L’autonomie est sans aucun doute un des grands acquis de l’éthique libérale. La liberté* de l’individu qui se soumet à la loi de sa propre volonté, éclairée par la raison, est un riche héritage que Kant* a légué à la modernité. Pascal Bruckner définit l’autonomie comme «le courage de penser par soi-même sans être dirigé par un autre». Et il cite à cet égard Kant («Réponse à la question: Qu’est-ce que les lumières?»), le grand maître de la morale des Lumières, qui considère l’autonomie comme la sortie de l’homme «hors de l’état de minorité où il se maintient par sa propre faute» (La tentation de l’innocence, Paris, Grasset, 1995, p. 22). Par rapport au suicide, l’autonomie signifie donc la capacité que l’homme possède de décider en toute liberté de sa propre mort et de disposer de son corps selon sa volonté (autodétermination). Cette autonomie doit être prise au sérieux, non pas uniquement dans les discours et la réflexion éthiques, mais surtout dans la pratique. Comme le note judicieusement Baechler*, il est curieux de constater «une contradiction propre à la civilisation occidentale contemporaine». Depuis plus de deux siècles, elle n’a cessé de promouvoir l’autonomie de l’individu. «Or, l’état des mœurs, en ce qui concerne le suicide, est loin de se conformer à ces valeurs. Le suicide reste frappé d’opprobre.» Il est vrai, écrit-il plus loin, «que ce n’est pas la première fois ni le seul domaine où une société contredit les valeurs dont elle se réclame» (Les suicides, p. 117).
Cependant, l’idéal de l’autonomie a aussi ses revers. De nos jours, en effet, l’autonomie objective, qui mène la volonté bonne de l’homme vers l’accomplissement de ses devoirs, a tendance à être éclipsée par l’autonomie subjective, qui n’a que soi comme référent moral. Le philosophe Charles Taylor appelle «atomisme» ce culte de «l’individu souverain qui, par nature, ne dépend d’aucune autorité» (Les sources du moi, Montréal, Boréal, 1998, p. 252). Or, les libertés accordées à l’individu, liberté de conscience et de choix, d’opinion et d’action, sont un cadeau empoisonné, comme le remarque Bruckner avec perspicacité: «C’est à chacun désormais qu’est dévolue la tâche de se construire et de trouver un sens à son existence» (La tentation de l’innocence, p. 32). Ainsi, d’un point de vue éthique, l’homme contemporain vit au-dessus de ses moyens, car une écrasante responsabilité morale tombe sur les épaules de celui qui doit trouver des raisons pour son action et en prévoir les conséquences. «Désormais, mon sort ne dépend que de moi: impossible de me décharger sur une instance extérieure de mes manquements ou de mes bévues. Envers ma souveraineté: si je suis mon propre maître, je suis aussi mon propre obstacle, seul comptable des revers ou des bonheurs qui me touchent. Telle est la conscience malheureuse de l’homme contemporain: face à toute défaite, se livrer à l’autocritique, à l’examen de conscience, dresser la liste des failles, des erreurs qui aboutissent au même constat, c’est ma faute» (p. 33). L’autonomie, qui engendre la culpabilité et l’impuissance, rend l’homme vulnérable et fragile. L’autonomie peut constituer pour «l’homme de la modernité» un des facteurs qui l’entraînent vers la crise suicidaire. Par la description qu’il donne du suicide «égoïste», Durkheim* annonce déjà les tourments de l’individualisme contemporain. L’homme de la société libérale, exacerbé par des responsabilités qui dépassent la compétence d’un individu, a besoin d’assistance. Il la cherche auprès des instances de l’État en matière de santé et d’éducation, auprès des psychologues ou astrologues, auprès des sectes et d’autres producteurs de bonheur qui lui enseignent des pratiques de rechange capables de guérir son corps et d’apaiser son âme. Ne trouvant pas de solution à ses maux, et toujours renvoyé à sa solitude pour faire preuve de son droit à l’existence et pour redresser son image devant les attentes d’autrui, l’homme libre et autonome peut être tenté de choisir une technique radicale pour trouver enfin la sérénité et un repos durable.
Aujourd’hui, parmi les intellectuels, il est de bon ton de souligner les méfaits de l’individualisme et donc de brûler ce qu’ils ont adoré et ce qu’ils pratiquent encore dans leur monde fermé. Cependant, l’autonomie, si importante soit-elle pour qu’on la revendique et la maintienne avec vigueur contre un communautarisme étroit et restrictif, reste une arme à double tranchant: elle peut mener à la vie ou à la mort. Formés dans la solitude d’un moi détaché de sa géographie culturelle, les jugements éthiques risquent fort d’être arbitraires. L’autonomie individuelle, si chère aux libéraux, ne peut éclore et se développer qu’au sein d’une communauté dont les institutions et les traditions promeuvent des valeurs propres à stimuler ses membres à vivre ensemble. Lorsque, pour des raisons exceptionnelles, le vivre ensemble d’une communauté est menacé, certains de ses membres peuvent choisir la mort volontaire pour la protéger ou la sauver, à l’instar des Bourgeois de Calais, si magistralement représentés par Rodin. Tous n’ont pas toutefois l’étoffe du martyr. Il y a des personnes vulnérables qui ont besoin de secours, mais que la communauté ne parvient pas à secourir et qui ne trouvent pas de salut ni de bonheur dans le vivre ensemble. «Dieu n’a pas créé un monde où toutes les détresses peuvent trouver une issue» (E. Drewerman, Le mensonge et le suicide, p. 7). De même, aucune société ne pourra offrir une vie sociale adaptée à tous et où tous les humains pourront mener une existence satisfaisante ou significative. Il convient donc qu’une communauté reconnaisse ses limites et, tout en accordant aux différents groupes qui la composent une bonne prévention*, n’impose pas, dans sa législation, l’interdit de la mort volontaire de façon répressive et inconditionnelle.
Pour une critique et une reconfiguration de la notion contemporaine d'autonomie en philosophie, politique et bioéthique: Corine Pelluchon, L'autonomie brisée. Bioéthique et philosophie, Paris, PUF, 2009.
© Éric Volant
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