Marie-Anne Matard-Bonucci, L’Italie fasciste et la persécution des juifs, Paris, Perrin, 2007.
Cette étude très bien documentée présente l’antisémitisme d’État dans l’Italie des années 1930 et 1940 comme
Une morale de circonstance ou une stratégie conjoncturelle, liée au contexte historique. Le climat général en Europe et en Amérique manifeste une tendance à des idéologies racistes (supériorité de la race blanche sur les autres, infériorité des juifs et des noirs). L’Allemagne nazie exerce une fascination sur les pays environnants et sur le fascisme italien favorisant l’imitation. La guerres de l‘Éthiopie et, plus tard, celle de l’Espagne portent les dirigeants fascistes et la population au désenchantement et sont à l’origine d’une crise économique (chômage, inflation)
une morale d’eschatologie ou une stratégie utopique qui appelle à une révolution anthropologique qui vise l’avènement de l’Homme nouveau et la création d’un État puissant, caractérisé par un retour aux sources biologiques de la pureté du sang, par un retour aux sources historiques de l’impérialisme romain ou de la romanité, par une continuité des valeurs spirituelles de l’héritage culturel et religieux.
une morale pragmatique et cynique, une stratégie de mobilisation de la population par la construction d’un ennemi intérieur à combattre : le juif impur, riche bourgeois, hostile et traître de la nation. La haine des juifs et leur persécution sont conçues comme des moyens en vue de bâtir un peuple fort à l’intérieur de ses frontières et de donner à l’extérieur des frontières l’image d’une Italie puissante et impériale.
Face à ce constat, une interrogation s’impose au sujet de la responsabilité éthique de l’élite intellectuelle du pays, des 10 scientifiques qui ont signé le Manifeste du 25 juillet 1938 et des 360 personnalités qui ont adhéré au manifeste, des universitaires et des journalistes, auteurs d’articles dans des revues, des périodiques et des journaux. Comment ces universitaires, ces journalistes, ces prêtres en sont-ils arrivés là ? Manque de courage ou de lucidité ? Manque d’information ou désinformation par la propagande?
Où est la responsabilité éthique d’une Monarchie affaiblie, qui exprime sa compassion pour les juifs, mais qui ratifie les lois raciales et antisémites sans protestation officielle.
Quelle est la responsabilité éthique de l’Église catholique? En 1937, Pie XI avait condamné dans l’encyclique Mit Brennender Sorge le racisme national-socialiste. En 1938, il avait confié au jésuite John Lafarge la tâche de préparer une encyclique sur l’«Unité du genre humain» qui devait condamner le racisme et l’antisémitisme. Par contre, le Vatican et la presse catholique ont essayé d’atténuer l’impact des déclarations papales.
Lâcheté des intellectuels, du clergé et des chrétiens? Ou action discrète et timide, réprobation muette?
Aujourd’hui, 70 ans plus tard avec la distance d’un regard enrichi par l’expérience des camps de concentration et de l’holocauste, avertis par d’autres expériences des guerres contemporaines, du terrorisme et de la torture, pouvons-nous risquer des propos éthiques afin d’éviter d’autres désastres humanitaires ou d’autres attitudes de rejet?
Emmanuel Kant et son impératif catégorique
Les deux formulations de l’impératif catégorique de Kant n’ont pas besoin d’explications. Il s’agit de les lire lentement pour les comprendre et les assimiler :
«Agis toujours de telle sorte que la maxime de ton action manifeste l’autonomie de ta volonté»
« Agis toujours de telle sorte que tu traites la personne humaine, en toi-même comme en autrui, toujours en même temps comme une fin, mais jamais simplement comme un moyen.»
Le respect de la personne humaine est, pour Kant, un principe éthique fondamental. Or, l'homme est affecté par un mal radical qui fait de lui un être naturellement violent. Ce mal radical n'est pourtant pas un mur devant lequel sa raison s'arrête. Bien au contraire, il est une provocation ou une insulte à son intelligence, qui lui permet de rebondir en s'imposant une exigence éthique aussi radicale, celle du refus de la violence.
La question juive est une question éthique: comment en finir avec la violence? À la politique de répondre à cette double question, d'établir des institutions et des lois qui contrôlent, endiguent ou abolissent la violence. À l'État de créer des conditions dans lesquelles la paix sociale, des relations sensées entre les citoyens et des accommodements raisonnables soient possibles. Un État totalitaire, au lieu de contrôler la violence, exacerbe le mal radical, qui ronge les humains, et l'endurcit. Il promulgue des lois injustes et discriminatoires qui nuisent aux groupes et aux personnes ciblés. Sa volonté politique est de séparer au lieu d'unir, d'entretenir le feu de la haine ou la spirale de la violence. L'autonomie et la liberté de la personne humaine sont violentées.
Emmanuel Levinas et le visage d’autrui
Ce philosophe juif d’origine lituanienne et d’expression française a vécu la deuxième guerre mondiale dans un camp de prisonniers de guerre français en Allemagne. À la découverte des horreurs nazies, il se demande si, face à la réalité de la guerre comme totalité qui dépasse les sujets humains, la liberté humaine ne serait qu’une simple illusion. Or, si la liberté du sujet n’est qu’une illusion, l’éthique qui est précisément fondée sur la liberté du sujet n’existera plus. La responsabilité éthique du sujet libre et autonome ne sera qu’une vaine illusion.
Face à ce dilemme, Levinas propose une autre réalité transcendante, celle du visage d’autrui. Autrui est un être exposé à sa propre faiblesse et à sa propre mortalité qui, par le simple fait d’exister, est une interpellation à notre conscience. La responsabilité éthique trouve sa source dans la quête silencieuse de l’autre. Être moi, c’est être pour autrui, pour celui qui n’est pas là ou qui n’est plus là, celui qui semble plus absent que présent.
Être responsable éthiquement, c’est aller à la recherche de la trace d’autrui pour reconnaître la valeur de son existence et de sa personne, c’est répondre à l’appel, non-dit ou interdit, de celui qui se cache ou que l’on cache, qui n’est plus visible, qui est discriminé, recensé, séparé, exclu, honni et haï, qui n’a plus de place ni d’espace, qui sera exterminé si nous n’intervenons pas.. L’omission ou l’oubli de l’autre est sans doute le manquement le plus grave à la responsabilité éthique.
Ralph Emerson et David Thoreau ou le refus de la société telle qu’elle existe
Selon ces deux figures importantes du renouveau de la philosophie morale aux Etats-Unis du 19°siècle, c’est justement parce que la société désobéit à sa propre Constitution ou désobéit à ses propres lois que Thoreau prône la désobéissance civile ou la résistance à un gouvernement qui, par ses politiques, corrompt les principes mêmes de la Constitution ou de sa propre législation.
De sa part, Emerson critique la classe intellectuelle : « l’homme est timide, il se répand en excuses; il n’est plus debout, il n’ose pas dire : «je pense», «je suis». Il faut croire à notre propre pensée. Emerson affirme: «je rejette père et mère, femme et frère quand mon génie m’appelle». Avoir le courage de penser à l’encontre de l’opinion courante et agir selon ce que dicte notre propre conscience est l’expression de notre autonomie.
Il ne s’agit pas pour autant d’interpréter cette attitude comme une forme d’arrogance, de fanatisme, de dogmatisme. En temps de totalitarisme des autorités politiques, la démesure de l’État ne doit pas nous conduire à une nouvelle démesure qui aura pour effet une démesure étatique encore plus destructrice. La raison plus que la passion, la ruse plus que la force, la sagesse plus que la vindicte demeurent des conseillères crédibles pour une action aussi efficace que discrète, aussi courageuse que réfléchie. Sachant pourtant que, dans des situations tragiques et désespérantes, toute action a les limites de ses incertitudes et espère pouvoir choisir le moment opportun pour intervenir.
Éric Volant ©
NOTES
1. Stephane Moses, «Levinas Emmanuel (1905-1995)» dans Monique Canto-Sperber (dir.), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, PUF, 1996, p. 824-825.
2. Sandra Laugier, «Emerson, Thoreau et le transcendentalisme», op. cit., p. 1548-1552.