «En ce qui concerne sa propre mort, un être humain peut conclure qu’elle serait un désastre, mais que le désastre serait plus grand encore s’il continuait à vivre. Ou bien il peut estimer que quelque chose ou quelqu’un est beaucoup plus important que sa propre vie et être prêt à lui sacrifier» (H. Kuitert, «Les chrétiens ont-ils le droit de se donner la mort?», Concilium, no 199, 1985, p. 133-140). Dans la même livraison de cette revue internationale de théologie, Niceto Blasquez présente la morale traditionnelle de l’Église catholique au sujet du suicide, qui refuse à l’homme le droit de disposer de sa propre vie parce que l’homme n’est pas le propriétaire radical de sa vie, mais seulement «un fidèle et zélé administrateur de celle-ci» (p. 89). Cet argument, qui repose sur une conception paternaliste et déterministe de Dieu, est relativisé par l’auteur de l’article. D’une part, la vie est incontestablement le bien le plus fondamental de l’homme et, d’autre part, la vie physique humaine se situe dans un ordre de préférence des valeurs. Il se demande s’il n’incombe pas aux humains de découvrir, dans le cas d’une vie devenue insupportable, ce qui est juste ou licite, d’autant plus, dit-il, «qu’on ne sait pas […] si le oui de Dieu se réalise uniquement par le maintien de la vie» («Un droit à la mort librement choisie?», p. 121-133). Dans le même numéro, Anne-Marie Pieper considère le suicide ni comme un impératif moral ni comme une transgression de la loi morale, mais comme un acte moralement indifférent qui tombe sous la catégorie des actes permis. Ni droit au suicide ni condamnation morale du suicide, mais ni non plus de légalisation ni d’institutionnalisation sous quelque forme que ce soit du suicide («Arguments éthiques pour la permission du suicide», p. 63-74).
Dans Ethical Issues in Suicide (p. 27-75), Margaret P. Battin présente, d’une façon méthodique et critique, les arguments d’ordre religieux contre le suicide et en faveur de celui-ci. Elle ne trouve aucune prohibition explicite du suicide dans la Bible* ni dans les commandements de Dieu, le sixième étant une interdiction de l’homicide. Elle consacre plusieurs pages aux arguments fondés sur le genre d’analogies suivantes: la vie est un don ou un prêt de Dieu, le corps est le temple de Dieu, etc. (voir également de M. P. Battin, «Suicide», dans M. Canto-Sperber (dir.), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, ainsi que H. J. Rose et al., «Suicide», dans J. Hastings (dir.), Encyclopaedia of Religion and Ethics, Édimbourg, T&T Clark, 1926, vol. xii, p. 21-40).
Sur l’éthique judéo-chrétienne, J.-J. Lavoie écrit: «La première conclusion qui s’impose au lecteur des textes fondateurs du judaïsme et du christianisme, c’est qu’ils ne présentent pas un enseignement éthique exhaustif sur le suicide. Par conséquent, le croyant qui cherche dans ces textes une solution éthique à tous les cas de suicide sera déçu. À moins de verser dans le fondamentalisme, il faut reconnaître que ces textes ne peuvent être la source unique de l’éthique juive et de l’éthique chrétienne. La deuxième conclusion qui s’impose, c’est qu’on ne saurait se contenter de citer quelques passages des textes fondateurs afin de donner une apparence d’appui biblique ou talmudique à l’argumentation tout entière. Le croyant qui veut enraciner son discours éthique dans les textes fondateurs ne peut donc se limiter à considérer ces textes comme un arsenal dans lequel on peut puiser les citations nécessaires pour justifier ses thèses. En effet, ces textes fondateurs sont si divers qu’on aura toujours la possibilité d’y trouver des opinions et des justifications qui s’harmonisent avec les options qu’on veut défendre. Le lecteur de ces textes doit donc consentir à la diversité des points de vue, non comme le signe d’une incohérence, mais plutôt comme une interpellation qui l’oblige à se laisser interroger par les textes. […] [L]’éthique sous-jacente aux textes fondateurs du judaïsme et du christianisme se présente comme une éthique de l’ambiguïté. Dit autrement, une éthique religieuse qui puise son inspiration dans les textes fondateurs ne doit considérer aucun acte comme absolument et universellement bon ou mauvais en soi; elle doit toujours s’interroger sur son contexte, sur les possibilités à la disposition de celui qui le pose et sur la signification qui lui a été donnée» («Peut-on parler d’une obligation absolue de vivre? Esquisse d’une éthique juive et chrétienne», Frontières, vol. 12, no 1, 1999, p. 21).
Adrian Holderegger, professeur d’éthique chrétienne à la faculté de théologie de l’université de Fribourg en Suisse, ne prétend pas apporter des réponses impossibles face au mystère du suicide. Après avoir présenté des données statistiques, il étudie le suicide sous l’angle de la psychologie, de la sociologie et de l’éthique, il aborde la question du droit de se donner la mort à partir de la foi. À ses yeux, «le réconfort de la foi, c’est que le Dieu vivant, présence silencieuse et discrète, comprend les obscurités de notre vie et qu’on peut s’en remettre avec confiance en Lui qui a créé cette vie, même lorsqu’on ne peut surmonter la tentation d’y mettre fin» (Le suicide. Le conflit entre la vie et la mort, Paris, Éditions du Cerf, 2005, p. 86).
On peut sans doute conclure avec Jacques Pohier que «le suicide a été — et est toujours — reconnu dans diverses civilisations comme pouvant être un acte de liberté, un comportement rationnel et raisonnable, digne d’éloges et d’admiration, voire, d’un point de vue moral, un comportement vertueux et, d’un point de vue religieux, un comportement sain et honorant Dieu» (La mort opportune, p. 181-182). Sa qualité éthique dépend des raisons et des circonstances, de l’opportunité du geste de mener à bon port une vie avant le déclin. Si l’on admet ce jugement éthique sur le suicide, une autre question éthique se pose: existe-t-il une obligation morale de prévention* de tout suicide? N’y a-t-il pas des morts volontaires et des libertés à respecter, même quand il s’agit de personnes qui souffrent de dépression?