On peut distinguer, dans les nombreux écrits laissés par Romain Rolland sur la première guerre* mondiale, trois formes d'écriture: une écriture intime, contemporaine aux événements (le Journal des années de guerre), une écriture publique, politique, également soumise à une forme d'instantanéité (les articles publiés dans la presse, comme «Au-dessus de la mêlée» et «la Déclaration d'indépendance de l'esprit»), une écriture fictionnelle (les œuvres littéraires du lendemain de la guerre). (1)
Dans sa thèse soutenue en 1999, Romain Rolland et l'agence des prisonniers de Genève (1914-1916), C. Basquin explique comment le travail à l'Agence repousse sans cesse l'éventuel retour de Rolland en France. (2) Le séjour à Genève lui permet d'entretenir une vaste correspondance internationale, de prendre connaissance des nouvelles de toute l'Europe en guerre, et de recevoir la visite de nombreux intellectuels ou hommes politiques de passage en Suisse (parmi lesquels Stefan Zweig*) ou installés dans ce pays. De plus, il dispose d'une tribune pour s'exprimer : il donne plusieurs articles au Journal de Genève. Dès la fin du mois d'octobre 1914, de violentes attaques se déchaînent contre Rolland, dans la presse française. Ses détracteurs lui reprochent notamment sa «désertion» en Suisse, son isolement hautain et orgueilleux, loin des réalités concrètes et douloureuses que connaît la France en guerre : il n'a aucun droit à la parole. De plus, son amour de l'humanité prouve son absence de patriotisme. Or, l''engagement de Rolland au sein de l'Agence des prisonniers de Genève devient bientôt un moyen de répondre aux accusations portées contre lui. Son séjour en Suisse se justifie par la tâche accomplie à l'Agence, car ayant chaque jour sous les yeux des lettres de prisonniers ou de soldats français, il connaît les souffrances dues à la guerre et n'y est nullement insensible. Des lettres lui révèlent que certains combattants croient encore en un idéal d'humanité, et l'encouragent à poursuivre l'écriture de ses articles. En fin de compte, son travail auprès de la Croix-Rouge internationale donne plus de poids à ses prises de position.
Voici quelques extraits d' «Au-dessus de la mêlée» :
«Un grand peuple assailli par la guerre n'a pas seulement ses frontières à défendre. Il a aussi sa raison. »
« Le devoir est de construire, plus large et plus haute, dominant l'injustice et les haines des nations, l'enceinte de la ville où doivent s'assembler les âmes fraternelles et libres du monde entier. »
«Les hommes ont inventé le destin afin de lui attribuer les désordres de l'univers, qu'ils ont pour devoir de gouverner. »
« Le métier des intellectuels est de chercher la vérité au milieu de l'erreur. »
« Nous avons deux cités : notre patrie terrestre et l'autre, la Cité de Dieu. De l'une, nous sommes les hôtes ; de l'autre, les bâtisseurs. Donnons à la première nos corps et nos cœurs fidèles. Mais rien de ce que nous aimons, famille, amis, patrie, rien n'a de droit sur l'esprit. L'esprit est la lumière. Le devoir est de l'élever au-dessus des tempêtes et d'écarter les nuages qui cherchent à l'obscurcir. Le devoir est de construire, plus large et plus haute, dominant l'injustice et les haines des nations, l'enceinte de la ville où doivent s'assembler les âmes fraternelles et libres du monde entier. »
« L'homme cultive les vices qui lui sont profitables ; mais il a besoin de les légitimer ; il ne veut pas les sacrifier : il faut qu'il les idéalise.»