Chez les Mésopotamiens, la pratique funèbre de l'inhumation s'accomplit sous le signe d'un changement à un autre état et du passage à un autre monde. «Un soin extrême apporté à la sauvegarde de l'intégrité de la dépouille: on veille à ce que les ossements, armature du corps, fondement imputrescible de chaque être, soient préservés intacts et subsistent rassemblés au complet dans la demeure souterraine où réside la mort. [...] Les Mésopotamiens font preuve de la même attention scrupuleuse et inquiète à l'égard des tombes, enclos nocturnes et souterrains réservés aux morts. Il leur faut prendre garde à ce qu'elles demeurent immuablement "en place", inviolées, maintenues pour toujours en l'état, préservées du pillage et de la destruction, à l'abri de tout ce qui pourrait en altérer le contenu et troubler la paix du mort dans son nouveau domaine. [...] La "stratégie" funéraire mésopotamienne vise à maintenir à travers la frontière qui sépare les morts des vivants et en dépit d'elle, une continuité entre les deux mondes, souterrain et terrestre. [...] Au fond de leurs sépulcres, les morts forment ainsi les racines qui, en donnant au groupe humain son point d'ancrage dans le sol, lui assurent stabilité dans l'espace et continuité dans le temps. Quand un vainqueur entreprend de détruire ou de réduire en servitude une nation ennemie, il lui faut d'abord l'arracher à ses morts, extirper ses racines: les tombes, violées, sont ouvertes, les os brisés, pulvérisés, dispersés à tout vent. [...] Dans l'optique mésopotamienne, une société coupée de ses morts, n'a plus sa place sur l'échiquier de l'étendue terrestre. Avec son enracinement, elle perd sa stabilité, sa consistance, sa cohésion. [...] En s'enracinant dans leurs morts, les Mésopotamiens liaient la stabilité de la société humaine à une stricte délimitation du territoire, à l'organisation réglée d'un espace de sédentaires. La menace, le mal prenaient pour eux la figure de l'errance, de l'étendue informe: domaines du nomadisme et de l'exil, du désert et des confins. [...] La vie y est acceptée, reconnue, exaltée pour elle-même, non comme préparation à une mort qui. loin d'accomplir l'individu, le ramène à une existence appauvrie, diminuée: l'ombre de ce qu'il était vivant. [...] C'est à travers le [roi] que l'éclat des dieux d'en haut peut illuminer l'existence des êtres humains, faits pour retourner à la terre dont ils proviennent.»
(J.-P. Vernant, «Introduction» de G. Gnoli et J.-P. Vernant, La mort, les morts dans les sociétés anciennes, Cambridge University Press, Éditions de la Maison des Sciences de l'Homme, 1982, p. 8-9)
p.s. Dans la même Introduction, J.-P. Vernant établit une comparaison entre l'idéologie et la pratique funéraires des Mésopotamiens et celles de l'Inde brahmanique.