L'Encyclopédie sur la mort


La vision de la mort au Moyen-Âge

J. HUIZINGA, Le déclin du Moyen-Âge, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1967, p. 141-155.

Aucune autre époque que le moyen âge à son déclin n'a donné autant d'accent et de pathos à l'idée de la mort. Sans cesse résonne à travers la vie l'appel du memento mori. Dans son Directoire de la vie des Nobles, Denis le Chartreux exhorte le noble en ces termes: « Et quand il se met au lit, qu'il considère ceci: de même qu'il s'étend lui-même sur sa couche il sera bientôt mis par d'autres dans son tombeau »(1).

La religion avait, de tout temps, imprimé dans les esprits l'idée constante de la mort; mais les traités pieux des époques antérieures n'atteignaient que ceux qui s'étaient déjà retirés du monde. Avec les ordres mendiants, la prédication populaire s'étendit; alors, les objurgations s'enflèrent en un sombre chœur qui retentit à travers la vie avec la persistance d'un motif de fugue. Vers la fin du moyen âge, à la parole du prédicateur se joignit une nouvelle forme de représentation, la gravure sur bois, qui pénétra dans tous les rangs de la société. Ces deux moyens d'expression: prédication et image, s'adressant aux masses, ne pouvaient donner à la représentation de la mort qu'une forme simple, directe et facilement accessible. Toutes les méditations des moines d'autrefois sur la mort se condensèrent alors en une image très primitive. Du grand complexe d'idées relatives à la mort, cette image ne retenait qu'un seul élément: la notion du périssable, de l'éphémère. Il semble que le moyen âge à son déclin n'ait vu la mort que sous ce seul aspect. Trois thèmes sont distincts dans cette éternelle complainte sur la caducité des splendeurs terrestres. Le premier s'exprime par cette question; « Où sont ceux qui remplirent un jour la terre de leur renommée? » Le second motif est l'affreux spectacle de la décomposition de la beauté humaine. Enfin. le troisième est celui de la danse de mort: la mort entraînant à sa suite les personnes de tout âge et de toute condition.

Comparé aux deux derniers, le premier de ces thèmes n'était qu'une légère et élégiaque lamentation. Il est antique et répandu dans le monde de la chrétienté et de l'Islam. Il sort du paganisme grec; les Pères de l'Église le connaissent; on le trouve chez Hafiz; Byron l'utilisera encore (2). Il connut une grande vogue à la fin du moyen âge. On le trouve exprimé dans les lourds hexamètres rimés du moine de Cluny, Bernard de Marlay, vers 1140 :

Est ubi gloria nunc Babylonia? nunc ubi dirus
Nabugodonosor, el Darii vigor, iIleque Cyrus?
Qualiter orbita viribus incita praeterierunt,
Fama relinquitur, illaque figitur, hi putruerunt.
Nune ubi curia, pompaque Julia? Caesar abisti!
Te truculentior, orbe potentior ipse fuisti.

Nunc ubi Marius atque Fabricius inscius auri?
Mors ubi nobilis et memorabilis actio Pauli?
Diva phiIippica vox ubi cœlica nunc Ciceronis?
Pax ubi civibus atque rebebilibus ira Catonis?
Nunc ubi Regulus? aut ubi Romulus, aut ubi Remus?
Stat rosa pristina nomine, nomina nuda tenemus (3).

Le même thème résonne dans des vers qui, en dépit de leur brève facture, conservent encore la monotonie de l'hexamètre rimé, je veux dire dans la poésie franciscaine du XIII° siècle. Jacopone di Todi, le joculator Domini, est, selon toute probabilité, l'auteur des strophes intitulées; Cur mundus militat sub vana gloria, dont voici un extrait

Die ubi Salomon, olim tam nobilis
Vei Sampson ubi est, dux invlncubilis.
Et pulcher Absalon, vuttu mirabilis,
Aut dulcis Jonathas, multum amabilis?
Quo Cesar abiit, celsus imperio?
Quo Dives splendidus totus in prandio?
Die ubi Tulius, clarus eIoquio,
Vel Aristoteles, summus ingenio? (4)

Le même motif a été mis en vers par Deschamps à différentes reprises, utilisé par Gerson dans un sermon, et par Denis le Chartreux dans son traité sur les Quatre fins dernières de l 'homme, De Quator hominum novissimis. Chastellain le développe dans un long poème, Le Miroir de Mort (5).

Villon* sut donner à ce thème un accent nouveau de douce mélancolie* dans sa Ballade des Dames du temps jadis, au refrain bien connu : « Mais où sont les neiges d'antan ?» (6)

Il y ajoutera quelque ironie dans la Ballade des seigneurs du temps jadis où, parmi les rois, les papes et les princes de son temps, il place :
«... le bon roy d'Espaigne
Duquel je ne sçay pas le nom. » (7)

Le brave courtisan Olivier de la Marche ne se serait pas permis cette licence quand, dans son Parement et triumphe des dames, il employait le vieux thème pour plaindre les princesses défuntes de son temps.

Que reste-t-il de la beauté et de la gloire humaines? Un souvenir, un nom. Mais la mélancolie de cette pensée ne suffit pas à satisfaire le besoin d'horreur. Aussi l'époque tiendra-t-elle devant ses yeux la représentation concrète du périssable, la pourriture du cadavre.

Les ascètes médiévaux s'étaient complu à la pensée de la cendre et des vers : dans les traités religieux sur le mépris du monde, s'étalaient complaisamment les horreurs de la décomposition. Mais c'est plus tard que les écrivains se plairont au raffinement des détails. Vers la fin du XIVe siècle, les arts plastiques s'emparent du thème; vers 1400, en effet, la sculpture et la peinture acquièrent les moyens d'expression réaliste nécessaires au traitement de ce sujet. En même temps, le motif passe de la littérature cléricale à la littérature populaire. Jusque bien avant dans le XVIe siècle, les tombes seront ornées des images hideuses de cadavres nus et pourris, pieds et poings rigides, bouche béante, entrailles dévorées de vers. L'imagination se plaît à ces horreurs sans faire un effort de plus pour se figurer la corruption, se convertir en terre et donner des fleurs.

Est-elle véritablement pieuse la pensée qui s'attache si fort au côté terrestre de la mort? N'est-elle pas plutôt une réaction contre une excessive sensualité? Est--ce la peur de la vie qui traverse l'époque, le sentiment de désillusion et de découragement? Tous ces sentiments sont présents dans l'expression des pensées sur la mort.

La peur de la vie, la renonciation à la beauté et au bonheur, parce que la détresse et la douleur s'y trouvent liées : il existe une extraordinaire ressemblance entre l'expression bouddhique* et l'expression chrétienne médiévale de ce sentiment. C'est la même crainte de la vieillesse, de la maladie et de la mort, ce sont les mêmes couleurs de pourriture. Odon de Cluny, montrant tout ce que la beauté humaine a de superficiel, en fait une cruelle analyse : «La beauté du corps est tout entière dans la peau. En effet, si les hommes voyaient ce qui est sous la peau, doués comme les lynx de Béotie d'intérieure pénétration visuelle, la vue seule des femmes leur serait nauséabonde : cette grâce féminine n'est que saburre, sang, humeur, fiel. Considérez ce qui se cache dans les narines, dans la gorge, dans le ventre : saletés partout ... Et nous qui répugnons à toucher même du bout du doigt de la vomissure ou du fumier, comment donc pouvons-nous désirer de serrer dans nos bras le sac d'excréments lui-même? » (8)

L'éternel refrain du mépris du monde avait trouvé place dans maints traités, notamment dans celui d'Innocent III intitulé : De contemptu mundi, qui semble n'avoir reçu sa grande diffusion que vers la fin du moyen âge. N'est-il pas étonnant de penser que ce puissant homme d'État assis sur le trône de Saint.Pierre, mêlé à tant d'affaires et d'intérêts terrestres, ait été, dans sa jeunesse, l'auteur de ces lignes : «Concipit mulier cum immunditia et fetore, parit cum tristitia et dolore, nutrit cum angustia et labore, custodit cum instantia et timore (9)». La femme conçoit dans l'impureté et la puanteur, engendre avec tristesse et douleur, nourrit avec angoisse et labeurs, veille avec instances et peurs. «Quis unquam vel unicam diem totam durit in sua delectatione jucundam ... quem denique visus vel auditus veI aliquis ictus non offenderit?» (10) «Qui a jamais passé ne fût-ce qu'un seul jour entièrement agréable dans sa jouissance... sans qu'au moins un regard ou un son ou quelque heurt l'ait offensé?»

Sans aucun doute, il y a en tout ceci un esprit de matérialisme qui ne pouvait supporter la pensée de la destruction de la beauté sans douter de cette beauté même. Et, du moins dans la littérature, sinon dans les arts plastiques, c'est surtout le beauté féminine que l'on regrette. il est à remarquer que les exhortations pieuses à penser à la mort et les exhortations profanes à profiter de la jeunesse en viennent presque à se confondre.

Dans le couvent des Célestins à Avignon, se trouvait avant la Révolution un tableau que la tradition attribuait au fondateur, le roi René lui-même. Il représentait un corps de femme debout, enveloppé dans un linceul, la tête magnifiquement coiffée, les entrailles rongées de vers. L'inscription au bas du tableau commençait par ces vers :

Une fois fus sur toute femme belle
Mais par la mort suis devenue telle.
Ma chair estait très belle, fraische et tendre;
Or est-elle toute tournée en cendre.
Mon corps estoit très plaisant et très gent,
Je me souloye souvent vertir de soye;
Or en droict fault que toute nue soye.
Fourrée estoit de gris et menu vair,
En grant palais me logeois à mon vueil;
Or suis logiée en ce petit cercueil.
Ma chambre estait de beaux tapis ornée;
Or est d'aragnes ma fosse environnée (11).

Ici, le memento mori prédomine encore. II tend insensiblement à faire place à la plainte très mondaine de la femme qui voit se faner ses charmes, dans les vers suivants du Parement et triumphe des dames, d'Olivier de la Marche:

Ces doulx regards, ces yeulx faiz pour plaisance,
Pensez y bien, ilz perdront leur clarté,
Nez et sourcilz, la bouche d'éloquence
Se pourriront... »
« Se vous vivez le droit cours de nature
Dont LX ans est pour ung bien grant nombre,
Vostre beaulté changera en laydure,
Vostre santé en maladie obscure,
Et ne ferez en ce monde qu'encombre.
Se fille avez, vous luy serez ung umbre,
Celle sera requise et demandée.
Et de chascun la mère habandonnée (12).

Toute tendance pieuse ou moralisante a disparu dans la ballade de Villon: Les Regrets de la belle Heaulmière, dans laquelle la vieille courtisane compare aux irrésistibles charmes de sa jeunesse la triste déchéance de son corps

Qu'est devenu ce front poly,
Ces cheveulx blons, sourcils voultiz
Dont prenoie les plus soubtilz;
Ce beau nez droit, grant ne petiz,
Ces petites joinctes oreilles,
Menton fourchu, cler vis traitiz
Et ces belles lèvres vermeilles?
.......................................................

Le front ridé, les cheveux gris,
Les surcilz cheuz, les yeuls estains... (13)

L'affreuse horreur provoquée par la dissolution du corps après la mort a comme résultat l'importance extrême attribuée à l'incorruptibilité de la dépouille de certains saints, comme sainte Rose de Viterbe. L'Assomption de la Vierge Marie, qui sauva son corps de la corruption, était considérée comme la plus précieuse des grâces (14).

Un esprit de matérialisme, incapable de ne pas songer au corps, se manifeste dans le soin méticuleux avec lequel on traitait certains cadavres. On avait coutume de peindre au pinceau le visage des défunts de marque, tout de suite après la mort, afin de rendre invisible la corruption jusqu'au jour de l'enterrement (15).

Le cadavre d'un prédicateur hérétique de la secte des Turlupins, mort en prison avant la sentence, est conservé quinze jours dans de la chaux afin d'être livré aux flammes en même temps qu'une hérétique vivante (16). D'après une coutume généralement répandue, si un homme important mourait loin de sa résidence, on coupait le cadavre, on le faisait bouillir jusqu'à ce que la chair se séparât des os; ceux-ci étaient placés dans un coffre et envoyés au lieu où ils devaient être solennellement inhumés, tandis que les entrailles et la chair étaient enterrées sur place. Cette coutume est très en vogue au XIe et au XIIIe siècle; on l'applique aux évêques comme à nombre de rois (17). En 1299 et en 1300, le pape Boniface VIII défend formellement cette habitude, « detestandae feritatis abusus, quem ex quodam more horribîli nonulli fideles improvlde prosequuntur », c'est-à-dire : un abus d'abominable sauvagerie, que pratiquent quelques fidèles d'un manière horrible et inconsidérément ». Au XIVe siècle, les successeurs de Boniface accordèrent des dispenses et, au XVe siècle, la coutume est encore en usage chez les Anglais en France. Les cadavres d'Edouard d'York, de Michel de la Pole, comte de Suffolk, morts à Azincourt, furent encore traités de cette manière (18). Il en est de même pour Henri V lui-même, pour Guillaume Glasdale qui périt à Orléans au temps de la délivrance de la ville par Jeanne d'Arc, pour un neveu de sir John Fastolfe tué en 1435 au siège de Saint-Denis (19).

Le personnage de la Mort, depuis des siècles, avait revêtu des formes diverses dans les représentations plastiques ou littéraires: c'était le cavalier de l'Apocalypse, passant pardessus un tas de gens renversés par terre; c'était, au Campo Santo de Pise, la mégère aux ailes de chauve-souris; c'était le squelette avec la faux ou avec l'arc et la flèche, parfois traîné sur un char par des bœufs, ou encore chevauchant un bœuf ou une vache (20).

Au XIVe siècle, apparaît le mot bizarre de «macabre», ou plutôt tel qu'il se prononçait à l'origine «macabré». « Je fis de Macabré la dance », dira le poète Jean le Fèvre en 1376. Quelle qu'en soit l'étymologie très contestée (21), ce mot est un nom propre. Ce n'est que plus tard qu'on tire de l'expression : «danse macabré» l'adjectif qui a pris pour nous une nuance si caractéristique que nous pouvons qualifier de ce mot la vision de la mort aux derniers siècles du moyen âge. Cette conception macabre de la mort, dont nous trouvons les derniers vestiges dans les épitaphes et les symboles des cimetières de village, a exprimé, à la fin du moyen âge, la pensée de toute une époque. À la représentation de la mort se mêlait un élément nouveau, hallucinant et fantastique, un frisson sorti du domaine des terribles épouvantes spectrales. La pensée religieuse, dominatrice, convertit cet élément en morale, le transforma en un memento mori, mais usa volontiers de la suggestion d'horreur produite par le caractère spectral de cette représentation.

Autour de la Danse macabre se groupèrent quelques conceptions connexes également propres à servir d'épouvantail et d'exhortation morale. La priorité appartient au Dit des trois morts et des trois vifs dont la plus ancienne rédaction est antérieure à l'année 1280 (22). Trois jeunes nobles rencontrent soudainement trois morts affreux qui leur racontent leur grandeur passée et avertissent les trois vivants de leur fin prochaine. La plus ancienne représentation de ce thème existe encore dans l'émouvante fresque du Campo Santo de Pise. Les sculptures du portail de l'église des Innocents à Paris, que le duc de Berry fit exécuter en 1408, représentaient le même sujet; elles ont disparu. La miniature et la gravure sur bois firent entrer ce thème dans le domaine public. La peinture murale aussi s'en servit abondamment. La représentation des trois morts et des trois vifs forme le chaînon qui relie l'horrible image de la putréfaction et l'idée de la danse macabre: l'égalité devant la mort. Ce thème, comme celui de la danse macabre, semble avoir eu son origine en France. Est~il sorti de la peinture ou de la représentation scénique? On sait que la thèse de M. Mâle, qui considérait les motifs de la peinture du XVe siècle comme empruntés aux représentations dramatiques, n'a pu, dans son ensemble, résister à la critique. Toutefois, il se pourrait qu'il fallût faire une exception en faveur de la danse macabre et qu'ici, en effet, la représentation scénique eût précédé celle des arts plastiques, En tout cas, la danse macabre a été jouée aussi bien que peinte et gravée. Le duc de Bourgogne la fit représenter en 1449 dans son hôtel de Bruges (23). Que ne pouvons-nous nous faire une idée de cette mise en action: des couleurs, des mouvements, du jeu des ombres et de la lumière sur les personnages! Mieux que les gravures de Guyot Marchant et de Holbein, cette représentation nous ferait comprendre la profonde épouvante engendrée dans les esprits par la danse macabre.

Les gravures sur bois dont l'imprimeur parisien Guyot Marchant orna, en 1485, la première édition de la Danse macabré étaient très probablement empruntées à la plus célèbre de ces représentations, notamment celle qui, dès l'an 1424, couvrait les murs de la galerie dans le cimetière des Innocents, à Paris. Les vers imprimés par Marchant étaient écrits sous ces peintures murales; peut-être ont-ils leur origine dans le poème perdu de Jean Le Fèvre qui, à son tour, semble avoir suivi un original latin. Quoi qu'il en soit, la Danse macabre du cimetière des Innocents, détruite au XVIIe siècle, est la représentation la plus populaire que le moyen âge ait connue. Des milliers de personnes, dans le lieu de rendez-vous bizarre et macabre qu'était ce cimetière, regardant les peintures et lisant les strophes dont chacune se terminait par un proverbe, se sont consolées à la pensée de la mort égalitaire, ou ont frémi en appréhendant leur fin.

Elle était là bien à sa place, cette mort simiesque et ricanante, à la démarche guindée de vieux maître à danser, qui entraîne à sa suite le pape, l'empereur, le noble, le journalier, le moine, l'enfant, le fou, toutes les professions, tous les états. Les gravures de 1485 ne nous donnent sans doute qu'une faible impression de la fameuse fresque; comme le prouvent les costumes, elle n'en est pas une exacte copie. Pour nous faire une idée plus ou moins juste de l'effet produit par la danse macabre du cimetière des Innocents, regardons plutôt les peintures murales de l'église de la Chaise-Dieu, où l'état inachevé de l'œuvre en accentue encore le caractère spectral (24).

Le danseur, qui revient quarante fois pour chercher les vivants, n'est pas à l'origine la Mort, mais le mort. Les strophes écrites au bas appellent ce personnage «le mort ou la morte», suivant qu'il s'agit de la danse des hommes ou de celle des femmes. C'est une danse des morts, non de la Mort. Et ce n'est pas encore un squelette, c'est un cadavre non décharné, au ventre creux et ouvert. Ce n'est que vers l'an 1500 que le grand danseur devient ce squelette que nous connaissons par la gravure de Holbein. Dans l'intervalle, le mort, vague sosie de l'homme vivant, a été remplacé par la Mort, active, individuelle, ravageuse de vies humaines. «Yo so la muerte cierta à todas criaturas»: ainsi commence l'impressionnante danse macabre espagnole de la fin du XVe siècle (25). Dans les danses antérieures, l'infatigable danseur est encore le vivant lui-même, tel qu'il sera dans un proche avenir, double terrifiant de sa personne; c'est l'image qu'il voit dans le miroir, et non, comme certains le prétendent, un mort de même rang et de même dignité. «C'est vous-même», disait au spectateur l'horrible vision, et c'est ce qui donnait à la danse macabre toute sa force d'épouvante.

Dans la fresque qui ornait la voûte du monument funéraire du roi René et de son épouse Isabelle, dans la cathédrale d'Angers, c'est encore en fait le roi lui-même qui était représenté par ce squelette au long manteau, assis sur un trône doré, et repoussant du pied mitres, livres, couronnes, globes du monde. La tête était appuyée sur une main desséchée qui cherchait à soutenir une couronne chancelante (26).

La danse macabre ne représentait d'abord que des hommes. Au rappel de la vanité des choses du monde, on joignait une leçon d'égalité sociale, et cette intention mettait, par la nature des choses, les hommes à l'avant-plan. La danse des morts n'était pas seulement une pieuse exhortation, mais aussi une satire sociale: les vers qui l'accompagnent ne sont pas exempts d'une certaine ironie. Le succès de sa publication donna à Guyot Marchant l'idée de publier une danse macabre des femmes, et Martial d'Auvergne fut chargé d'en rédiger les vers. Le graveur inconnu qui fit les images ne se montra pas égal au modèle que lui fournissait la première édition; il n'y eut d'original dans sa danse que la hideuse figure du squelette sur le crâne duquel flottent quelques maigres cheveux de femme. Dans le texte réapparaissent l'élément sensuel et le thème de la beauté tournée en corruption. Comment pouvait-il en être autrement? On ne trouvait pas à énumérer quarante professions ou dignités de femmes: avec la reine, la femme noble, l'abbesse, la nonne, la marchande, la provision était épuisée. Pour remplir le reste, on avait recours aux différentes périodes de la vie féminine : la vierge, l'aimée, la fiancée, la jeune mariée, la femme enceinte. Et de nouveau, ce sont les lamentations sur la joie perdue et la beauté passée qui accentuent le ton du memento mori.

A la terrifiante représentation de la mort, il manquait une image : celle de l'heure de la mort. Pour imprimer plus vivement dans les esprits la crainte de la mort, on ne pouvait mieux faire que de rappeler Lazare : après sa résurrection, selon la croyance populaire, il avait vécu dans une horreur continuelle du trépas dont il avait déjà l'expérience. Et si le juste devait craindre, que devait donc faire le pécheur? (27)

L'agonie était la première des quatre fins dernières, Quatuor hominum novissima, que l'homme devait avoir constamment à l'esprit: la mort, le jugement, l'enfer ou le paradis. Etroitement lié au thème des quatre fins dernières, nous trouvons l'Ars moriendi,création du XVe siècle qui se propagea largement comme la danse macabre, grâce à l'imprimerie et à la gravure sur bois. Il traite des cinq tentations, par lesquelles le diable tourmente le moribond : doute des vérités de la religion, désespoir sur ses péchés, attachement aux possessions terrestres, désespoir de ses souffrances et enfin orgueil de ses vertus. A chaque tentation, un ange écarte les pièges de Satan et console le mourant. La description de l'agonie elle-même était un sujet souvent traité et dont le modèle était fourni par la littérature religieuse (28).

Dans son Miroir de Mort (29), Chastellain a réuni tous les motifs dont nous venons de parler. Il débute par un récit émouvant qui, même dans sa solennelle prolixité, ne manque pas son but. Sa bien-aimée mourante l'a appelé à lui pour lui dire d'une voix brisée :

Mon amy, regardez ma face.
Voyez que fait dolante mort
Et ne l'oubliez désormais;
C'est celle qu'aimiez si fort;
Et ce corps vostre, vil et ort,
Vous perderez pour un jamais;
Ce sera puant entremais
À la terre et à la vermine :
Dure mort toute beauté fine.

Là-dessus, l'auteur fait un Miroir de Mort. D'abord, il traite le sujet: Où sont les grands de la terre; et il le traite d'une manière prolixe, un peu pédante, sans rien de la légère mélancolie de Villon. Ensuite vient une sorte de première ébauche de danse macabre, mais sans puissance d'imagination. Enfin, l'Ars moriendi. Voici sa description de l'agonie:

Il n'a membre ne facture
Qui ne sente sa pourreture;
Avant que l'esperit soit hors,
Le cœur qui veult crevier au corps
Haulce et souIiève la poitrine
Qui se veuIt joindre a son eschine.
- La face est tainte et apalie,
Et les yeux treillés en la teste.
La parole luy est faillie,
Car la langue au palais se lie,
Le pouls tressault et sy halette.
................................
Les os desjoindent a tous lez;
Il .n'a nerf qu'au rompre ne tende (30).

Villon condense tous ces traits en un demi-couplet, combien plus émouvant. Toutefois, on reconnaît dans ces deux traitements un modèle commun :

La mort le fait frémir, paIlir,
Le nez courber, les vaines tendre,
Le col enfler, la chair mollir,
Joinctes et nerfs croistre et estendre.

Et puis l'idée sensuelle, latente dans toutes ces descriptions:

«Corps femenin, qui tant es tendre,
Poly, souef, si precieux,
Te fauldra il ces maulx attendre?
Oui, ou tout vif aller es cieulx (31).»

Nulle part, les images de la mort n'étaient rassemblées d'une manière plus évocatrice que dans le cimetière des Innocents à Paris. Là, l'esprit savourait les affres du macabre dans toute leur plénitude. Tout contribuait à donner à ce lieu l'horreur sacrée que goûtait si vivement l'époque. Les saints eux-mêmes à qui l'église était dédiée, ces Innocents massacrés au lieu du Christ, éveillaient par leur pitoyable martyre la cruelle compassion et la sanglante tendresse où se complaisait la fin de moyen âge. Et justement, au XVe siècle, la vénération des Innocents prit de l'importance. On en possédait plus d'une relique. Louis XI donna à l'église «un Innocent entier» dans une châsse de cristal (32). Ce cimetière était préféré à tout autre champ de repos. Un évêque de Paris fit déposer dans sa fosse un peu de cette terre où il ne pouvait être inhumé (33).

Pauvres et riches y étaient enfouis pêle-mêle, mais pas pour longtemps, car vingt paroisses y ayant droit d'inhumation on déterrait les ossements et on vendait les pierres tombales après un laps de temps assez court. On croyait que dans cette terre-là un cadavre se décomposait en neuf jours jusqu'aux os (34). Crânes et ossements étaient alors entassés dans les ossuaires, le long des arcades qui entouraient le cimetière de trois côtés; ils s'étalaient aux regards, prêchant à tous une leçon d'égalité. Le noble Boucicaut et d'autres personnes avaient donné de l'argent pour la construction de ces «beaux charniers» (35). Le duc de Berry, qui désirait être inhumé en cet endroit, avait fait sculpter sur le portail de l'église la représentation des trois morts et des trois vifs. Au XVIe siècle, cette exhibition de symboles funèbres fut complétée par une grande statue de la Mort, aujourd'hui au Louvre, seul reste de cette macabre collection.

Ce lieu était d'ailleurs, pour les Parisiens du XVe siècle, une sorte de lugubre préfiguration du Palais royal de 1789. C'était, en dépit des inhumations et exhumations incessantes, une promenade publique et un lieu de rendez-vous. On y trouvait des petites boutiques près des charniers et des femmes publiques sous les arcades. II y avait même une recluse murée sur un des côtés de l'église. Parfois, un moine mendiant venait prêcher en ce lieu qui était lui-même un sermon symbolique de style médiéval. Une procession d'enfants (12 500, dit le bourgeois de Paris) s'y assembla, cierges en mains, porta en triomphe un Innocent jusqu'à Notre-Dame et le rapporta au cimetière. Des fêtes même s'y donnaient. Tant l'horrible était devenu familier.

Le désir de donner une image concrète de la mort menait à sacrifier tout ce qui ne se prêtait pas à une représentation directe. Ainsi, les aspects les plus grossiers de la mort s'imprimaient seuls dans les esprits. A cette macabre vision manquaient la tendresse et la consolation. Ce visage de la mort était, au fond, bien égoïste. Ce n'est pas l'absence des chers disparus qui fait pleurer, c'est la crainte de la mort, considérée comme le plus effroyable des maux. Nulle pensée de mort consolatrice, de terme des souffrances, de repos désiré, de tâche remplie ou interrompue; pas de tendre souvenir, nul apaisement, rien de la «divine depth of sorrow».

De temps à autre, un accent plus ému; ainsi, la mort parle au laboureur :

Laboureur qui en soing et painne
Avez. vescu tout vostre temps,
Morir fault, c'est chose certainne,
Reculler n'y vault ne contens.
De mort devez. estre contens
Car de grand soussy vous delivre ...

Mais le laboureur regrette la vie, dont il a parfois souhaité la fin.

Dans la danse macabre des femmes de Martial d'Auvergne, une petite fille morte dit à sa mère : garde bien ma poupée, mes osselets, ma jolie robe. Mais cette note touchante est rare. La littérature de l'époque, dans la lourde raideur du grand style, a si peu connu l'enfant !

Lorsqu'Antoine de la Salle dans Le Réconfort de Madame du Fresne (36) essaye de consoler une mère de la mort de son fils, il ne trouve à lui présenter que le récit de la mort, plus cruelle encore, d'un enfant pris comme otage. Pour l'aider à vaincre sa douleur, il ne lui offre que le conseil de ne pas s'attacher aux choses terrestres. Mais il ajoute un petit récit, version du conte populaire de l'enfant mort qui revient prier sa mère de ne plus pleurer afin que son linceul puisse sécher. Et ici s'exprime une émotion bien plus profonde que dans les memento mori répétés sur des tons si divers. Le conte et la chanson populaires de cette époque n'ont-ils pas conservé des sentiments presque ignorés de la littérature?

La pensée cléricale de la fin du moyen âge ne connaissait, à l'endroit de la mort, que deux extrêmes : plainte sur la brièveté des choses terrestres, jubilation sur le salut de l'âme. Tous les sentiments intermédiaires restaient inexprimés. L'émotion se pétrifiait dans la représentation réaliste de la mort hideuse et menaçante.

NOTES

(1) Directorium vitae nobilium, Dionysii Opera, t. XXXVII, p. 550 ; XXXVIII, p. 358.
(2) Don Juan, c. Il, 76·80 ; cf. C. H. Becker, Ubi sunt qui ante nos in mundo fuere. Mémoire dédié à Ernst Kuhn, 7, II, 1916, p. 87-105 ; Supplément à Anglia, 28, 1917, p. 362.
(3) Bernardi Morlanensis, De contemptu mundi, éd. Th. Wright, The Anglo-latin satirical poets and epigrammatists of the twelfth century (Rerum Britannicarum medii œvi scriptores). Londres, 1872, 2 vo!., II. p. 37 (au 3e vers l'édition porte «orblta viribus inscita»), ce qui n'a aucun sens. La correction « incita », qui rétablit le sens et la mesure du vers, m'a été fournie par M. Hans Paret, de Berlin).
(4) Autrefois attribué à Bernard de Clairvaux; rangé par certains critiques parmi les œuvres de Gautier Map ; cf. H. L. Daniel, Thesaurus hymnologicus, Leipzig, 1841-1856, IV, p. 288.
(5) Deschamps, III, n°, 330, 345, 368, 399 ; Gerson, Sermo III, de defunctis, Opera, III, p. 1568 ; Dion. Cart., De quator hominum novissimis, Opera, III, t. XLI. p. 511 ; Chastellain, VI, p. 52, où le poème porte le titre de « Le Pas de la Mort ». Dans le texte même, il est nommé « Miroir de Mort ». Pierre Michault rima un « Pas de la Mort » (éd. Jules Petit, Sociéié. des Bibliophiles de Belgique, 1869) ; il est ici question d'un « Pas d'armes » près de la Fontaine des plours, où se tient Dame Mort.
(6) Villon, éd. Longnou, p. 33.
(7) Id., p. 34.
(8) Odon de Cluny, Collationum, lib. III, Migne, t. cxxxm, p. 556. Le thème et son développement ont comme modèle Jean Chrysostome: Sur les femmes et la beauté (Opera, éd. B. de Montfaucon, Paris,1735, t. XII, p. 523).
(9) Innocentius IIl, De contemptu mundi sive de miseria conditionis humanae libri tres, Migne t. CCXVll, p. 702.
(10) Id., p. 713.
(11) Œuvres du roi René, éd. Quatrebarbes, l, p. CL. Après les vers 5 et 8, il manque un vers. Probablement avec« menu vair» rimait quelque chose dans le genre de «mangé des vers».
(12) Olivier de la Marche, Le Parement et triumphe des dames, Paris, Michel Le Noir, 1520.
(13) Villon, Testament, vs. 453 ss., éd. Longnon, p. 39.
(14) Molinet, Faictz et dictz, fo 4, fo 42 v.
(15) Procès de canonisation de Pierre de Luxembourg, 1390, Acta sanctorum, juillet. I, p. 562. Comparer le renouvellement régulier de la cire qui entourait les cadavres des rois d'Angleterre et de leurs proches, Rymer, Fœdera, VII, 361, 433 ; III, 140, 168, etc.
(16) Les Grandes Chroniques de France, éd. Paulin, Paris, Paris, 1836-38,6 vol., VI, p. 334.
(17) Voir l'étude étendue de Dietrich Schaefer, Mittelalterlicher Brauch bel der Überführung von Leichen, Sitzungsberichte der preusischen Akademie der Wissenschaften, 1920, p. 478-498.
(18) Lefèvre de Saint-Rémy, I, p. 260, où le mot Suffolk doit être substitué à Oxford.
(19) Juvénal des Ursins, p. 567 ; Journal d'un bourgeois, p. 237, 307, 671.
(20) Voir à ce sujet Konrad Burdach, Der Ackermann aus Böhmen, p. 243-249 (Vom Mittelalter zur Reformation, III, 1, 1917). C'est à tort que A. de Laborde, Origine de la représentation de la mort chevauchant un bœuf (Comptes rendus de l'Académie. des inscriptions et belles lettres, 1923, p. 100-113), assigne comme source à cette représentation le poème de Pierre Michaut, « La danse des aveugles », car elle existe déjà dans le Missel d'Amiens de 1323 (BibIiothèque royale de La Haye) et aussi dans l'Ackermann qui date d'environ 1400.
(21) Il existe une abondante littérature sur ce sujet. Voir surtout G. HUET, Notes d'histoire littéraire, III, dans le Moyen Age, XX, 1918.
(22) Éd, S. Glixelli, Paris, 1914. Sur ce sujet, voir E. Mâle, l'Art religieux à la fin du moyen âge, II, «La Mort».
(23) Laborde, II, 1, 393.
(24) Quelques reproductions par Mâle, l. c., et dans la Gazette des beaux-arts, 1918, avril-juin, p. 167. Les investigations de Huet, I. c., ont rendu vraisemblable l'hypothèse que le motif original a été une danse des morts; Goethe y a inconsciemment repris ce motif dans sa Totentanz.
(25) Considérée autrefois, mais à tort, comme bien plus ancienne (vers 1350) ; cf. G. Ticknor, Geschichte der schönen Literatur in Spanien, l, p. 77, II, p. 598 ; Grober, Grundriss, II, 1e part., p.1180; II, 2e part., 428.
(26) Œuvres du roi René, 1, p. CI..lI.
(27) Chastellain, Le pas de la mort, VI, p. 59.
(28) Cf. Innocent III, De contemptu mundi, H, c. 42 ; Denis le Chartreux, De IV hominum novissimis, t. XLI, p. 496.
(29) Œuvres, VI, p. 49, voir plus haut, p. 166.
(30) L. c., p. 6p.
(31) Villon, Testament, XLI, vs. 321-328, éd. Longnon, p. 33.
(32) P. Champion, Villon, 1, p. 303.
(33) Mâle, 1. c., p. 389.
(34) Leroux de Llncy, Livre des légendes, p. 95.
(35) Le livre des faits, etc., Il, p. 184.
(36) Éd. J. Nève, Paris, 1903.

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Danse macabre cardinal et roi
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Date de création:-1-11-30 | Date de modification:2012-04-12