C’est faire œuvre d’éthique que d’étudier les diverses théories morales sur le suicide et d’examiner la manière dont divers discours moraux ont tenté de déchiffrer les rapports souvent paradoxaux entre vie et mort, nature et raison, individu et société. L’étude magistrale d’Albert Bayet*, Le suicide et la morale introduit la distinction entre une morale simple, condamnant tous les suicides en principe et dans tous les cas, et une morale nuancée, qui est attentive aux différences entre les cas, approuvant les uns, blâmant ou excusant les autres. La présence de ces deux morales est attestée dès l’Antiquité gréco-romaine et, reprise à la Renaissance, se retrouve dans les temps modernes. Les discours officiels des diverses religions ont, en revanche, toujours promu et promeuvent encore aujourd’hui une morale simple, même si plusieurs de leurs adeptes, théologiens ou philosophes, adoptent dans leurs écrits une morale plus nuancée. Professant une morale simple, les Églises chrétiennes, en particulier l’Église catholique, sanctionnaient sévèrement le suicide, considéré comme un péché grave, et refusaient les funérailles* chrétiennes aux suicidés. Cette forme de culpabilisation posthume démontre pourtant que les Églises considéraient le suicidé comme responsable de son acte et qu’elles lui accordaient donc une compétence éthique. Avec l’avènement des sciences modernes, la compétence éthique du suicidé a été minée, surtout depuis que la sociologie considère le suicide comme la résultante d’une société anomique ou incapable d’intégrer ses membres et que la psychologie, et plus encore la psychiatrie, traite le suicide comme l’acte irrationnel d’un sujet qui souffre d’un désordre mental. À ce sujet, Eugen Drewerman affirme que «les sociologues et les psychologues qui définissent le suicide comme une maladie ne [nous] plongent aujourd’hui pas moins dans l’étonnement que les catholiques ou les musulmans qui le déclarent péché mortel». Or, «dans des situations extrêmes, il est en définitive impossible de classer le comportement humain en fonction de l’alternative maladie (absence de liberté) ou faute (liberté). Les frontières sont imprécises, et liberté et non-liberté se mêlent toujours inextricablement» (Le mensonge et le suicide, p. 13 et 24).
Légitimité du suicide: aspects cliniques
Dans leur article «Existe-t-il un suicide légitime?», C. Spadone et L. Haas s'appuient sur la légitimité du droit au suicide exprimée par Marcel Conche* dans Le fondement de la morale, Paris, PUF, «Perspectives critiques, 1993: «Il est de fait que des hommes, philosophes ou non, pensent, en raison et en conscience, avoir le droit de mourir volontairement. Si ce droit leur était ôté, ils se sentiraient enfermés dans la vie comme dans une prison. Dès lors, ils ont effectivement ce droit. Le droit de librement mourir appartient, ou non, à chacun, selon qu'il se le reconnaît ou non. C'est un droit dès qu'en conscience on se le reconnaît» (Conche, p. 97)
«Au plan des décisions cliniques, «La souffrance liée à une situation (situation contextuelle ou condition médicale) et la perte d'espoir d'une évolution favorable sont au coeur de la volonté suicidaire: l'une des notions sur lesquelles peut s'appuyer le médecin pour sa décision est justement la légitimité de cette perte d'espoir: si, extérieur à la situation, il juge, contrairement au sujet, qu'un espoir persiste, il lui est plus difficile de retenir la légitimité éventuelle du suicide.
[...]
Position médicale et position philosophique ne se recouvrent pas nécessairement. Pourtant, l'éthique et la déontologie médicale doivent tenter d'en faire la synthèse. Aujourd'hui, le médecin accepte plus difficilement que le philosophe la possibilité d'un suicide légitime. Pour autant, ils ne nous semble pas que le médecin doive refuser l'idée que le suicide puisse être, dans certains cas exceptionnels, légitime. Il peut être alors conduit, lorsqu'il a connaissance ou qu'il a perçu un risque suicidaire manifeste chez une personne qui refuse toute aide, à récuser le recours à la mise en oeuvre de soins psychiatriques sous la contrainte et à privilégier la liberté* individuelle du patient.» (Spadone et Haas, p. 35)