Introduction
L'espace en tant que forme est donc une construction qui ne choisit, pour signifier, que telles ou telles propriétés des objets « réels », que l'un ou l'autre de ses niveaux de pertinence possibles : il est évident que toute construction est un appauvrissement et que l'émergence de l'espace fait disparaître la plupart des richesses de l'étendue. Toutefois, ce qu'il perd en plénitude concrète et vécue est compensé par des acquisitions multiples en signification : en s'érigeant en espace signifiant, il devient tout simplement un « objet » autre.(GREIMAS, 1977)
Dans un livre récent sur la culture urbaine québécoise, Douceville en Québec, la modernisation d'une tradition, Colette Moreux (1982) nous met en présence d'une sorte de conséquence obligée de la modernisation de cette société : s'en dégage une tranquille pratique du non-sens. Cette « nouvelle sagesse », issue de la révolution tranquille, de l'urbanisation et de la technicisation de la société québécoise - sans que ces derniers s'accompagnent d'une véritable appropriation des moyens de production, notons-le - privilégie les valeurs de l'immédiat, la satisfaction à court terme, au détriment de la conscience de l'histoire. Mentalité dans laquelle nous précéderions de peu, dit-on, « le reste du monde occidental » (MARCOTTE, 1983).
Le diagnostic de Colette Moreux arrive au terme d'une large étude de terrain, aboutissement d'une recherche à long terme sur les classes moyennes québécoises. Elle entérine la problématique de Fin d'une religion ?, exposée depuis déjà bientôt 15 ans (1969). Nos propres recherches sont tributaires d'un terrain beaucoup plus restreint, celui des pratiques de la mort dans la société québécoise, terrain cependant d'une exceptionnelle densité sociale et affective. Nous y sommes amenés, par des voies tout à fait différentes, à des conclusions très proches de celles de Colette Moreux. Si tant est que les pratiques de la mort font symptômes d'une société, nous devons bien y trouver certains modes de production du sens qui s'articulent aux conditions générales de la pratique du sens dans cette société. Et dès lors, les transformations du rapport au sens qui s'observent à travers ces pratiques de la mort doivent bien nous renvoyer à des transformations plus générales.
1. Pratiques de la mort et production de sens
L'événement de la mort est rupture/structure. Comme tout événement, il est rupturation d'un ordre établi, celui qui prévalait aux rapports sociaux dans un certain groupe particulier avant le décès d'un de ses membres ; il est restructuration d'un nouvel ordre, tenant compte de sa disparition. C'est un moment d'extrême densité symbolique. Le groupe des survivants y est appelé à reconstituer les signifiants de son dynamisme social spécifique, dans la mouvance de la propre création comme dans ses rapports à son environnement (LEMIEUX, 1982). Or, une des réalités les plus profondément mises en cause dans les transformations des pratiques de la mort que nous pouvons observer dans la société québécoise, c'est précisément le rapport à l'histoire qui s'y inscrit.
Autrefois encadrées par un discours religieux quasi unanime et à portée universelle, les pratiques de la mort renvoyaient directement à un absolu de l'histoire, c'est-à-dire à un sens de l'histoire d'une telle portée qu'il pouvait assumer tout geste humain, comme toute tradition. L'acte de mourir, intégré par le rituel (devenu, depuis peu, non plus sacrement des mourants mais sacrement des malades), était discours d'affirmation d'un salut, sinon tenu par le mourant lui-même, du moins par son environnement. La disposition du cadavre, intégrée par le rituel des funérailles, était réaffirmation d'un sens d'une même portée, celui qui trouvait sa cohérence dans la conception de l'au-delà produite par le discours religieux. Or, si une telle pratique religieuse de la mort n'a certes pas disparu de la scène sociale, si elle continue même d'être en forte demande dans une société où la mort apparaît le plus souvent comme un traumatisme dépourvu de sens, elle est devenue marginale. Elle doit justement, pour exister, être l'objet d'une demande, c'est-à-dire trouver le moyen de s'intégrer dans un ensemble de pratiques sociales qu'elle ne contrôle plus, qui lui sont plutôt étrangères.
Elle s'inscrit, en cela, dans un ensemble de pratiques technico-médicales du corps dont l'enjeu est une forme désormais sécularisée du salut : la santé, l'équilibre socio-affectif, la qualité de la vie (RICHARD, 1982 ; LEMIEUX, 1982). Ces nouvelles pratiques, encore une fois, ne rejettent pas nécessairement la pertinence d'un apport religieux dans la gestion de la mort. Elles lui assignent une place selon la logique qui leur est propre. Elles font ainsi du discours religieux, comme par ailleurs des discours affectifs qui non seulement perdurent mais parfois éclatent dans le traumatisme de la rupture, des adjuvants de leur propre efficacité symbolique et technique, y prenant place comme des risques calculés.
Or, qu'est-ce que la religion qui autrefois présidait aux pratiques de la mort comme à celles de la vie, sinon l'institution d'un sens ? Dégageons ces termes des contenus culturels qu'ils continuent de véhiculer pour chacun de nous ; entendons-les selon leur mode le plus formel possible. Nous verrons alors que l'institution, c'est essentiellement un travail de codification (HIERNAUX, 1977), travail par lequel les règles qui régissent la production des valeurs (du langage, bien sûr, jusqu'à l'économie, en passant par l'éthique) deviennent reconnaissables et utilisables par tous ceux qui, du fait de cette reconnaissance (condition de l'échange social), forment ainsi groupe. L'institution implique un accord mutuel (MALINOWSKI, 1968) : elle représente essentiellement ce en quoi on s'entend sur un certain nombre de valeurs établies. Tout groupe qui échange des valeurs est ainsi redevable d'une institutionnalisation de ses pratiques, c'est-à-dire de codes qui régissent ses échanges, codes dont le premier en liste est évidemment celui du langage. Sinon, qui s'y repérerait ?
Le sens, ainsi considéré, n'est pas d'abord la référence à un contenu. Il est opérateur des rapports sociaux. Nous le considérerons ici tel qu'en linguistique : « Le sens d'une unité linguistique se définit comme sa capacité d'intégrer une unité de niveau supérieur » (BENVÉNISTE, 1966 : 127). Le sens d'une pratique sociale sera également pour nous, entendu qu'il s'y agit toujours de pratiques signifiantes, la capacité, pour une production donnée de signification, d'intégrer un niveau de pratique englobant. Ainsi, la pratique d'un groupe particulier (par exemple, une association volontaire) prendra sens de ce qu'elle intègre un réseau de pratiques plus larges, celui de la ville ou de l'ensemble des pratiques similaires dans une nation ; l'histoire particulière de ma famille fait sens en ce qu'elle intègre l'histoire de mon village, de mon pays, etc. ; mon histoire fait sens en ce qu'elle intègre une histoire plus large, celle de ma famille, de mon sexe, de mon environnement, de mon village, mon pays, ma race, etc. En corollaire, le travail d'appropriation de son histoire par un sujet est toujours un travail de production de sens.
On comprendra facilement, de ce point de vue formel, l'importance du discours religieux qui, à partir de l'Écriture (absolu de la trace et trace de l'Absolu), propose une vision totalisante de l'histoire, vision capable d'intégrer toutes les histoires particulières, puisque là où celles-ci sont conjoncturellement limitées, celle-là rend compte du commencement et de la fin ultimes, de la création à la parousie. L'Histoire (avec cette déférence de la majuscule) est institution totalisante et globalisante du sens. La subjectivité de chaque individu, leur rapport à des histoires particulières, comme les transactions de chaque groupe, trouvent leur signification dernière dans cet absolu de l'histoire. Les significations locales, celles qui sont produites chaque fois qu'une valeur est actualisée dans un échange donné, y deviennent parcelles de l'univers. L'Histoire devient ainsi, et avec elle les histoires telles qu'entretenues par des communautés données, ce sur quoi tout rapport symbolique est fondé.
L'institutionnalisation religieuse, dans cette efficacité qui est la sienne, fait apparaître le sens non seulement comme un opérateur (ce à quoi nous le réduisons pour fins d'analyse), mais comme la proposition nécessaire d'un contenu défini, appelé à intégrer tout autre contenu.
Or, nous l'avons déjà noté, les pratiques de la mort marginalisent désormais ce fonctionnement religieux. L'institution du sens n'y est pas confrontée, ni contredite, par ce qui ne pourrait être que l'institution concurrentielle d'un autre sens, dans l'affrontement de deux croyances ou de deux systèmes religieux. Elle est tout simplement déplacée, au profit d'une recherche et d'une production de l'efficacité immédiate. Et dans ce déplacement, bien sûr, elle éclate, buissonnant en une multitude de variantes plus ou moins proches les unes des autres et qui font du monde religieux un univers désormais pluriel et fragmenté. Cet univers prend une importance considérable dans le monde contemporain par la quantité d'offres qu'il met en scène. Malgré ses rapprochements oecuméniques, il reste cependant incapable de s'imposer comme totalité du sens.
Comment, dans ces conditions, les pratiques signifiantes qui sont le propre des échanges quotidiens peuvent-elles prendre sens ? Si l'efficacité technologique est, essentiellement, une efficacité à court terme, cela implique-t-il que disparaisse toute économie du sens ? Poser de telles questions, c'est poser en même temps celle du rapport à l'histoire qui est désormais vécu. Si la référence à l'absolu de l'histoire est déplacée, quelle autre conception prend sa place ? Peut-il seulement y avoir une autre conception, c'est-à-dire une pratique de rechange de l'histoire ? De quelle histoire, désormais, sommes-nous produits et producteurs ?
2. Le cimetière comme écriture
Même si les questions posées ici sont d'une portée très générale, les essais de réponse que nous tenterons de leur donner seront limités. Ils sont, pour nous, non pas concluants, mais indicatifs. Notre terrain d'observation, celui des pratiques de la mort dans la société québécoise, est un terrain limité et, parmi cet ensemble de pratiques, nous nous attacherons à un îlot particulier, celui que constituent (désormais îlots de verdure dans le béton quotidien) nos cimetières urbains.
Le choix de ce terrain d'observation, cependant, n'est pas aléatoire. Le cimetière est, en effet, en toute société, le lieu d'une trace, d'une écriture, donc d'un rapport à l'histoire. Si ce rapport, dans la société québécoise, semble se transformer, il est remarquable que nos cimetières aussi se transforment. De nouveaux modes d'écriture, de nouveaux signifiants y apparaissent, indices peut-être privilégiés des transformations profondes de la société elle-même.
Le cimetière n'est pas, non plus, la seule pratique d'écriture qui accompagne la mort. Il prend place, en fait, dans un ensemble d'écritures qui toutes, se donnant à lire aux survivants, ont une même fonction : garantir les rapports que ceux-ci entretiennent désormais avec le passé, le disparu. Comme toute écriture, le cimetière renvoie à l'ailleurs, c'est-à-dire à un auteur absent qui laisse ainsi à lire quelque chose de son désir. Le lecteur, comme devant n'importe quel livre, doit supposer ce désir, s'il veut comprendre (à son tour) les enjeux de cette écriture. Il est donc mis en demeure, lui-même, d'interpréter, c'est-à-dire de prêter à l'autre, absent à qui il suppose le désir d'être là, un possible pouvoir : celui d'être présent dans l'actualité de son propre univers, d'être partie prenante dans l'histoire qui est en train de se faire à travers cette lecture elle-même. La trace de l'autre, présence actualisée de l'absence, renvoie ainsi chacun à la place qu'il occupe actuellement, à la vraisemblance des paroles qu'il y tient et des actions qu'il y entreprend, à la confrontation de son visage et du visage de l'autre.
Si le cimetière est écriture, il est, comme toute écriture, cet univers de signifiants venus d'ailleurs par rapport auxquels chaque lecteur relie et relit (aux deux sens étymologiques du mot religion : religare, relegere) sa propre vie. Il inscrit cette dernière dans un environnement - une histoire - qui dépasse le cadre aléatoire et sans doute éphémère de son immédiateté. Strictement, c'est donc une écriture qui fait sens, intégrant chaque lecteur, individu ou groupe, à son histoire propre, dans un rapport au temps, d'une part, dans la mesure où la lecture que chacun fait du cimetière est d'abord diachronique, cherchant ce qui se donne comme une origine, et dans un rapport à l'espace, chaque histoire particulière côtoyant les autres, objet d'un ensemble de stratifications synchroniques.
Trois types d'écriture interviennent principalement à l'occasion de l'événement de la mort dans la vie d'un groupe : l'écriture juridique, généralement par le testament, ou l'application de la loi des successions à la circulation des biens laissés par le défunt ; l'écriture religieuse qui, dans le rituel des funérailles, rappelle à chacun l'institution ultime d'un sens ; enfin, l'écriture du cimetière, archive de pierre et mémoire tangible que se donnent les survivants.
On peut voir facilement comment chacune de ces écritures fonctionne comme garantie, ou mieux encore, comme contrôle de la vraisemblance des initiatives d'échange qui sont prises dans le groupe des survivants. Le testament rappelle la loi, faisant en sorte que n'est pas possible n'importe quel échange de biens. Il fait loi du désir même du disparu, confrontant directement le groupe à un autre que lui-même, une altérité qui n'est pas seulement une différence mais, désormais, un dehors. L'Écriture, de même, est actualisation d'une altérité, trace d'une autre parole, désir absolu posé par la foi et confrontant de l'extérieur, lui aussi, les désirs mis en scène par le groupe. La vie interne de ce dernier, dans tous les cas, est mise en rapport avec un référent externe, référent dont la production et la manipulation échappent aux volontés particulières. Par le fait même, le groupe s'en trouve situé par rapport à quelque chose d'autre que lui-même. Il devient encadré, un parmi d'autres dans le temps comme dans l'espace social et repérable, identifiable, selon les différences de ses Propres productions signifiantes.
L'écriture du cimetière fonctionne selon la structure même des autres écritures que nous venons de décrire. Essentiellement inscription sur la pierre, elle apparaît après que l'on a disposé définitivement du corps, établissant ainsi le lien nécessaire entre l'absent et le présent du groupe. Elle se donne à lire comme trace, sédimentation de la vie passée du groupe, inscrivant dans sa mémoire chacune des occurrences individuelles qui ont marqué cette vie et les rendant présentes, comme mémoire, à sa vie actuelle. Généralement, elle prend place dans les marges de son espace communautaire, en marquant en quelque sorte les limites, soit en bordure du village, soit à côté de l'église.
Trait d'union de l'absence et de la présence, mémoire sédimentée, l'écriture du cimetière fonctionne en radicalisant, en quelque sorte, les oppositions sémantiques dont elle se constitue. Là où le corps est voué à la disparition, enlevé au regard, elle cherche l'ostentatoire et utilise les matériaux les moins altérables, opposant la durée à l'éphémère ; là où le corps devient poussière, elle s'inscrit dans la pierre, lui opposant sa densité ; là où il repose, couché, elle érige ses monuments ; là où il est enfoui, enterré, elle s'élève sous forme de stèle ; là où l'autre n'est plus, devenu rien ou, si l'on est croyant, esprit séparé de la matière, elle insiste sur les qualités même de cette matière.
C'est ainsi que nous pouvons dire du cimetière qu'il est une sorte de théâtre. À travers les procédures d'écriture qui lui sont propres, dans son actualisation des contraires où un ordre symbolique s'affirme d'autant plus fortement que son référent, le réel rupturé, s'estompe, il propose une représentation du visage de l'autre, visage en quelque sorte trans-figuré. Il est non seulement mémoire, mais faisant trace dans l'actualité, il y ordonne pour chaque lecteur un certain mode d'appropriation de son histoire.
Mais qui est, dès lors, le sujet de cette écriture funéraire ? Quand on considère l'écriture testamentaire et l'écriture religieuse (cette dernière se présentant d'ailleurs, dans le christianisme, en deux testaments), on rencontre vite ce qu'il convient d'appeler un sujet supposé. Le testament représente, en effet, ce qui témoigne du désir de quelqu'un. Lorsqu'il est lu, ce quelqu'un est disparu, mais quelque chose perdure de son désir à travers l'écriture. Il est appelé auteur, à l'origine de l'écriture et continue ainsi de faire loi. Les autres agents qui interviennent dans le processus légal enclenché par ce supposé désir de l'autre, le notaire par exemple ou l'exécuteur testamentaire, sont là pour garantir l'authenticité de l'écrit, c'est-à-dire la réalité de son rapport à l'autre disparu. On peut relever une structure subjectale analogue, dans le cas de l'écriture religieuse. Représentant la Parole de Dieu, auteur de l'univers, elle suppose également son désir à l'origine de l'histoire. Le prêtre, la tradition, le magistère, sont là aussi non seulement pour actualiser cette parole, mais pour en garantir l'authenticité, la fidélité par rapport à ses sources.
Qui désire l'écriture du cimetière ? On ne peut ici supposer un auteur unique, dont le seul désir aurait ordonné l'agencement de ce qu'on y lit. Au contraire, l'écriture intervient, au cimetière, dans l'après-coup de l'événement. Elle est l'œuvre de survivants et par là, c'est avant tout de leur désir à eux qu'elle témoigne. Quel est, dès lors, ce désir, sinon celui de faire trace, non pas de leur vie actuelle qui continue d'être l'objet de transformations de toute sorte, mais de ce qui, de la vie arrêtée du disparu, se sédimente dans leur mémoire et est jugé digne d'être retenu ? L'écriture du cimetière, ainsi, fait trace d'une mémoire.
En ce sens, elle représente l'organisation de la mémoire collective d'une communauté. L'inscription, sur chacun de ses monuments, indique l'occurrence de chacun des individus qui ont composé cette communauté, donnant, dans l'organisation collective du souvenir, une place à chacun, place relative à toutes les autres et qui ne peut être repérable qu'en fonction de l'ensemble. Ici comme ailleurs, l'écriture est un système de traces. Sinon, comment pourrait-on dire qu'elle est autre chose qu'un effet du hasard ou d'un accident de la nature ? C'est du lieu de l'organisation systémique qu'un sujet peut être supposé. Or, au cimetière, parce que chaque occurrence représente une œuvre originale s'intégrant à l'ensemble des autres, on doit supposer quelque chose comme un sujet collectif, réparti dans l'espace comme dans le temps, où le désir de chacun s'ordonne à une loi d'ensemble, cette dernière articulant la volonté de faire trace comme une volonté collective.
L'écrivain, ici, n'est pas le disparu : c'est sa succession. Chacune des inscriptions individuelles, normalement établies par les proches du défunt, sinon par des gardiens officiels de la mémoire collective, suit un code extrêmement rigoureux. C'est ce code qui, déterminant chacune des inscriptions particulières comme autant d'éléments d'un discours, fait de la mémoire collective, à l'instar de la réalité du groupe qu'elle représente, un réseau de places lisibles dans leurs relations les unes aux autres.
3. Le cimetière comme mémoire
Trace de leur mémoire, le cimetière nous renvoie donc au désir des survivants. Ceux-ci, d'abord les proches du défunt puis, par extension, la communauté humaine plus ou moins élargie formant l'unité de vie dans laquelle il a circulé, y inscrivent ce qu'ils jugent devoir être conservé du souvenir de leurs disparus. Le groupe se donne, ainsi, un certain rapport à son histoire, histoire qu'il se construit et dont il dépend, par les traces choisies à chaque génération, mais histoire qui se donne aussi à son appropriation, permettant à chaque nouvelle génération d'intégrer sa marque dans l'espace et le temps ainsi historiquement constitués.
Mais si le cimetière donne ainsi aux communautés et groupes qui l'aménagent des repères leur permettant de retrouver, en tout temps, leur propre histoire ; si ce qu'on y écrit est essentiellement une histoire, l'observation et l'analyse des formes de cette écriture doit nous informer, à notre tour, sur le type de rapport à l'histoire qu'entretiennent ces groupes.
Pour établir une telle analyse, il nous faut d'abord être capables de distinguer et de repérer divers types d'écriture. Or, pour cela, l'évolution récente des cimetières urbains nous présente un matériel tout à fait original . On peut y distinguer facilement, en effet, ce que leurs gardiens eux-mêmes appellent les « vieilles parties », témoignant de modes d'occupation traditionnels, et les aires d'occupation récentes, qui se sont développées comme conséquences de l'expansion urbaine rapide qu'ont connue les métropoles, et qui sont généralement qualifiées, pour cela, d'« urbanisées ». Nulle part ailleurs qu'au cimetière, peut-être, les différences entre les deux modes de vie que représentent le village et la ville moderne n'apparaissent-elles aussi clairement.
3.1. Le cimetière traditionnel
Le cimetière traditionnel traduit, en effet, essentiellement une structure de village. On y trouve avant tout, inscrits dans la pierre, un réseau, ou un ensemble de réseaux, relationnels. Dans ces réseaux, chaque élément prend sa place, manifestant avec évidence sa différence par rapport à tous et chacun des autres.
À première vue, le cimetière traditionnel semble peu planifié. L'ordonnance des monuments y est aléatoire ; elle correspond davantage aux disponibilités de terrain et à l'occurrence des décès qu'à un plan directeur. Arbres, buissons, floraisons de toutes sortes y côtoient la pierre, les premiers empiétant parfois sur cette dernière. Les monuments eux-mêmes prennent les formes les plus diverses, et il arrive que les plus simples voisinent avec les plus prestigieux. Il est difficile d'y reconnaître, à vrai dire, des différences de classe, parce que les différences sont avant tout individuelles, sauf là où des secteurs de pauvreté apparente, ou parfois des implantations étrangères, rappellent l'impossibilité pour certains groupes de s'intégrer véritablement à la communauté locale. Autrement, les différences de classe étant amenuisées au profit du mélange des conditions, les différences individuelles n'en apparaissent que plus clairement. Le cimetière traditionnel est, fondamentalement, l'écriture de ces différences.
Le notable, celui dont la mémoire s'écrit de telle sorte qu'on ne puisse pas ne pas la noter dans les générations à venir, apparaît au vu et au su de tous. Son monument semblera s'élever au-dessus des autres. Il ne négligera ni la statuaire, ni la clôture marquant son appropriation du sol, ni la richesse des matériaux et du décor, ni la complexité du lettrage, ni le développement de l'inscription proprement dite, cette dernière pouvant comprendre parfois citations bibliques, épitaphe, indication du statut social et professionnel du défunt, rappel de son ascendance et de ses alliances.
Le monument lui-même, ainsi constitué comme support d'un véritable système d'écriture particulier, prend place dans un réseau. Par le rappel des lignages et des alliances, il renvoie à d'autres monuments, qui prennent également leur importance dans le tissu symbolique de la mémoire ainsi consignée. On peut y suivre à la piste les filiations et les associations, retrouvant sédimentée dans la pierre toute la trame historique d'un tissu social local ou régional.
L'importance donnée à l'inscription proprement dite est, bien sûr, ici capitale. Si le monument qui la supporte attire sur elle le regard, c'est elle qui explicite cette notabilité : « Dame... dit une de ces inscriptions, fille de feu l'honorable juge..., décédé le... 1924 à Montréal, épouse de feu le colonel... décédé à Ottawa le... 1948, née à... le... 1908, décédée à Québec le... 1954. » Une telle inscription couvrira facilement toute la face principale du monument. En-dessous, on trouvera quelques-uns de ses enfants, décédés sans postérité. Sur les côtés, on trouvera une sœur et une belle-sœur, sans doute non mariées, des neveux et nièces décédés en bas âge. Sur des monuments adjacents, des fils et des filles, et leur propre postérité. On voit bien, ici, que l'importance n'est pas donnée à la personne défunte elle-même, mais à la place sociale qu'elle a représentée, place charnière dans l'association de deux grandes familles et surtout place qui inaugure, à sa façon, un lignage. L'inscription principale donne autant d'importance à deux personnages, le père et le mari, qui n'ont pas été inhumés à cet endroit et dont le décès est de loin antérieur à l'érection du monument, qu'au personnage central.
Sous des formes plus ou moins élaborées, mais dans l'esprit de l'exemple que nous venons de donner, le cimetière traditionnel fait essentiellement mémoire de telles filiations et associations. Le notable, généralement, est celui qui inaugure un lignage plus ou moins ramifié, concentrant sur lui la mémoire de ses descendants, pas nécessairement en ligne directe d'ailleurs, et ceci parfois jusqu'à la cinquième génération. Sa notabilité vient de cette opacité, qui lui est reconnue postérieurement, de réunir et de cristalliser sous son nom la mémoire du groupe.
Le cimetière traditionnel se donne ainsi comme un système hiérarchique, signifiant des ordres de dépendances. Et le signifiant central de son ordonnance est la famille. C'est à travers elle, parce qu'elle inscrit des lignées repérables d'une génération à l'autre, que l'histoire s'y donne à lire. Lignage ramifié incorporant les alliances contractées à chaque génération, cette famille étendue représente non seulement un espace social, mais, tout aussi fondamentalement, une durée. C'est par l'histoire familiale qu'on intègre le temps social, temps qui représente un axe diachronique rencontrant ici un autre axe, celui de la communauté des familles que constitue le cimetière. Les inscriptions, là-dessus, se font insistantes: fils de, fille de, époux de, épouse de, reviennent constamment, indicatifs premiers du système relationnel, fil d'ariane permettant au lecteur de circuler et de retrouver à son tour une histoire, - son histoire, dans la mesure où il est appelé à y prendre place à son tour -, comme une trajectoire socio-temporelle particulière.
La vie sociale reflétée par le cimetière est ici, avant tout, une continuité. Là aussi, quelque chose s'inscrit comme un paradoxe : alors que la mort est rupture du groupe communautaire, rupture en tout cas de son horizontalité, de son équilibre actuel, le cimetière réinstaure la continuité, inscrivant cependant cette dernière comme verticalité, rapport privilégié au temps, dans la sédimentation de la mémoire.
3.2. Le cimetière urbanisé
C'est une tout autre perspective de lecture que nous ouvrent les sections contemporaines des cimetières urbains. Le concept d'urbanisation correspond strictement, ici, au phénomène de planification de l'espace. L'occupation du terrain s'y fait, d'une part, selon une ordonnance prédéterminée ; d'autre part, selon des modèles contraignants pour chacune des implantations individuelles. Le paysage devient rationalisé, alignant ses éléments principaux, arbres, arbustes, monuments, allées, selon une logique qui participe à la fois du parc, du jardin et de l'économie foncière, pour un rendement optimal de l'espace.
À cause de l'ancienneté de leur localisation, la plupart des cimetières ne sont plus, désormais, des espaces en marge des concentrations de population : ils représentent, au cœur de la ville, des espaces verts. Comme les autres espaces verts, ils en acquièrent le rôle de poumons, assurant l'oxygénation du complexe urbain et, du même coup, assumant une fonction re-créative dans cet espace : aires de repos, de décompression, de silence et d'une certaine forme de recueillement. De plus en plus, la publicité qui les entoure (dans la mesure où ils représentent aussi un espace commercial) incite à la promenade, re-création qui est aussi récréation. Leur ancienne fonction relative à la mémoire du groupe s'articule alors à une nouvelle, celle-ci devant être définie moins par rapport au temps, à la durée, que par rapport à l'espace, dans l'actualité plutôt que dans le souvenir. Le cimetière urbain a tendance à réduire la visibilité de ses signifiants proprement funéraires, pour mettre en évidence ceux qui peuvent favoriser une compensation face au stress, à la rapidité, aux exigences multiformes de la vie quotidienne. On y trouvera un temps arrêté, représentant cependant moins la sédimentation d'une histoire qui se donne à lire que la pratique d'un écart par rapport à la vie quotidienne.
Dans ce contexte d'urbanisation, le moment est de moins en moins signifiant des particularités et des hiérarchies locales. La recherche de l'ostentatoire laisse place à une certaine pratique de la conformité. Parfois, le support de l'écriture devient une simple plaque, déposée sur le gazon ou suspendue au mur du mausolée, non plus érigée, mais juxtaposée à d'autres semblables. Sinon, les pierres monumentales, toutes à peu près semblables, s'alignent désormais dans un ordre parfait. Ce qui était autrefois mélange des conditions dans un tissu hiérarchisé devient, ici, classification. Dans certains secteurs, on ne trouvera que des lots individuels ; le monument comme l'inscription renvoie dès lors purement et simplement à la seule occurrence individuelle des personnages défunts. D'autres secteurs, lotis en parcelles doubles, ou familiales (quatre, six) présenteront une envergure monumentale plus grande, mais toujours conventionnelle, sans qu'il soit possible, dans une catégorie quelconque, qu'un élément domine les autres ou polarise sur lui les regards, pour signifier au promeneur sa notabilité particulière. Il faut chercher pour y trouver une mémoire particulière, celle par exemple d'une famille ou d'un individu que l'on a connu.
À vrai dire, les signifiants de la différence continuent de se manifester dans cette organisation de similitudes par catégories. La lecture qu'on peut en faire est celle de la différence marginale : polissage de la tranche de la pierre ou de son endos plutôt que de sa seule face, choix d'une certaine qualité ou d'une certaine couleur de la pierre, originalité du lettrage, présence de dorures ou de coloris décoratifs, gravures de feuillage ou de symboles plus ou moins familiers ou parfois même (phénomène nouveau au Québec, mais bien connu en d'autres sociétés) impression sur porcelaine incrustée dans la pierre d'une photographie de la personne disparue.
Malgré le caractère sommaire des descriptions précédentes, il est remarquable que le cimetière urbanisé représente un autre type de tissu social que celui que nous avons évoqué à travers l'observation des cimetières traditionnels. La transformation la plus significative de ce tissu est sans doute celle qui nous fait passer d'une pratique de la différence ostentatoire à cette pratique de la différence marginale. Derrière cette dernière, en effet, nous sommes renvoyés à une certaine conception de l'identité, comme phénomène non plus pertinent aux individus et à la place sociale qu'ils tiennent, mais comme phénomène de classe. L'individu n'est plus celui qui prend place dans un réseau, c'est celui qui appartient à une catégorie sociale. Ce concept de classe, bien sûr, ne correspond pas complètement ici à celui que l'on trouve en économie politique et qu'a formalisé la pensée marxiste : effet, dans les rapports sociaux, du mode de production économique (POULANTZAS, 1968). Les classes du cimetière urbanisé sont plutôt des vestiges de l'ancienne organisation sociale familiale : rassemblés ensemble, on y trouve des unités familiales de même type, non plus des lignées mais des séries, soit que les rapports internes à ces unités soient annulés (aucun signifiant relationnel n'étant retenu), soit qu'ils se limitent au couple, soit qu'ils représentent la cohabitation de deux générations. Le lot, comme l'espace scripturaire du monument, ne laisse guère de place pour plus de deux générations : en certains endroits, on a même prévu que son bail soit limité à 99 ans (sauf s'il est réactivé par des inscriptions récentes). L'identité, dès lors, si elle n'est pas purement et simplement renvoyée à l'individu solitaire, est toujours renvoyée à la famille close, fermée, qui s'inscrit elle-même dans une économie sociale de type classificatoire.
En économie de marché, la valeur des biens foncièrement semblables se détermine ainsi également de leur différenciation marginale. Cette valeur devient alors, pour les consommateurs, une valeur-signe (BAUDRILLARD, 1972). On sait comment cette dernière se développe dans la société contemporaine. Dans la mesure où les pratiques sociales, comme celle du travail, de la participation politique, voire du loisir, sont des pratiques contrôlées et limitées dans les choix qu'elles offrent, dans la mesure où dans les classes moyennes, tous consomment foncièrement les mêmes biens et vivent à Peu près de la même façon, l'identité individuelle est cultivée à travers une telle pratique de la différence marginale, lieu désormais privilégié de l'initiative privée. Ces différences marginales, ainsi, ne remettent pas foncièrement en cause l'ordre social. Elles sont cependant signifiantes à l'intérieur d'un réseau de relations privées, réservées à ceux qui en connaissent le code de lecture, code dont le public n'a rien à savoir, mais qui est initiation à la vie d'un groupe particulier.
C'est ainsi que fonctionne également la différence marginale qui s'inscrit à travers la monumentalité funéraire. Le promeneur, par définition non initié aux codes particuliers, n'y voit que variations sur un même thème. L'initié, quand il s'arrête devant une écriture qui renvoie à la vie de ses proches, y rencontre des éléments signifiants qu'il peut interpréter et trouve dès lors une notabilité qui peut alimenter sa mémoire personnelle. Contrairement au fait du cimetière traditionnel, le notable, ici, ne se donne pas à lire publiquement, mais privément ; il représente moins l'importance d'une place dans un réseau relationnel qu'une certaine qualité de mémoire accessible aux seuls initiés.
Les signifiants familiaux sont ainsi extradés du domaine public, pour passer à l'espace sémantique du privé. On perd trace évidemment, dans cette écriture, de la famille étendue, de la famille en tant que durée, voire de la famille comme contrat social. La famille cellulaire se donne à lire, dans ses signifiants propres, exclusivement du lieu de l'affectif. Dans cette pratique symbolique du privé, la mémoire est renvoyée à la proximité affective.
Parfois, trouvons-nous aussi ce qu'il conviendrait d'appeler l'inscription d'un traumatisme. Surtout dans les cas de décès accidentels et de décès d'enfants, on inscrira quelques signes renvoyant à la cause de la mort, soit par un simple mot (par exemple « accidentellement »), soit par une explication symbolique. Sur telle ou telle pierre, par exemple, on aura gravé un avion, ou une motocyclette, ou encore un tricycle, rappelant d'ailleurs moins une cause qu'un instrument du décès, symboles lourds, émotivement, pour ceux qui ont été proches du défunt, anecdotiques pour le promeneur. Quelque chose mérite ici d'être retenu : le traumatisme, c'est-à-dire ce qui a été vécu par les survivants comme une violence dans la rupture et se donne comme lieu d'une différence méritant d'être mise en mémoire, c'est-à-dire notable. Tout en continuant d'être présenté comme différence marginale, ce notable marque dans l'univers du privé un certain affleurement du public. Le traumatisme, rupture brutale de l'affectif, ne peut que venir d'ailleurs et renvoyer à de l'institutionnel.
Dans cette restriction des signifiants familiaux à leur valeur affective apparaît d'ailleurs une réalité nouvelle, celle du couple qui tend à prendre, dans le cimetière urbanisé, une place privilégiée. De plus en plus d'inscriptions funéraires lui sont réservées. La plaque funéraire fait alors seulement place à deux noms, deux ensembles de datations, le plus souvent sans même inscrire officiellement la qualité du lien légal qui a pu unir ces deux noms : la réalité du couple semble aller de soi. Nous avons été frappé, en particulier, de voir comment elle s'inscrit volontiers comme unité de base, dans le cas des préarrangements funéraires. On trouve alors, sur une même pierre, deux noms, un homme et une femme, en fonction de qui tout est prévu pour la mémoire de l'avenir, sauf la date du décès. Bien sûr, encore ici, une telle insistance de l'inscription funéraire paraît paradoxale, quand on considère le caractère particulièrement éphémère du couple affectif dans la société contemporaine.
Dans le cimetière contemporain, le réseau relationnel explicité par l'écriture devient ainsi une juxtaposition d'unités de base, individuelles ou familiales au sens restreint du terme, ordonnée selon une syntaxe de classe et une sémantique affective. À travers le texte qui s'y donne à lire, chacun joue alors de sa différenciation marginale et de la codification privée de son identité.
3.3. De quelle histoire s'agit-il ?
Si le cimetière, archive de pierre, est la sédimentation d'une histoire, s'il fait bien trace d'une mémoire et ainsi nous renvoie, à chaque génération, au désir des survivants, ses auteurs, sujets supposés de son écriture, nous sommes en droit de nous demander de quelle histoire, de quel sens, il est désormais porteur.
Le moins qu'on puisse dire est que, dans le cimetière contemporain, le sens de l'histoire apparaît, à première vue, considérablement réduit. Là où autrefois cette histoire s'inscrivait comme durée, elle est désormais ponctuelle, elle semble oublier son insistance traditionnelle sur la suite du temps pour aligner, les unes à côté des autres, des occurrences. Le notable y change d'objet : il passe de la qualité de la place sociale à la mémoire du traumatisme. Il se donne à lire comme résultat d'une mécanique sociale, voire comme effet de hasard, plutôt que comme rapport à une responsabilité, construction volontaire et consciente d'un univers relationnel.
Les possibilités de lecture verticale, c'est-à-dire selon l'axe du temps, à la recherche d'une origine, font place à des lectures horizontales, comme si la vie sociale devenait avant tout l'aménagement d'un espace. Le cimetière traditionnel ouvrait sur l'indéfini d'une lecture à poursuivre toujours plus loin, dans la suite du temps. Le cimetière contemporain est essentiellement pratique de la finitude : dans l'espace (urbain), chacun est limité par l'existence de l'autre. La juxtaposition en catégories ou en classes des semblables est aussi une pratique de limitation. Elle renvoie, inéluctablement, au privé, c'est-à-dire à ce qui est enclos dans un espace cellulaire, univers de l'intérieur, soustrait aux regards, où se jouent désormais les vraies pratiques signifiantes, les seuls lieux d'une véritable créativité relationnelle, éphémère.
De ce qui se passe dans cet espace interne, les autres (externes) n'ont rien à savoir, sinon en ce qui concerne sa seule existence. L'enclos (même au sens physique du terme) représente alors moins l'appropriation d'un territoire, geste public s'il en est, que la rupture d'une histoire. La structure de vraisemblance qu'est censée apporter l'écriture face aux productions signifiantes particulières est limitée à sa plus simple expression, le rapport au semblable. Plutôt que d'être intégrées à un réseau relationnel où elles prendraient publiquement leur place, les signifiances particulières sont l'objet d'une sorte d'occultation réservée à la mémoire des seuls proches, mémoire essentiellement affective et, encore une fois, éphémère.
Si l'histoire semble ainsi se réduire dans sa forme, elle le fait également dans son objet. Le lieu traditionnellement privilégié d'intégration des individualités, la famille, désormais, se réduit au couple. Il devient improbable, sinon impossible, dans l'écriture contemporaine, de retrouver lignages et alliances. Ces derniers sont perdus, fragmentés, dans l'espace urbain. En revanche, on trouve l'alignement des contemporanéités, ces dernières se donnant chacune comme des occurrences relationnelles plus ou moins fortuites : juxtaposition de deux noms sur une même plaque, juxtaposition des plaques les unes à côté des autres. Les signifiances en sont illisibles pour l'étranger.
Le couple, ici - et sans doute faut-il encore insister sur ce point -, n'est pas l'élément charnière d'un système d'alliance : c'est l'ultime réduction de l'univers familial, ne renvoyant à rien d'autre qu'à lui-même. Il représente sans doute, dans la vie sociale, le plus simple système relationnel qui soit envisageable, puisqu'il fait intervenir, somme toute, le nombre minimal d'éléments nécessaire à un tel système : deux termes (les personnes en relation) et une qualité relationnelle. Quand l'écriture funéraire met en scène ces deux termes, elle n'en fait rien pour leur qualité relationnelle. Pourtant, si le système relationnel du couple est très simple dans ses termes, on sait comme cette simplicité ne préjuge en rien de la complexité qui peut s'y vivre comme qualité relationnelle, cette dernière pouvant indifféremment et en même temps porter charge affective et engagements économiques, rapports de droit et rapports de faits, etc. Ces qualités relationnelles, qui forment pourtant l'essentiel des possibilités d'intégration des individus à la vie collective, sont désormais complètement occultées de la mémoire collective qui s'écrit au cimetière.
C'est en ce sens que nous pouvons dire que l'affirmation du couple, telle qu'elle émerge dans l'écriture du cimetière, représente une fermeture de l'histoire. Cette dernière, en effet, comme capacité d'intégration d'un réseau relationnel, s'y trouve enfermée, non pas donnée à lire, mais cachée au regard, enfouie dans la cellule du privé.
Là où l'histoire se donnait comme système relationnel explicite, elle se donne désormais comme juxtaposition de points qui n'ont d'autres rapports entre eux que ceux de l'appartenance à une même classe. Il peut sembler paradoxal que le cimetière nous donne ainsi à lire une société de classe. Nous avons signalé plus haut le sens précis qui doit être donné ici à ce terme. L'écriture du cimetière nous indique le remplacement des structures hiérarchiques traditionnelles, structures de différenciation ostentatoire liant entre elles des places sociales, par une structure de catégories. Analogiquement à son acceptation d'origine, on peut dire que le concept de classe représente, ici aussi, un effet dans les rapports sociaux, c'est-à-dire dans les qualités relationnelles possibles, d'un certain mode de production. Si ce dernier n'est pas d'abord économique, ses effets n'en sont pas moins repérables comme possibilités données à l'intégration des individus dans un groupe.
Ce mode de production est celui qui nous renvoie non pas à une pratique économique, mais à une pratique sémantique des rapports sociaux, là où ces derniers sont déterminés par les catégories fondamentales du public et du privé. Le premier est ce qui se donne à voir pour tous. L'histoire s'y trouve réduite à sa plus simple expression, la ponctualité d'une occurrence. Le second est ce qui est caché, voué à l'oubli dans la réduction de la mémoire, clôturant les qualités relationnelles véritables qui ont été vécues et qui, en dehors des déterminations nécessaires de la vie sociale, en forment la trame socio-affective.
Le domaine public, désormais, est celui de la prédétermination, ou si l'on préfère, le lieu du nécessaire, lieu matriciel par excellence. Ses pratiques sociales déterminées laissent très peu de place pour les initiatives individuelles, c'est-à-dire au jeu des rapports sociaux. Elles s'enclenchent, plutôt qu'elles ne se décident. Aussi, la mémoire collective, désormais, en fait-elle peu de trace, produisant un système de catégories et renvoyant à une symbolique sérielle. Reste ce qui est laissé à chacun comme possibilité effective de faire sens, dans une production de la différenciation marginale où l'histoire, quand elle se donne à lire, devient rapport affectif, notabilité éphémère.
Conclusion
À travers l'écriture différenciée du cimetière, nous avons tenté une lecture interprétative des pratiques sociales qui s'y trouvent manifestées. Une telle lecture ne peut être, bien sûr, qu'exploratrice. On en excusera le caractère quelque peu sommaire, lié à la nature même du matériel étudié. Ce qu'elle nous indique, cependant, nous paraît d'une importance capitale : réduction de la pratique du sens, désappropriation de l'histoire. Tout s'y passe, en effet, comme si l'appropriation de l'espace urbain, appropriation dans laquelle le cimetière lui-même apparaît désormais comme un espace construit, planifié, ordonné selon une rationalité qui lui est externe, devait s'accompagner nécessairement d'une désappropriation du temps social. Plus l'espace est organisé, en effet, plus le temps se réduit. Plus l'axe horizontal des occurrences s'étend, plus l'axe vertical des suites se rétrécit, enlevant par le fait même aux ponctualités leur capacité de faire sens.
L'écriture du cimetière, pratique privilégiée de la trace, nous renvoie ici inéluctablement au cœur d'une certaine problématique de la société contemporaine. L'intégration sociale, en cette dernière, est une pratique du court terme. Sa sagesse, si l'on peut s'exprimer ainsi, est celle du rendement immédiat, le seul sur lequel les individus aient quelque prise. Non seulement la conscience de l'histoire ne lui est pas de grande utilité, mais en bien des cas, sans doute, peut-elle être nuisible : elle inscrit dans la conscience des préoccupations qui détournent de la poursuite des succès immédiats.
Les transformations de l'écriture du cimetière, à leur façon, font symptômes. Elles indiquent un état de société où l'histoire, pour arriver à se dire, doit être exclue des conventions et des normes communes. Réduite au privé et à l'affectif, elle ne fait qu'affleurer dans une pratique généralisée de l'indifférence où la série, pour faire mémoire, prend la place du notable et où les sujets, pour faire sens, sont renvoyés à l'inscription marginale de leur rapport à la collectivité. Le cimetière, désormais, prend place moins dans la marginalité de l'espace social (la bordure du village) que dans la pratique marginale du sens à laquelle des sujets sériels sont renvoyés.
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Cimetière Mont-Royal à Montréal, province de Québec, Canada