Dans son Décaméron, Quatrième journée, Nouvelle I, Giovanni Boccacci* (Boccace) décrit les circonstances qui entourent la mort volontaire de Ghismonda. Ce texte «comporte un exemple des plus fameux» de lucidité féminine et de liberté* courageuse: «le discours "viril" de Ghismonda à son père Tancrède, qui précède son choix, tout aussi viril, du suicide» (Guido Baldassarri, «Introduction», Boccace, Corbaccio, Corbeau de malheur, Paris, Les Belles Lettres, 2010, p. XI) Voici des extraits de cette nouvelle:
Tancrède, dès qu’il le vit, dit, quasi tout en pleurs : «Guiscardo, ma bonté envers toi n’avait pas mérité l’outrage et la honte que tu m’as fait éprouver dans mes «choses intimes, comme aujourd’hui je l’ai vu de mes propre yeux.»
À quoi Guiscardo ne dit rien autre que ceci: «Amour est plus puissant que vous ni moi ne le sommes.»
Alors Tancrède ordonna qu’il fût gardé secrètement dans une chambre du château; et ainsi fut fait. Le jour suivant venu, Ghismonda ne sachant rien de tout cela, Tancrède ayant médité de nombreux et variés projets, alla selon son habitude après son repas dans la chambre de sa fille, où, l’ayant fait appeler, et s’étant enfermé avec elle, il se mit à dire en pleurant:
«Ghismonda, comme je croyais connaître ta vertu et ton honnêteté, il n’aurait jamais pu me venir à l’esprit, quelque chose qu’on m’eût dite, si je ne l’avais vu de mes yeux, que tu aies pu non pas te livrer à un homme mais même y penser, excepté à ton mari; [...] ; mais entre tant de [jeunes gens] qui fréquentent ma cour, tu as choisi Guiscardo, jeune homme de très vile condition, élevé dans notre cour quasi pour l’amour de Dieu, depuis son enfance jusqu’à présent; par quoi, tu m’as mis en grandissime embarras d’esprit, ne sachant quel parti je dois prendre à ton sujet. Quant à Guiscardo, que j’ai fait prendre cette nuit quand il sortait du soupirail, et que je tiens en prison, j’ai déjà résolu ce que je dois faire; mais de toi, Dieu le sait, je ne sais que faire. D’une part, je suis sollicité par l’amour que je t’ai toujours porté plus qu’aucun père ne porte à sa fille, et d’autre part je suis excité par une très juste indignation pour ta grande folie. L’un veut que je te pardonne, et l’autre veut que, contre ma nature, je sévisse envers toi; mais avant que je prenne un parti, je désire entendre ce que tu as à dire sur cela.»
Et cela dit, il baissa le visage, pleurant aussi fortement que ferait un enfant bien battu.
Ghismonda, entendant son père et voyant que non seulement son amour secret était découvert, mais que Guiscardo était prisonnier, éprouva une douleur inexprimable, et fut tout près de la montrer par ses cris et ses larmes, comme font la plupart des femmes; mais pourtant son âme altière surmontant cette lâcheté, elle affermit son visage avec une force merveilleuse, et elle résolut en elle-même, avant que de faire la moindre prière pour elle, de ne plus rester vivante, croyant déjà que son Guiscardo était mort. Pour quoi, non en femme éplorée ou contrite de sa faute, mais comme une vaillante et sans témoigner de crainte, d’un visage sec et ouvert, et nullement troublée, elle parla ainsi à son père :
«Tancrède, je ne suis disposée ni à nier, ni à prier, parce que l’un ne me servirait à rien, et que je ne veux pas que l’autre me serve. En outre, par aucun acte de soumission je n’entends me rendre bénévoles ta mansuétude et ton affection; mais confessant la vérité, je veux d’abord, par de vraies raisons, défendre mon honneur, puis, par des faits, montrer la grandeur de mon âme. Il est vrai que j’ai aimé et que j’aime Guiscardo, et tant que je vivrai, ce qui sera peu, je l’aimerai ; et si après la mort on s’aime, je ne cesserai pas de l’aimer. Mais à cela ce n’est pas tant ma fragilité de femme qui m’a conduite, que ton peu de sollicitude à me remarier, et sa propre vertu. Tu aurais dû comprendre, Tancrède, étant toi-même de chair, que tu avais engendré une fille de chair et non de pierre ou de fer; et tu devais, tu dois te rappeler, bien que tu sois vieux maintenant, quelles sont, et combien nombreuses et avec quelle force viennent les lois de la jeunesse; et bien que toi, homme, tu te sois exercé dans les armes une partie de tes meilleures années, tu ne devais pas moins savoir ce que peuvent les oisivetés et les douceurs de la vie chez les vieux non moins que chez les jeunes. Je suis donc, comme étant née de toi, de chair, et j’ai si peu vécu que je suis encore jeune, et, pour l’une et l’autre cause, je suis remplie de concupiscence et de désir; à quoi est venue ajouter de merveilleuses forces cette circonstance que déjà, pour avoir été mariée, j’ai connu quel plaisir c’est que de satisfaire ce désir. Auxquelles forces ne pouvant résister, je me suis laissée aller à ce vers quoi elle me tiraient comme jeune et comme femme, et je suis devenue amoureuse. Et certes, en cela j’opposai toute ma vertu, ne voulant pas, autant qu’il était par moi possible, que le penchant qui m’entraînait vers ce péché naturel, nous fît honte ni à toi, ni à moi. À cette fin, l’amour pitoyable et la fortune amie m’avaient montré une voie très cachée par laquelle, sans que personne s’en aperçût je parvenais à satisfaire mes désirs; et cela, quelque soit celui qui te l’ait montré, ou le moyen par lequel tu l’as su, je ne le nie point. J’ai pris Guiscardo, non par hasard, comme beaucoup font, mais après mûre réflexion je l’ai choisi par-dessus tout autre, et je l’ai introduit près de moi de propos délibéré , et avec une sage persévérance de lui et de moi j’ai satisfait longuement mon désir. [...] En quoi tu ne vois pas que ce n’est point ma faute que tu reprends, mais celle de la fortune qui très souvent élève haut les indignes et laisse les plus dignes en bas. Mais laissons maintenant cela, et regarde quelque peu au principe des choses ; tu verras que notre chair à tous est faite d’une masse de chair, et que toutes les âmes ont été créées par un même créateur avec des forces et des puissances égales, et une égale vertu. C’est la vertu qui tout d’abord nous distingue, car nous naquîmes et nous naissons tous égaux ; et ceux qui en eurent et en acquirent la plus grande part furent appelés nobles, et le reste resta non noble. Et bien qu’un usage contraire ait par la suite obscurci cette loi, elle n’est pas encore abolie ni détruite par la nature et les bonnes coutumes; et pour ce, celui qui se conduit avec vertu, se montre vraiment gentilhomme et si on l’appelle autrement, c’est celui qui appelle et non celui qui est appelé qui commet une faute. Regarde parmi tous tes gentilhommes et examine leur vertu, leurs mœurs et leurs façons de vivre, et d’autre part, regarde celle de Guiscardo : si tu veux juger sans animosité, tu diras qu’il est très noble et que tous tes nobles sont des vilains. Sur la vertu et la valeur de Guiscardo, je n’ai pas cru au jugement d’aucune autre personne, qu’à celui de tes paroles et de mes yeux. Qui le recommanda jamais autant que toi, alors que tu le louais dans toutes les choses où un vaillant homme doit être loué ? Et certes ce n’était pas à tort; car si mes yeux ne m’ont point trompée, il n’est pas un éloge que tu lui aies donné, que je ne lui aie vu mériter et bien plus que tes paroles ne pouvaient l’exprimer. Et si toute fois j’avais été trompée en cela, c’est par toi que j’aurais été trompée. Diras-tu donc que je me suis commise avec un homme de basse condition? tu ne dirais pas la vérité; mais si par aventure tu disais que c’est avec un homme pauvre, on pourrait te l’accorder à ta honte, puisque tu n’as pas su mettre en meilleur état un vaillant homme, ton serviteur ; mais la pauvreté n’enlève la noblesse à personne, ce que fait parfois la richesse. Beaucoup de rois, beaucoup de grands princes ont été pauvres; et beaucoup de ceux qui bêchent la terre et qui gardent les troupeaux, furent autrefois très riches, comme il en est encore aujourd’hui. Quant au dernier doute que tu agitais, à savoir ce que tu devais faire de moi, chasse-le tout à fait, si dans ton extrême vieillesse tu es disposé à faire ce que tu n’as pas fait étant jeune, c’est-à-dire à devenir cruel. Use sur moi ta cruauté que je ne suis disposée à détourner par aucune prière, puisque tu en trouves la première occasion dans cette faute, si c’est une faute, parce que je t’assure que ce que tu auras fait ou feras de Guiscardo, si tu n’en fait autant de moi, mes propres mains le feront. Or donc, va pleurer avec les femmes, et persistant dans ta cruauté, tue-nous d’un même coup, lui et moi, s’il te paraît que nous avions ainsi mérité.»
Le prince connut la grandeur d’âme de sa fille, mais il ne crut pas pour cela qu’elle fût si fortement résolue à faire ce que ces paroles disaient. Pour quoi, sorti d’auprès d’elle, et ayant écarté la pensée de la faire en rien souffrir, il pensa à refroidir son ardent amour dans le sang d’autrui, et il ordonna aux deux gardiens de Guiscardo de l’étrangler sans bruit la nuit suivante, et, après lui avoir arraché le cœur, de le lui apporter, ce que ceux-ci firent comme il leur avait été commandé. Le jour suivant venu, le prince ayant fait venir une grande et belle coupe d’or, et y ayant mis le cœur de Guiscardo, l’envoya à sa fille par un de ses familiers secrets, auquel il donna ordre de lui dire en lui donnant :
«Ton père t’envoie ceci, pour te consoler de la chose que tu aimes le plus, de même que tu l’as consolé, lui, de ce qu’il aimait le plus.»
Ghismonda, non revenue de son cruel projet, se fit, dès que son père l’eut quittée, apporter des herbes et des racines vénéneuses, qu’elle distilla et réduisit dans l’eau, afin de l’avoir toute prête si ce qu’elle craignait arrivait. Le familier étant venu la trouver avec le présent et le message du prince, elle prit la coupe avec un visage fort et l’ayant découverte, comme elle vit le cœur et entendit les paroles, elle eut pour certain que c’était le cœur de Guiscardo. Pour quoi, ayant levé les yeux sur le familier, elle dit ceci : « Il ne fallait pas une sépulture moins digne que l’or à si grand cœur, et en cela mon père a discrètement fait.» Et ayant ainsi dit, elle l’approcha de sa bouche, l’embrassa, et puis dit:
«En toutes choses, toujours et jusqu’à cette fin suprême de ma vie, j’ai trouvé l’amour de mon père très tendre pour moi, mais aujourd’hui plus que jamais, et pour cela tu lui rendras de ma part, pour un si grand présent les dernières grâces que je doive jamais lui rendre.»
Cela dit, s’étant retournée sur la coupe qu’elle tenait serrée, et regardant le cœur elle dit:
« Ah ! doux tombeau de tous mes plaisirs, maudite soit la cruauté de celui qui maintenant me force à te voir avec les yeux du corps ! Ce m’était assez de te regarder à toute heure avec ceux de la pensée. Tu as fourni ta course et ainsi que le sort l’avait marqué, tu t’es hâté et te voici à la fin à laquelle chacun court; tu as laissé les misères du monde et ses fatigues, et de ton ennemi lui-même tu as obtenu la sépulture que ta valeur t’a méritée.
Rien ne te manquait pour avoir des funérailles complètes sinon les larmes de celle que de ton vivant tu as tant aimée; afin que tu eusses ces larmes, Dieu a mis dans la pensée de mon impitoyable père de t’envoyer à moi, et je te les donnerai, bien que j’eusse résolu de mourir les yeux secs et le visage dépouillé de toute peur. Et quand je te les aurai données, je ferai en sorte que mon âme rejoigne sans retard aucun celle que tu as si longtemps précieusement gardée. Et en quelle autre compagnie qu’avec elle pourrais-je partir plus contente ou plus rassurée, pour les lieux inconnus? Je suis sûre qu’elle est encore en toi, et qu’elle regarde les lieux témoins de ses plaisirs et des miens, et que, comme – j’en suis persuadée – elle m’aime encore, elle attend la mienne dont elle est souverainement aimée.»
Ayant ainsi dit, non autrement que si elle avait eu une fontaine dans la tête, sans faire aucune de ces clameurs habituelles aux femmes, elle s’inclina sur la coupe, et, gémissant, elle se mit à verser tant de larmes que ce fut chose merveilleuse à regarder, et à baiser une infinité de fois le cœur mort.
«Ses demoiselles qui se tenaient autour d’elle, ne comprenaient pas ce que c’était que ce cœur ou ce que voulaient dire ces paroles, mais vaincues de pitié, elles pleuraient toutes et lui demandaient en vain avec un air de compassion la cause de ses pleurs, et, du mieux qu’elles savaient et pouvaient, s’ingéniaient à la consoler. Quand il lui parut avoir assez pleuré, elle releva la tête, essuya ses yeux et dit:
«0 cœur tant aimé, j’ai rempli mon devoir tout entier envers toi; il ne me reste plus autre chose à faire que d’aller avec mon âme faire compagnie à la tienne.»
Et cela dit, elle se fit donner la fiole dans laquelle était l’eau qu’elle avait préparée d’avance, et ayant versé cette eau dans la coupe où le cœur avait été lavé par ses abondantes larmes, elle la porta sans peur aucune à sa bouche, la but toute, et l’ayant bue, elle monta sur son lit la coupe à la main, s’enveloppant le plus honnêtement qu’elle put dans ses vêtements ; puis après avoir placé sur son cœur le cœur de son amant sans rien dire, elle attendit la mort.
«Boccace» Wikisource, visité le 14 décembre 2010
http://fr.wikisource.org/wiki/Page:Boccace_-_Décaméron.djvu/252
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