Afin de déjouer la mort, nous construisons des maisons, plantons des arbres, labourons la terre, inventons des outils, développons la science, pratiquons la médecine, créons des oeuvres d’art, entreprenons des affaires, faisons du sport, écrivons des poèmes et jouons au théâtre, enregistrons de la musique et produisons du cinéma. La conscience d’être mortels porte les humains à fonder des communautés, à élever des enfants, à fonder des institutions, à promulguer des lois et à préserver leurs traditions. La mort, toujours proche, provoque leur imagination créatrice et devient source intarissable de culture !
«Une des premières découvertes de l’homo sapiens fut celle de la mort, et un de ses premiers soucis fut celui d’ensevelir les morts (Edgar Morin, 1970). Avec la sépulture* naît la culture, car elle porte les humains non seulement à disposer matériellement des cadavres mais aussi à restaurer le lien social, troublé par la mort, et à chercher une réponse spécifique à la question de la mort. Ainsi, il est juste de considérer la mort comme fondatrice de la culture. La découverte de la mort sonne aussi l’heure de la découverte du religieux, car les religions* explorent le mystère de la mort qu’elles entourent de paroles et de gestes, de chants et de danses.» (1)
«La mort, en effet, fonde la culture, pense Claude Javeau, puisque c’est la reconnaissance par l’espèce humaine du fait thanatique qui permet la distinction entre le sacré et le profane et que toute culture n’est qu’une variation sur cette distinction-là. Ce que le groupe humain fait de la mort se trouve au cœur de sa culture et conditionne ses mythes, ses rites, ses cultes, sa façon d’«être au monde» et de se représenter son avenir » (2)
La mort est un défi lancé aux humains, une incitation à la parole et à la créativité, « un appel à se raconter pour se ménager une durée et donc un espace à vivre. » (3) Marcel Mauss affirmait que c’est la mort qui a appris aux hommes à parler. Elle a provoqué le langage, la communication, la culture. Selon Patrick Baudry,
«La mort est cette importance-là de provoquer l’expérience collective, de provoquer la culture. Parce qu’elle est inéluctable, nous sommes forcés d’élaborer un monde, d’élaborer du sens, de négocier avec cet inconnu, et dans cette négociation de construire des rapports sociaux. La mort provoque l’élaboration culturelle parce qu’elle est limite, détermination du rapport au monde.» (4)
La mort, à laquelle nous sommes confrontés tous les jours, nous oblige à élaborer du sens, à créer des mythes et à développer des rites, à déployer nos potentialités et à poursuivre nos rêves. La mort, «ce fait divers, démesuré et incommensurable aux autres phénomènes naturels» (5), «ce mystère» n’est pas un mur devant lequel notre intelligence s’arrête. Projetés dans l’existence à nos risques et périls, nous sommes appelés au courage de vivre.
La mort nous oblige à se trouver un abri dans la langue dans laquelle nous entrons et que nous habitons comme une maison*. L’éthique*, autre maison*de la culture, est l’art d’habiter à l’intérieur des limites de notre être mortel, de discerner avec justesse les actions les mieux accordées aux ressources de notre être, de mesurer avec précision jusqu’où l’on peut élargir les frontières de notre être sans nous faire mal inutilement, sans nous détruire. Elle nous apprend à reconnaître autrui avec qui nous cheminons vers la mort et avec qui, au nom d’un destin commun, nous nous engageons à penser la manière la plus appropriée de séjourner sur la terre. Ainsi, la mort devient la source de l’éthique :
«L’éthique nous apprend à séjourner dans les limites de notre finitude*, à rendre la terre habitable, à cohabiter avec les êtres et les choses. Elle nous apprend à protéger le faible, à loger l’exclu, à héberger l’étranger, à explorer des terres inconnues et accueillir la nouveauté, en un mot à rencontrer l’imprévisible altérité.» (6)