Né à Villa de María del Río Secole (Córdoba) en Argentine le 13 juin 1874 et décédé à El Tigre le 18 février 1938, Leopoldo Lugones Argüello, journaliste, est considéré comme l'un des plus grands poètes hispano-américains du début du XXe siècle, à l'âge d'or du mouvement moderniste (el modernismo). En 1905, il a écrit un roman très dense La Guerra Gaucha. Il pratiqua aussi les sciences occultes et naturelles, la recherche historique et l'enseignement. En politique, il fut un orateur public passionné et redoutable. Il fut d'abord socialiste, puis devint conservateur traditionnaliste pour finalement adhérer au fascisme. En 1930, il supporta le coup d'état contre le président du Parti radical, Hipólito Yrigoyen. Constatant l'échec* de ses engagements politiques, il met fin à ses jours le 18 février 1938 dans une chambre de l'hôtel El Tropezón, à El Tigre, en buvant un mélange de cyanure et de whisky.
Borges écrit dans une dédicace de l'édition française de ses oeuvres, adressée «à Leopoldo Lugones»:
«[...] Ces réflexions m'amènent à la porte de votre bureau. J'entre. Nous échangeons quelques mots conventionnels et cordiaux et je vous donne ce livre. Si je ne me trompe, vous étiez loin de me mésestimer, Lugones, et vous auriez aimé que l'une de mes oeuvres vous plût. Cele n'est jamais arrivé, mais cette fois, vous tournez les pages et vous approuvez quelques vers, peut-être parce que vous y avez reconnu votre propre voix, peut-être parce qu'une pratique déficiente vous importe moins qu'une saine théorie.
Au moment, mon rêve se dilue, tout comme l'eau dans l'eau. La vaste bibliothèque qui m'entoure se trouve dans la rue Mexico, et non dans la rue Rodriguez Pena, et vous, Lugones, vous vous êtes supprimé au début de 1938. Ma vanité et ma nostalgie ont édifié une scène impossible. Assurément, me dis-je, mais demain moi aussi je serai mort, nos durées seront confondues et la chronologie se perdra en un monde de symboles et il sera juste, en quelque sorte, de prétendre que je vous ai apporté cet ouvrage et que vous l'aurez accepté.»
signé J. L. B.,
Buenos Aires, le 9 août 1960.
(Borges, Oeuvres complètes II, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 2010, p. 4)
Dans les dernières lignes de son essai sur Lugones (1955), Borges essaie de rendre compte du suicide de ce dernier, en 1938, dans une île du delta du Tigre à Buenos Aires:
«Il convient de deviner ou d'entrevoir, ou tout simplement d'imaginer l'histoire, l'histoire d'un homme qui, sans le savoir, se refusa à la passion et qui érigea d'une manière laborieuse de hauts et illustres édifices verbaux jusqu'à ce que le froid et la solitude l'eussent atteint. Alors, cet homme, maître de tous les mots, sentit au plus profond de lui que la réalité n'est pas verbale et qu'elle peut être incommunicable et atroce, et il s'en fut, taciturne et seul, chercher la mort, dans le crépuscule d'une île» (Lugones, p. 97.)
(cité par Jean-Pierre Bernès dans Borges, Oeuvres complètes II, op. cit., note page 4, p. 1136)