Le cimetière Eyoub à Stamboul (Constantinople) vu par Pierre Loti
Mardi 13 mai 1890
Eyoub, le saint faubourg, est toujours le lieu rare du suprême recueillement, de la suprême prière. À l'entrée de l'avenue exquise qui longe les saints tombeaux, je mets pied à terre sur les dalles verdies par les siècles: l'avenue, devant moi, s'enfonce en profondeur, toute blanche à travers l'espace de bois sacré plein de sépultures, blanche de ce même blanc verdâtre que prennent à l'ombre les marbres très vieux; elle s'en va finir là-bas à l'impénétrable mosquée, dont on aperçoit confusément le dôme, sous un bouquet de platanes et de cyprès immenses. Elle est bordée de droite et de gauche, par des kiosques, en marbre blanc ajouré, remplis de catafalques, ou par des murs percés d"arceaux en ogives à travers lesquels on aperçoit les cimetières: étranges tombes aux dorures fanées, apparaissant dans la nuit verte de sous-bois, mêlées à des fouillis d'herbes, de rosiers sauvages, de ronces...
Les passants sont toujours très rares dans cette avenue des morts: quelques derviches qui reviennent de prier, ou quelques mendiants qui vont s'accroupir là-bas aux portes de la mosquée. Ce soir, ce sont trois petites filles turques, de cinq à dix ans, très jolies, qui gambadent, vêtues d'éclatantes robes vertes et rouges. Cela déroute de les voir jouer gaiement dans ces marbres et dans cette ombre funéraire. Du reste, jamais je n'étais encore venu ici à la splendeur de mai, et cette verdure neuve, ces fleurs partout, détonnent autant que ces trois petites filles. Des lieux si infiniment mélancoliques* ne s'égayent pas au printemps, bien au contraire: ce ciel aux nuances très douces, ces grappes de roses, ces jasmins qui retombent des murs, et qui, depuis des siècles, à la même saison, font leur même sourire si éphémère et si trompeur, ajoutent encore à l'impression qu'on éprouve ici d'un universel et irrémédiable néant.
(Pierre Loti, Fantôme d'Orient et d'autres textes sur la Turquie, édition présentée par Jean-Claude Perrier, Paris, Libretto, 2010, p. 61-62)
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Le cimetière Eyoub et la Corne d'Or
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