Dans le domaine de la prévention* du suicide, on part souvent du principe que la personne, qui attente à ses jours ou qui met fin à sa vie, n'est pas responsable de son acte. On la perçoit captive du rétrécissement de sa faculté de connaître et de juger. Ses noires pensées l'obséderaient et la passion, qui se manifeste sous forme de souffrance ou de pulsion, la rendrait inapte au discernement. Elle ne serait pas en mesure d'apprécier avec justesse le bien-fondé de son geste et la pertinence de sa décision. Ainsi, on semble vouloir la dépouiller de sa raison éclairée et de ses raisonnements librement développés, la déposséder de la finesse de sa sensibilité et l'aliéner de son acte. Elle ne serait donc plus considérée comme le sujet de son acte, mais simplement comme un objet d'un incident où il y a mort d'homme ou d'un acte d'atteinte à l'homme et à sa raison. La personne suicidée est tuée par son double ou tue son double. Elle serait donc un être, à la subjectivité faible et fragile, dépossédé de ses droits et de ses devoirs, victime de ses délires et de forces intérieures et extérieures incontrôlés qui la poussent vers un acte fatal et irrémédiable.
On abrite le suicide sous la catégorie très hospitalière des dépressions* dont le nombre désespérément croissant a été intégré dans la grande famille de la maladie mentale*. Bienvenue à la personne suicidaire! Désormais, vous êtes prise en charge par le système psychiatrique et soumise à des traitements thérapeutiques! Vous devenez « patiente » et victime* d'une industrie pharmaceutique souveraine et plénipotentiaire qui régit tout le système de la médicalisation de l'homme et de la femme, à partir des recherches jusqu'aux soins cliniques, en passant par la gestion et la politique de la santé.
Dans ce contexte kafkaïen où la psyché et la polis sont si intimement liées à l'instrumentalisation de la personne humaine, il est fort légitime de penser le questionnement suivant : qui est le sujet de l'acte suicidaire? Dans quelle mesure accorde-t-on au sujet suicidaire l'aptitude à penser, à vouloir, à décider et à accomplir son acte comme étant le sien? Où et comment le sujet se situe-t-il par rapport à son propre acte et à lui-même, par rapport à autrui et à son environnement? Pourquoi se situe-t-il là et de cette façon particulière hors de son acte, à l'égard de lui-même et à l'égard d'autrui? Et si la personne elle-même n'est pas la maîtresse de son acte, qui l'est alors? L'acte jaillit-il du dedans, c'est-à-dire: du çà, du moi ou du sur-moi? Hors de toute raison et de toute liberté, l'acte suicidaire surgit-il de l'inconscient ou, associé au rêve ou aux fantasmes est-il l'oeuvre de l'imaginaire débridé? Est-il imposé par le regard ou le pouvoir d'autrui sur son auteur? Ou est-il l'effet de la haine et de l'hostilité qui habite le suicidaire qui se fait objet de son propre geste afin d'atteindre l'autre, son double?
Le devenir du sujet en tant que corps
L'être humain est en devenir. Il pense et parle. Il se meut et agit. Il devient autre. Il passe, sa vie durant, par de multiples métamorphoses. Des transformations s'accomplissent en lui, d'étape en étape, de l'enfance jusqu'à la mort. Le devenir s'actualise en chacun selon diverses spécifications d'être humain qu'elles soient d'ordre physiologique, psychique, existentiel, social et culturel. Examinons donc le devenir du sujet suicidaire par rapport à son acte du point de vue de ces composantes ou caractéristiques.
Par le devenir physiologique ou « le sujet en tant que corps », nous entendons plus que la partie matérielle de l'être animé qu'il est effectivement. La personne est un être où la corporéité est le lieu même des activités de son esprit. Nous n'opposons donc pas le corps à l'esprit, ni ne séparons le corps de l'âme. Or, de ce corps habité et formant une unité unique, qui est le nôtre personnellement, nous nous formons une image originale. Tout objet matériel, qui peut servir de miroir, reflète une image de notre corps. Nous nous y reconnaissons en tant que corps et nous l'approprions comme un double de nous-même auquel nous pouvons nous identifier. Mais, outre ce reflet spéculaire qui, tout au long de notre parcours, nous accompagne en se métamorphosant étape par étape, nous élaborons une image de notre corps, une image plus intériorisée de nous-mêmes. Cette image représente plus que les traits de notre visage, plus que la couleur de nos yeux, plus que notre taille et nos formes, plus que notre peau, nos membres, nos muscles, nos allures et notre maintien. Cette image du moi, créature de notre imaginaire, trouve son origine et sa source dans les multiples miroirs de l'existence et de la convivialité humaine qui ont capté l'essentiel de notre figure extérieure et visible. Le regard qu'autrui au pluriel nous porte a contribué à façonner notre propre image intérieure. Les expériences vécues, joyeuses ou douloureuses, ont altéré, pour le meilleur et le pire, cet imaginaire du moi en tant que corps. L'âge a vieilli cette image, les événements ont pu la blesser et la fragiliser.
Notre devenir physiologique se fait par étapes. Notre corps grandit et vieillit lentement et imperceptiblement. Le vieillissement, une maladie chronique, un handicap physique, un accident ont pu défigurer l'image de soi. Le regard positif que nous avions sur notre corps a pu virer au négatif. Pour certaines personnes, la douleur non soulagée peut leur devenir à tel point insupportable qu'elles développent des idées suicidaires qui potentiellement se transforment en désir de mort. La douleur subjectivement éprouvée n'est pas seulement physique, mais elle est accompagnée de souffrances intérieures. On a mal à son corps, mais on a aussi mal à soi. Même si l'on se sent entouré de bons soins et si l'on reconnaît l'amitié dispensée à son égard, la douleur et la souffrance se trament et s'ourdissent dans la solitude. La compassion manifestée par autrui peut être un baume bienfaisant, mais elle ne guérit pas le mal qu'il soit physique ou moral, pénétrant le corps tout entier et les profondeurs de l'âme. On souffre et meurt toujours seul, même si l'on est plusieurs à subir le même sort au même moment lors d'un accident ou d'un cataclysme. Vouloir mettre un terme à une vie souffrante sans espoir de guérison et aider une personne souffrante à finir sa vie ne sont pas des gestes insensés ni injustifiés s'ils sont accomplis selon des critères de respect et de dignité. Ce ne sont pas des actes d'agression commis sous la poussée contraignante de je ne sais quelle pulsion de mort. Là où les chances de devenir et les chances de survivre sont nuls, l'observation d'un protocole sagement suivi accélérera la fin de la vie et conduira à une mort inexorable, mais sans violence. Le sujet souffrant est apte à choisir une mort douce, à l'accomplir par des moyens mis à sa disposition ou à demander de l'aide pour l'accomplir. L'euthanasie* et le suicide assisté* permettent au sujet d'occuper sa place dans la gérance ultime de sa vie, non pas comme une fuite égoïste de son existence meurtrie, mais comme l'assomption lucide de la fin de son devenir.
Hors des situations de fin de vie, on rencontre des personnes, jeunes ou moins jeunes, qui ont une image si négative de leur corps que celui-ci ayant pris toute la place de leur être, les écrase. Elles sont devenues entièrement leur corps, un corps trop lourd ou trop frêle à porter. Il se peut que ce corps a été mutilé et blessé par elles-mêmes dans un passé proche ou lointain. Il se peut aussi que ce corps a été balafré ou est encore outragé par le regard répressif ou l'action abusive d'autrui. Elles sont jeunes, elles sont vieilles, elles sont d'âge mûr, mais la mort a déjà entaché leur corps sans rémission possible. Leur geste fatal, parfois violent et brutal, ne fait qu'achever une mort déjà en train de s'accomplir. Notre déférence à ces êtres tristement agonisants nous impose le silence qui est souvent en harmonie avec leur mutisme et parfois en plein accord avec leur décision jugée légitime. Quelquefois, une situation sans issue peut soudainement changer en lieu d'espoir par une parole prononcée innocemment au moment opportun ou par un geste spontané reçu comme une bouée jetée au bon endroit. Cet impossible salut est rendu possible par le fait même que le sujet a su garder ouvert le rapport à l'objet ou son rapport à l'autre comme objet, et a su capter le regard et le geste de l'autre. En prêtant attention à l'objet qui lui fait signe, le sujet suicidaire se sent provoqué à se reconstruire. Parmi tous les objets qui, pour la plupart, lui ont inspiré une répulsion, un objet, disons la bouée, exerce sa magie et s'avère désirable, plus désirable que la mort dont il se sentait investi dans son espace intérieur. Une intervention, non médicale et non pharmaceutique, mais opportune s'est produite et, le sujet fragilisé se l'est appropriée de sorte qu'il pourra mener à une consolidation de soi, physique et organique, mais aussi psychique (La fin de ce paragraphe est inspiré par Michel Freitag, « La constitution du sujet dans Introduction à une théorie générale du symbolique, Montréal, Liber, 2011, p. 355 s.).
Réconcilié avec son corps investi désormais d'attirance, le sujet renonce à son projet de mort et « se reconstruit dans le monde, tant social et naturel (o.c., p. 355 s) ». Un lien d'interdépendance s'établit entre le sujet, son corps et sa vie. Toutefois, des observations s'imposent. Tout d'abord, comme le lecteur l'a sans doute remarqué, il est impossible de dissocier corps et esprit, corps et âme, corps et nature, corps et société. L'image du corps est intimement liée à l'image de soi comme une partie du tout. C'est l'intégrité ou l'unité du sujet humain qui est ainsi en jeu. Les distinctions que nous opérons sont légitimes, car elles correspondent à des réalités, la « machine » humaine se déployant selon la diversité de ses fonctions. Puis, à l'intérieur de cet espace un et multiple, des répercussions se produisent du somatique et organique au psychique et spirituel, du social et culturel au somatique et psychique, et vice versa. Certaines formes de prévention du suicide provenant de la société peuvent être bénéfiques pour la psyché du sujet; d'autres, par contre, ont pour effet que le sujet suicidaire perd le contrôle de la gérance de son corps ou de son esprit, de son existence en tant que sujet. Ainsi, un sujet fragilisé peut sortir plus meurtri d'une intervention faite en sa faveur. De fragilisé, il devient fragile. On ne le reconnaît plus! Ce n'est plus la même femme! ni le même homme! L'interdépendance du sujet avec ses objets (les proches, les aidants, les professionnels, les médicaments, son corps, son travail, etc.) s'est hélas transformée en dépendance.
L'alcoolisme* et la toxicomanie*, l'anorexie* et la boulimie* sont des comportements associés au sujet humain en tant que corps, même s'ils ont des liens avec la psyché et si l'on a la tendance à les traiter comme dépression*. Celle-ci réfère à un état mental de lassitude et de tristesse considéré comme un facteur important de ces troubles comportementaux ou de la crise suicidaire. Les psychiatres ont une tendance généralisée à rapprocher ou à allier trop aisément tout suicide à la dépression et à traiter celle-ci comme un état pathologique ou comme une forme de maladie mentale*. Qu'en est-il du sujet? À cause de leur dépendance à leur objet de consommation abusive, les alcooliques et les toxicomanes perdent une part de leur liberté* d'esprit et d'action. Leur espace intérieur est trop investi par la présence envahissante d'un objet unique, nuisible à leur santé physique, à leur travail*, à leur vie familiale* et sociale. La recherche de compagnons qui, comme alliés partageant les mêmes besoins impératifs, les privent d'autres relations et activités culturelles ou sportives. En rétrécissant leurs appétits, ils réduisent aussi leur cercle d'amis. À la suite des cures de désintoxication, ils sont en manque de leur objet de dépendance, en perte de vie et en deuil de leur propre personne ou identité. Devenus étrangers à l'égard de leurs proches et amis, devenus égarés dans un monde qu'ils ne reconnaissent plus comme le leur et où ils perçoivent, parfois avec une lucidité acerbe, les vaines illusions de la médiocrité de toute vie.
Ce sentiment, qui précéda déjà leur goût de la drogue ou de la boisson et qui s'est exacerbé par leur dépendance, a été rendu avec intelligence dans Le feu follet, film de Louis Malle de 1963, inspiré du roman de Pierre Drieu La Rochelle* et de la vie de Jacques Rigaut. Dans le roman de Drieu, lui-même suicidé, Alain Roy, le personnage principal fut toxicomane. Le 6 novembre 1929, dans la maison de repos Châtenay-Malabry, Jacques Rigaut, écrivain dadaïste, se suicida d’une balle en plein coeur. La différence dans les détails du roman par rapport au film ne nous empêche pas de saisir l'essentiel de l'enjeu humain et social. Chez l'alcoolique ou le toxicomane, la conscience aiguë d'une vie brûlée et le sentiment mordant de déception à l'égard de la société, voire d'une humanité dont les ambitions souvent si futiles, sont le miroir de leur propre insignifiance. Ces personnes ont un regard si pénétrant de soi et de l'autre que l'on ne peut plus leur faire croire n'importe quoi. Leur désespoir est réel et assume leur geste suicidaire avec assez de liberté et de lucidité pour lui donner le sens d'une signature personnelle en bas de la dernière page d'une vie dont le reflet rendait insupportable la vue de leur propre image.
À première vue, l'anorexie et la boulimie sont deux troubles de l'alimentation opposés représentant respectivement un refus rigoureux et un besoin irrésistible de manger. En réalité, elles relèvent toutes deux de comportements compulsifs et révèlent un état de dépression qui s'accompagne d'un mépris du corps et d'une mésestime de soi. Souvent les mêmes sujets, en grande majorité des femmes, passent par des périodes de boulimie et d'anorexie afin d'exprimer, par leur corps, leur désir d'indépendance et de rébellion. L'alimentation, étant foncièrement une fonction nourricière de la mère, le renoncement à son appétit peut signifier une identification à la mère, un désir de rester petite fille, le refus de la sexualité, la volonté plus ou moins explicite d'étouffer tous ses appétits, même celui de vivre, et finalement le dessein de mourir. Effectivement, plusieurs anorexiques choisissent le suicide. D'une part, on observe chez ces adolescentes une soumission aux modèles contemporains de la beauté physique et, d'autre part, elles cherchent à dévoiler leur désarroi devant l'ambiguïté d'une existence où elles ne parviennent pas à choisir leur option identitaire. La conduite ascétique* de ces jeunes femmes a-t-elle des affinités avec les mortifications et les flagellations des moniales du Moyen-Âge annonçant l'idéal mystique de la femme chaste et pure? La tendance à vivre sur le mode sacrificiel*, préconisée par les religions* patriarcales qui favorisent la soumission des femmes contraintes de renoncer à la jouissance sexuelle se retrouverait mutatis mutandis chez ces jeunes femmes. Les canons de la perfection féminine dictés par la religion de la mode auxquels celles-ci obéissent en mortifiant leur corps répondent-ils à une caractéristique de la psychologie de la femme, c'est-à-dire : à la castigatio? Celle-ci est une forme de châtiment ou de discipline correctionnelle pour non-conformité à la castus (la règle)? Cette question, ainsi exprimée, aurait-elle quelque pertinence et mériterait-elle d'être approfondie davantage? En tant qu'homme nous aimerions avoir l'avis des femmes qui étudient le phénomène des troubles alimentaires chez les jeunes femmes.
Les conduites extrêmes* couvre une diversité de comportements excessifs ou de styles de vie exceptionnels qui ont en commun d'exposer, outre mesure, sa vie et quelquefois celle des autres aux risques de la mort. À la recherche de sensations fortes et sous la griserie du vertige, ces sujets frôlent la mort en la bravant ou en la sollicitant, en la surmontant ou en l'accomplissant. C'est cette proximité de la mort, défiée ou éprouvée dans des activités physiques de haute voltige aussi disparates que des jeux sexuels ou des sports aériens, aquatiques ou terrestres qui doit porter les humains non seulement vers une rigoureuse vigilance, mais aussi les interroger sur leur teneur suicidaire. La vitesse au volant est sans doute un jeu périlleux de jeunes - ou de moins jeunes - avec la mort, le jeu le plus exemplaire pour la plupart des témoins, parce que la fréquence ou la visibilité de ses effets néfastes, semant la mort et le deuil*, frappent notre imagination et affectent notre sensibilité. La fédération française de spéléologie rejette l'appellation de sport extrême qu'on lui attribue, mais certaines aventures portant au drame et à la panique réclament que l'on se pose des questions sérieuses sur les motivations, conscientes ou non, de certains adeptes de ce sport. Par ailleurs, certaines activités extraordinaires et fort éloignées de la banalité de la vie quotidienne sont considérées comme des jeux mortels, parce que l'on y joue avec la mort ou parce que la mort y est jouée, non pas pour la subir, mais pour la vaincre. Ainsi il en va de la corrida où toute la symbolique, qui s'y déploie, concourt à mettre en scène le combat de l'homme avec la mort. Nous ne nous prononçons pas, dans les limites de cet article, sur le sort réservé aux animaux*, mais nous nous limitons aux rapports entre jeux sacrificiels* et suicide, d'une part, et entre haute performance dangereuse et suicide d'autre part. Si certaines compétitions sportives, où l'on recule sans cesse les frontières de l'endurance du corps, peuvent paraître ou être carrément excessives parce que poussées toujours plus loin sur la voie de l'excellence et de l'établissement de nouveaux records, le contrôle sévère des techniques de la discipline sportive est censé empêcher les dérives. Des effets pervers peuvent pourtant se produire, ruiner l'équilibre du corps et provoquer la déroute de la conscience. Ainsi, aussi paradoxalement que cela puisse paraître, l'auto-construction du corps, si savamment orchestrée par le sport, peut aussi entraîner son autodestruction, lorsque les techniques utilisées à cette fin sont envahies par la chimie ou le dopage. La fin dramatique de certains coureurs cyclistes nous incline à considérer que les conduites abusives de certains directeurs, médecins et soigneurs sportifs font du sport cycliste une activité suicidaire à responsabilité multiple. Qui est devenu le sujet de l'acte? Quel est son rapport avec son objet? Quel est son objet? L'argent? Quoi penser alors de certaines activités physiques de haute voltige, où les règles du jeu sont floues, inventées sur le tas ou n'existent tout simplement pas? Le jeu avec la mort devient alors effectif, tangible ou réel, car il la produit.
Entre en jeu la liberté* du sujet sportif qui s'exprime dans l'action et qui s'expose volontairement à la mort. Subjectivement est-il toujours et vraiment conscient de ce risque mortel et de son désir de s'y soumettre? Entre en jeu aussi la dépendance du sujet à l'égard d'une société (l'État, les commanditaires, la direction sportive, les spectateurs) qui réclame la haute performance et qui veut du sang sur la peau du sportif, mais pas sur ses propres mains, pourtant peu propres. Or demeure vitale pour le sujet « cette exigence d'autoconservation », qui prend la forme « d'une autolimitation », d'une limitation de son pouvoir créateur, librement assumée afin de se maintenir dans la société (Freitag, o.c., p. 360). Mais alors, dans la mouvance de la réciprocité, la société a, elle aussi, le devoir de limiter ses exigences à l'égard du sportif et de ses performances.
Le devenir sujet en tant que psyché
Comme nous avons pu voir dans les conduites extrêmes du corps (sport et jeu à haut risque, sexualité, anorexie, drogue, etc.) les frontières entre la vie et la mort tendent à s'abolir. Ces manifestations du déni de la mort provoquent et exposent les personnes à tous les périls. Plus particulièrement dans les sports extrêmes, l'esprit soi-disant sain du sportif dirige les opérations, soutenu dans cet effort par des entraîneurs qualifiés. Cependant, les exigences de l'idéologie de la haute performance ainsi que la soif du gain des industries des équipements sportifs ou des produits pharmaceutiques, des banques et d'autres négociants avides, la quête de la gloire et de la célébrité des clubs sportifs, des autorités publiques et des médias sont les promoteurs des impossibles résultats qui impriment au corps sportif une marque mortelle dont les sportifs sont les grands perdants : accidents mortels et suicides. Les substances chimiques, mises sur le marché à gros profit par des sociétés occultes et puissantes engendrent des esprits déboussolés, des corps désarticulés et des êtres déconstruits. Sujettes à la dépression ou à la mélancolie* ou à une détresse existentielle, des personnes captives d'un corps exhibé et exalté ou d'un corps décharné et douloureux, séjournent dans un univers obscur de fantasmes et d'illusions. Dans quelle mesure et combien de temps, les adeptes des sports extrêmes ou les « addicts » des jeux, de la drogue demeurent-ils sujets autonomes* des actes qui les mènent, au-delà de la dépendance, à une mort prévisible et annoncée? Qui est responsable de leur honte* (leur image négative du corps et de soi), de leur déclin et de leur mort? Sont-ils victimes et bourreaux de soi en toute connaissance de cause? Ou de qui sont-ils les victimes?
En principe, les diverses conduites suicidaires sont contingentes, c'est-à-dire, elles peuvent se produire ou non, éventuellement ou accidentellement. En soi, elles ne sont pas coupables ou prohibées, mais indifférentes. Tout au plus, à cause des enjeux d'ordre physique et psychique, elles peuvent devenir imprudentes, hasardeuses ou périlleuses. Tout dépend des circonstances et des modalités selon lesquelles elles sont accomplies. Cependant, par la réitération constante, des actes, en soi neutres, se transforment en déterminismes empiriques qui font obstacle à la liberté du sujet. Non seulement le corps devient une cage, mais la psyché est en déroute ou en désordre. Le sujet perd le contrôle de son acte, devenant bourreau et victime de soi, non par nécessité, car sa vie et sa conduite, l'évolution de sa personne, auraient pu être autres, mais par contrainte. En effet, ses actes lui sont imposés de l'intérieur, c'est-à-dire du ça (l'inconscient, l'imaginaire) ou du surmoi (l'autorité intériorisée ou la conscience) et de l'extérieur par toutes les formes de répression indue.
Ci-dessus, nous situions la personne suicidaire aux frontières de la vie et de la mort : un sujet au seuil de la vie et de la mort, placé dans un être-deux, un territoire ambigu aux limites confuses, un espace ambivalent de choix déchirants ou de décision dramatiques. Par ailleurs, le sujet peut se trouver aux frontières du moi et de l'autre où il ne distingue plus clairement entre lui-même et son double. Les fantasmes de l'être aimé et haï, de l'être admiré qui exerce son attraction sur lui, de l'être à protéger risquent de propulser le sujet dans un état d'identification à l'autre telle qu'il transgresse le seuil qui le sépare de l'autre. Il accompagne l'autre dans la mort. C'est avec lui qu'il veut mourir. Ou, en se tuant, il entraîne l'autre - seul ou pluriel - avec lui dans la mort.
Les suicides où les frontières entre le sujet et l'autre sont transgressées sont d'une grande diversité. La veuve qui accompagne son époux dans la mort est devenue une tradition, une forme de deuil institutionnel - imposée au sujet de l'extérieur - un suicide sacrificiel*. Ainsi le rite hindou de la sati* peut prendre deux formes distinctes. La première Sahamarana (mourir ensemble) ou Sahagamana (aller avec) est l'immolation de la veuve avec le corps de son mari, tandis que la seconde, dite Anumarana (mourir après) ou Anugamana (aller après) désigne le sacrifice de la veuve effectué au lieu même des funérailles de son époux mais à une date ultérieure. Au Japon* existe une pratique simulaire, appelée Junshi*. À la mort de son maître, le serviteur le suit « volontairement ». Cette pratique d’abord imposée, si l’on se réfère au récit légendaire du Nihongi, fut surtout à l’honneur dans les clans des guerriers, à titre volontaire, dans les situations de combat. Le Bakufu, gouvernement militaire du Shôgun, met un terme à cette pratique au cours de la décennie 1660, bien que certains cas se sont produits encore au XX° siècle. La veuve hindoue ou le serviteur japonais ont pu sans doute se soumettre librement à une tradition obligatoire, mais leur suicide n'est pas un geste jailli de l'autonomie* des personnes concernées, mais a toutes les caractéristiques d'un acte produit sous la contrainte de l'hétéronomie. Nous reviendrons à cette transgression des frontières entre le sujet et l'autre ci-dessous lorsque, dans le champ du devenir social, nous traiterons des suicides collectifs.
Plus près de nous, des suicidants révèlent dans leur lettre d'adieu* une tentative ou une sensation d'identification ou de fusion avec l'autre qui mène par la perte de l'autre à la suppression de soi. La rupture conjugale ou amoureuse est un terrain favori pour les hommes de crier leur désarroi et un argument privilégié pour justifier leur suicide : « Sans toi, je ne puis pas vivre » - « Sans toi, je ne suis plus rien » - « Ton départ m'a tellement écrasé que je n'existe plus ». C'est dans les cas, hélas trop nombreux, d'homicide-suicide où un père de famille tue sa femme et ses enfants avant de s'enlever la vie et où une mère se noie entraînant avec elle dans les eaux ses filles, que cette confusion du sujet et de l'autre, son double, trouve son expression la plus tragique. Ces sujets perturbés imaginent le reflet de leurs propre détresse se refléter dans leurs victimes. Parfois leur geste n'est pas exempt de quelque sentiment d'amertume ou de vengeance suite à une rupture amoureuse. Par exemple, ils tentent, d'une façon plus ou moins consciente, de punir leur conjoint, qui a rompu, en tuant les enfants qui constituaient leur lien étroite et intime. Une situation qui montre la densité symbolique porteuse du geste suicidaire.
Vouloir mourir avec l'autre! L’histoire, la littérature et l’opéra regorgent de ces doubles suicides, accomplis par des couples célèbres, par exemple Marc Antoine* et Cléopâtre*, les amants de Lyon*, Koestler* et Jeffries* ou Zweig* et Altmann*. Dès son adolescence, Heinrich von Kleist* joue avec l'idée de se tuer avec un autre, son cousin et son double. Avant d'aller dans la mort avec Henriette, il laisse un message à Marie : « Tu dois comprendre que ma seule joyeuse préoccupation n’est désormais que de trouver une tombe assez profonde pour m’y laisser glisser avec elle. Adieu pour la dernière fois! » Toute sa vie, il est en quête d'un miroir où il pourrait non seulement voir refléter son image et sa douleur, mais surtout trouver la vérité de son être au monde selon le modèle romantique en réponse à sa question : comment l'individu peut-il vivre en harmonie avec la société? Ne pas pouvoir vivre sans l'autre et vouloir mourir avec l'autre, c'est ce que Cynthia Jeffries exprime quand à la note laissée par son mari Arthur Koestler avant leur mort, elle ajoute : « J’aurais aimé terminer le récit de ma collaboration avec Arthur, une histoire qui a débuté quand nos chemins se sont croisés en 1949, mais malgré des ressources intérieures certaines, je ne peux pas vivre sans lui ». Point de doute ici sur la place de Cynthia comme sujet éclairé de sa propre mort, de même que chez Henriette qui écrit à Louis, son mari : « Kleist qui veut bien être mon fidèle compagnon de route dans la mort, comme il le fut dans la vie, va se charger de mon trépas. Ensuite, il se tuera ». Malgré cette attestation, il demeure un doute de son engagement comme sujet de sa propre mort, car c'est Kleist qui la tue avant de se tuer. Comme dans tout rituel de fin de vie où se mêlent si étroitement le tragique et le symbolique, il y a une part d'insaisissable et d'ambivalent. Un examen détaillé de tous les faits et gestes de chacun des suicides d'accompagnement nous donnerait des résultats fort diversifiés selon les points de vue idéologiques des chercheurs et selon la pluralité des intentions ou volitions des acteurs même de ces actes obscurcis par le silence du mystère des tombeaux fermés à jamais.
Le double peut être aussi celui qui commande au sujet d'exécuter son suicide. Ou encore, le sujet perçoit subjectivement ou imagine la volonté mortifère de l'autre en se suicidant. Le spectre d'Œdipe* plane souvent sur le suicide. La puissance de la figure du père, sous ses multiples représentations, et l'obéissance du fils, au pluriel, accomplissant l'ordre paternel sont dévoilées de façon sublime chez Franz Kafka* dans Le Verdict et dans son Journal où il commente lui-même cette pièce en l'associant à un épisode particulier de sa propre vie. Devant le gigantisme de l'image paternelle, le fils se sent dépouillé de tous ses alliés ou de ses doubles qui sont sa mère, ses amis, sa fiancée. Le fils n'a plus d'avoir, n'a plus rien et n'est plus rien. Ils se laisse glisser dans les eaux.
Le pouvoir de la figure paternelle peut agir d'une façon répressive sur le fils. La présence du père peut être trop puissante, mais l'absence du père a aussi son lot de problèmes. Le père défunt, le père disparu, le père inconnu privent le sujet d'une ressemblance, d'un double, d'un modèle, d'un miroir qui lui servira d'un objet d'identification et d'orientation dans son existence. La vie tragique d'Edgar Poe* a été très troublé par l'absence d'un père qui disparaît lorsqu'il avait l'âge d'un an. Il n'en a pas eu de souvenances. Son père adoptif, l'ayant pourtant assez bien accueilli au début - c'est pourtant surtout la femme Frances qui a aimé beaucoup son fils adoptif - ne veut plus payer ses études et le déshérite. Comme l'observe Paola del Castillo, « Les hommes autour d'Edgar ne vivent pas leur vie d'homme ou de père. Pour quelles raisons, ces personnes n'accomplissent-elles pas leur masculinité? Que signifie ce choix d'homme pour une femme? Ce sont des hommes qui les quittent encore jeunes. Elles restent seules ou veuves, sans ressources matérielles, brisées moralement. On s'interrogera sur la place de l'homme ou l'homme évincé » (L'absence en héritage, Dervy, 2010, p.33). Edgar Poe, le poète maudit, n'a pu obtenir la reconnaissance paternelle, ni de son premier qui disparaît en l'abandonnant, ni du deuxième qui le déshérite. C'est pourquoi toute sa vie Edgar a manifesté un besoin criant de reconnaissance du public et de la notoriété littéraire. Plusieurs femmes ont marqué et inspiré sa vie de poète. Il fut constamment à la recherche de son double, l'image de femme éternelle, insaisissable et ineffable.
Dans d'autres cas où les gens cherchent leur place dans la famille, l'on entend dire par l'un ou l'autre membre : « Je ne suis pas à ma place », « c'est comme si j'agissais à la place d'un autre », « je ne cadre pas dans le portrait de famille » ou l'on dit de lui : « il n'est pas un vrai Tremblay ». En gros, on peut dire que ces personnes souffrent d'un problème d'identification face au père ou au groupe dominant de la famille. Or, ils ne cherchent pas nécessairement leur place dans la famille, parce qu'ils s'en « foutent ». Ils on pris des habitudes ou ont choisi des modèles culturels hors de leur famille. Ils ne sont pas surpris d'être exclus de leur tribu. Ainsi des « oncles » dont le comportement déplaît à la majorité et ont choisi une vie hors norme par rapport à l'esprit de famille. Ils ne « fittent » pas, comme l'un d'eux, réfugié à Vancouver, se décrit dans une lettre adressée à toute la famille du Québec : « Je me sens comme un gars naufragé qui s'agrippe à une bouée dans une mer enragée et glaciale qui ne cesse de se faire dire de ne pas lâcher après ce qui me paraît comme 30 heures de ballottement, d'hyperthermie et de fatigue, tout ce qu'on a à me dire c'est de ne pas lâcher. Moi, je suis sur le bord de tout crisser là. [...] Je me sens comme une "anomalie" parmi les autres êtres humains du fait de ma façon de voir les choses, etc.. ce qui fait qu'en fin de compte, je ne « fitte » pas, etc. »
Parfois des personnes sont venues au monde dans des conditions inopportunes et elles ont occupé une place particulière dans la famille. Dès lors, il leur est parfois difficile et pénible de trouver leur juste place dans la famille et d'être le sujet de leur rôle vrai ou de leur rôle d'emprunt. Dans L'absence en héritage, Paola del Castillo consacre quelques pages très pertinentes à Louis Aragon, homme politique, homme de lettres, homme amoureux qui n'a jamais pu oublier son passé de petit garçon qui a souffert. Souffrance qui ne l'a pas mené à la mort, comme certains autres, mais qui est une détresse existentielle, non pas passagère, mais incrustée dans sa vie. P. del Castillo appelle Aragon le « faux père », le « fils de personne », le « fils multiple » ayant un «destin hors père ». S'adressant aux militants communistes, il dira le 2 avril 1959 : « Je connais des gens qui sont nés avec la vérité dans leur berceau [...] je ne leur ressemblais pas. La vérité ne m'a pas été révélée à mon baptême, je ne la tiens ni de mon père, ni de la classe de ma famille. Ce que j'ai appris m'a coûté cher, ce que je sais, je l'ai appris à mes dépens ». Il dira aussi : « tous les hommes de la famille ont été tués pendant la guerre, excepté mon oncle et le beau-fils de ma soeur ». Alors, Aragon, le poète est tous les hommes de la famille à la fois; il représente « le fils multiple », une autre facette du « fils de personne ». Mission très lourde, « puisqu'il porte les projets non aboutis de tous les autres hommes, ceux dont la vie s'est arrêté trop tôt avant l'accomplissement de leur destin » (o. c., p. 94-95).
Émile Durkheim* a classifié comme « égoïste » le suicide d'une personne qui choisit la mort parce qu'elle ne parvient plus à supporter ses douleurs physiques et psychiques et ne trouve pas dans son entourage ou dans la société l'aide qui lui fallait pour survivre à son malheur. Or, il ne faut pas sous-estimer la lourdeur et la pesanteur d'une douleur qui investit l'être tout entier, corps et âme. Il ne suffit pas de dire à une personne souffrante qu'elle a encore un rôle à jouer dans la société et que sa vie vaut encore la peine d'être vécue, quand la personne elle-même ne réussit plus à donner un sens à une vie devenue intolérable. Elle désire mourir, non pas à cause d'un Ego obèse plein d'amour de soi et vidé de l'amour d'autrui. Ses exigences de vie ou de mort ne se situent pas à ce nouveau d'un individualisme avare et frileux. Son amour de soi n'est ni complaisance de soi, ni affectation pour être apitoyée, ni exhibitionnisme pour être vue. Son amour de soi légitime, son empathie et sa compassion de soi est tout simplement un Moi qui se regarde, c'est-à-dire un Je (un sujet) et un Lui (un objet). Cet objet, corps et âme, le regarde à son tour, le concerne, le préoccupe, lui donne du souci, parce qu'il est blessé, meurtri, douloureux, souffrant. Le Moi est un exilé, coincé entre le regret et le désir, entre le souvenir d'un passé révolu et le désir d'un devenir fermé. Il y a urgence d'être délivré, de devenir grâce, à un appui authentique d'autrui, qui n'est pas de la prévention, mais une libération ou une renaissance. Si les ressources intérieures ou extérieures s'épuisent face à cet impossible devoir vivre, il demeure l'alternative d'une mort auto-libératrice.
Le devenir social du sujet
Comment le sujet en détresse existentielle se perçoit-il lui-même par rapport à autrui? Quelle image pense-t-il que les autres portent sur lui? A-t-il honte de lui-même? Pense-t-il que ses proches ont honte de lui? Se sent-t-il coupable? Les autres le condamnent-ils, le méprisent-ils, se moquent-ils de lui? Se croit-il exclu de sa famille, de son groupe d'amis, de son équipe de travail? Les autres font-ils peser sur lui le fardeau de la culpabilité*, parce qu'il ne répond pas à leurs normes ou à leurs modèles de vie?
Dans son Journal, Kafka se dit « incapable de vivre avec les gens, de leur parler. Absolument submergé par moi-même, ne pensant qu'à moi. Apathique, distrait, inquiet. Je n'ai rien à dire, jamais, à personne » (o.c., p. 433). « Submergé par moi-même », c'est l'image que nous nous construisons de la personne suicidaire. Son mutisme nous gêne. Dépouillé de son pouvoir de la parole, il est exclu de tout pouvoir, du pouvoir de l'amour, de la sexualité, de la procréation et de la production. Le sujet n'a plus rien et n'est plus rien. Le suicide deviendrait ainsi la confirmation d'une non-existence. Lorsque j'ai entendu à la télévision un des responsables de la prévention du suicide insister sur la tolérance zéro face au suicide, j'aurais dû lui répondre : « comment imposer une tolérance zéro à une existence devenue zéro, souvent à cause de son entourage qui n'a pas su ni pu prendre soin d'un pauvre hère abandonné par une société qui n'a pas su le comprendre, ni lui donner les moyens de s'intégrer à l'école, au travail, à la famille? »
On entend dire par des proches en deuil d'un des leurs happé par le suicide : « Pourquoi n'ai-je su capter les signaux de sa détresse? Pourquoi n'ai-je pas été l' "au moins un" capable d'aider mon frère? » (F. Kaltenbeck, o.c., p. 81). Or, quand je vois ce qui se passe dans les familles, je me demande si le frère est, sauf exception, la personne la plus apte à découvrir le malheur de son frère et à l'aider à s'en sortir. « Nul n'est prophète dans son pays ». C'est dans sa famille que l'on est souvent le moins connu et le moins pris au sérieux. Le cri du sang peut jouer un certain rôle dans une bagarre de rue, mais semble se taire ou se manifester peu dans la délicatesse des liens intimes d'âmes en détresse. Dans l'imaginaire des membres de la famille, « le défunt reproche à tous les membres de la famille de l'avoir laissé en plan. Leur réseau de solidarité n'a pas fonctionné ». Or, si la personne suicidaire donne parfois des signaux, c'est une légende de croire que les humains sont si fins ou si équipés pour les apercevoir avec justesse. Il faudrait un degré d'intensité d'empathie hors du commun pour saisir la détresse du frère. Le salut peut-il venir du frère qui est, en réalité, le rival de son frère? Que penser alors du conjoint avec qui on n'est plus en bons termes? Dans son roman autobiographique Visages, Tove Ditlevsen présente Lise sujette à des hallucinations paranoïaques. Par les tuyaux du système de plomberie de son édifice, elle entend les voix de son mari et de la gouvernante, qui est aussi la maîtresse de son mari, « concocter » son propre suicide : « On arrivera bien à l'avoir. Tu n'as qu'à laisser les somnifères sur la commode. Elle finira par les prendre un jour ou l'autre...» (p. 34). Dans ce cas et dans bien d'autres, le milieu familial n'est sans doute pas le lieu le plus indiqué et le plus efficace de prévention du suicide.
Dans cette dernière partie de nos réflexions, nous nous sommes attardés à l'intérieur du clan de la famille*. Celle-ci n'est qu'une première cellule de la société, là où les relations sont interpersonnelles. Dans le cadre collectif d'une société, les enjeux et les rapports de forces sont d'un autre ordre. C'est le monde du travail* et de la production qui, dans le monde contemporain, est le lieu le plus exposé au suicide.
Aujourd'hui, l'économie* s'avère la vache sacrée du monde politique. Même si les gouvernements n'ont pas ou si peu de pouvoir sur la gestion économique de leur État, ils se glorifient de la baisse du taux de chômage et de l'accroissement de l'emploi. Ou ils accusent le gouvernement précédent d'avoir augmenté la dette de leur pays. Tout est étudié en termes économiques : la santé, l'éducation et même le suicide. Ainsi, des études quantitatives parviennent à des résultats surprenants et à des conclusions étranges. En effet, d'après une recherche, en 1996 au Nouveau-Brunswick, le coût global de chaque suicide aurait atteint près de 850 000 dollars. Si nos calculs sont bons, les 96 suicides rapportés cette année là auraient coûté à cette province du Canada 80 millions. Ces coûts incluent les frais de soins de santé, d'autopsie, de funérailles et d’enquêtes policières, ainsi que les frais indirects résultant de la perte de productivité et de revenus. Le but de cette étude était de démontrer l’importance de la prévention du suicide! Sic! Selon ces chercheurs, « les études économiques sont un bon moyen pour faire comprendre l’ampleur que peut avoir un problème de santé. Les gens comprennent mieux alors pourquoi la prévention est nécessaire » (A. Bercelo et D. Clayton, Chronic Diseases in Canada, août 1999). D’autres études démontrent le fardeau économique de la dépression et établissent une corrélation entre l’absentéisme au travail et le suicide. Le nombre de jours d’absence au travail des personnes suicidaires est trois fois supérieur à celui des non-suicidaires. Selon le psychiatre Bryan Tannie, de Calgary, d’autres chercheurs sont d’avis que les personnes en dépression sévère qui se suicident font épargner de l’argent à l’État, parce qu’elles n’auront plus besoin de traitements coûteux. Ce qui coûte le plus cher, dit-il, ce ne sont pas les suicidés, mais ceux, de quarante à cent fois plus nombreux, qui font des tentatives de suicide et se blessent. Plusieurs d’entre eux finissent dans les centres de soins intensifs et coûtent cher à la société (D. Bueckert, « Chaque suicide coûte 850 000$ à la société, selon une étude », La Presse, 7 septembre 1999, p. B8). Il nous semble tout à fait déplacé d’éveiller l’opinion publique sur la nécessité de la prévention du suicide en affichant les dépenses élevées que les suicidés imposent à la société. Paradoxalement, il se produit ainsi une banalisation du suicide qui en fait un facteur économique influant sur le marché au même titre que, par exemple, la reconstruction d'un pont ou les dépenses électorales!
Cependant, le chômage* est une forme de deuil* qui s'accompagne fréquemment, chez les personnes affectées par le non-emploi, de comportements : la réduction de l’intensité de leur effort pour chercher un travail rémunéré, le découragement et la perte de confiance en soi. En outre, l’absence d’autres revenus dans le ménage, l’instabilité familiale, l’isolement (par exemple, les mères célibataires ou les femmes seules à gérer une famille), la précarité du logement, l’appartenance à une zone géographique marquée par la pénurie, augmentent les risques d’exclusion et, éventuellement, de suicide. Le fardeau peut devenir trop lourd à porter pour l’individu qui, par sa mort choisie, ne fait que confirmer sa non-existence (E. Volant, « Le chômage d’exclusion », Religiologiques, no 13, 1996, p. 125-141). À l’heure de la mondialisation, des tragédies sociales commencent par la faillite d’une société, son rachat par un groupe suivi du licenciement d’une bonne partie du personnel. Dans l’absence de toute perspective d'avenir, des cadres ou des ouvriers, anciens ou nouveaux, sombrent parfois dans un sentiment de profonde impuissance et de révolte qui se manifeste par des actes de violence à l’extérieur ou retournés vers soi par des tentatives de suicide et des suicides effectifs. Le couple et la famille, en difficulté financière ou affective, ne peuvent plus jouer leur fonction de communauté de soutien ou d’identification. Actuellement, les dédommagements des préjudices sont dérisoires et le suivi médical ou le soutien psychologique des salariés commencement seulement à se développer. La formation professionnelle obligatoire permettrait aux salariés de se réorienter vers un autre emploi (Christian Larose, membre du Conseil économique et secrétaire général de la fédération CGT Textile, l’Union nationale de prévention du suicide, UNPS).
Il ne suffit pas et il ne convient pas non plus de donner aux salariés, privés de leur emploi, le statut de victime* ou de candidat potentiel au suicide. Il ne s'agit pas de réduire la subjectivité du travailleur à un objet de prescriptions censées restaurer son « bien-être » au travail, mais «de centrer l'investigation dans les collectifs de travail sur les difficultés liées à l'organisation et aux conditions de l'activité, d'accompagner l'élaboration autour des voies de transformation du travail et des relations de travail »
(D. Lhuilier, «Suicides en milieu de travail» dans P. Courtet, Suicides et tentatives de suicide, Flammarion, 2010, p. 219-223).
© Éric Volant, 2011.