Contre les sophismes chiffrés

Jacques Dufresne

Contre les sophismes chiffrés, une logique pour notre temps. Voici le résumé d'un cours de logique donné à des étudiants plus familiers avec les sophismes chiffrés qu'avec les sophismes verbaux. Nous partîmes ensemble à la recherche des diverses manières d'induire les gens en erreur au moyen des chiffres. Voici ce que nous avons découvert.

Avez-vous déjà enseigné la logique? J’ai tenté de le faire à quelques reprises. Puis un jour j’ai compris que les fautes de raisonnement que je dénonçais avec éloquence n’avaient qu’un lointain rapport avec celles dont nous sommes tous les jours victimes dans la civilisation du nombre.

En 1875, les journaux ne contenaient pratiquement aucun chiffre. Dans La Presse, journal fondé à Montréal en 1884, les premières colonnes de chiffres furent consacrées aux taux de mortalité. C’était un usage honnête des statistiques, ils mettaient en relief de façon précise les écarts entre quartiers pauvres et quartiers riches pour ce qui est de la mortalité infantile.

Depuis le chiffre a colonisé une à une les diverses rubriques des journaux, si bien que la page des sports ne diffère guère désormais de la page de la bourse. Poètes au temps de Pindare, les commentateurs des Jeux olympiques sont maintenant des statisticiens. Le nombre s’est infiltré jusqu’au cœur de la critique d’art, de la critique littéraire et de la critique musicale. Le succès phénoménal de Céline Dion, mesurable en chiffres, est la preuve incontestable de son talent. À partir d’un certain seuil dans les ventes de chansons, le doute sur le talent de l'artiste n'est plus permis.

Derrière le nombre, il y a la force, de moins en moins déguisée. Se laisser influencer par le nombre dans ses jugements c’est se soumettre à la force. Ouvrez votre journal. Vous y trouverez cette servilité d’esprit même dans les éditoriaux. La plupart des arguments utilisés, bien que formulés au moyen de mots, se réduisent à un appel plus ou moins direct à l’autorité du nombre, que ce nombre soit une date, une majorité dans un sondage, une cote d’écoute ou une cote en bourse.

Après avoir bien réfléchi à ces questions, j’ai remplacé mon cours traditionnel de logique par un cours intitulé Lecture et interprétation des nombres, en priant mes étudiants de bien vouloir m’aider à établir le diagnostic à partir duquel nous jetterions les bases d’une logique appropriée à cette rhétorique chiffrée. J’avais réussi à les persuader que si Socrate revenait, ce serait assurément le dialogue qu’il aurait avec eux. J’étais Socrate, ils étaient mes disciples et nous nous attaquions ensemble aux mensonges des sophistes contemporains.

Je fus bientôt inondé de coupures de journaux, de montages de texte et d’images et de citations dont voici un exemple : «la nuit américaine sera bientôt traversée par la sonorité métallique, exacte et rassurante de millions d'érotomètres annonçant à l'unisson que la courbe locale vient de coïncider avec la courbe étalon.» C'était l'époque où les travaux des sexologues Masters and Johnson retenaient l'attention d'un large public. Un jour prochain l'orgasme, dont ils avaient établi la courbe, deviendrait une vérité scientifique.

(Le 14 février 2004, jour de la Saint-Valentin, le journal La Presse annonçait la création de Love Detector, «un logiciel qui analyse la voix pour y déceler d'éventuels émois. Pour 49,95 $US, le logiciel mesure la température émotionnelle d'une conversation sur une échelle de -1 (même une statue serait plus affectueuse), à 5. Sur l'écran de l'ordinateur, le degré d'amour est représentée par une marguerite. Plus elle a de pétales, plus l'interlocuteur est épris.»

Dans la même édition du journal, on nous apprenait que l'analyse de centaines de vidéos a permis de dégager le fait «que dans les couples durables on s'est fait cinq fois plus de commentaires positifs que de commentaires négatifs. En bas de cette proportion, ajoute le psychologue John Gottman, le divorce est inévitable.)


Le relativisme triomphait:


«Où allons-nous maintenant? Il n'y a plus d'axe absolu de référence. La Vérité n'existe plus. Il n'y a plus de bien, il n'y plus de mal; rien n'est moral, rien n'est immoral. Comment nous orienter? En votant, bien entendu. Les gens veulent régler le problème de la peine de mort à l'aide d'un plébiscite. Si 51 % veulent faire pendre les meurtriers, il est moralement juste d'agir ainsi. Si 51% veulent l'avortement sur demande, le dit avortement devient moralement bon. Si Hitler avait gagné la guerre, l'annihilation des juifs aurait semblé une bonne chose car, dans la perspective relativiste, c'est le gagnant qui crée les valeurs. Où nous arrêterons-nous? Soyons prophètes un instant: lorsque la surpopulation sera devenue intolérable et la rareté des aliments excessive, les forts ne seront-ils pas tentés d'exterminer les faibles et ne pousseront-ils pas le sens du relatif au point d'agir ainsi sans le moindre sentiment de culpabilité, pour le plus grand bien de l'humanité?» (lan Pickup, Seneca College, Toronto)

Et les statisticiens perdaient la guerre:

C'était aussi l'époque de la guerre la plus chiffrée de l'histoire, celle du Vietnam: «Pendant des années, le Pentagone a exigé des chiffres imaginaires de ses troupes combattant au Vietnam: nombre de disparus, nombre de morts et même, statistiques concernant le nombre de petits villages qui échappaient au contrôle Viet Cong. À l'aide des statistiques ainsi obtenues, les ordinateurs pouvaient déclarer que la guerre était gagnée. Est-ce par hasard, demanda alors M. Arthur M. Ross, l'ancien responsable américain des statistiques sur le travail, si la guerre la plus savamment mesurée de l'histoire américaine est aussi la moins réussie?» (Time Magazine, 2 août 1971)

Le Guinness Book of Records était sur le point de supplanter la Bible en tant que best-seller.

«Le plus long saut de grenouille
Le record pour trois sauts consécutifs (32 pi. 6 po.) tel qu'enregistré par le Dr Walter Rose, du South African Museum, le 16 janvier 1954, appartient à la charmante "Leaping Lena", une bête de deux pouces de longueur. Lena, que l'on crut d'abord femelle, mais qui était mâle en réalité, appartenait à la famille des célèbres sauteuses Rana oxyrhyncha, dont un autre membre s'illustra aux jeux grenouillants - Jumping Frog Jubilee - de Angels Camp, Californie, en 1958.

La plus longue moustache
La plus longue moustache enregistrée est celle de Masuriya Din, de l'Inde. En 1949, toute déployée, elle atteignit l'envergure de 102 pouces. En 1962, les frais de barbier s'élevaient à $30.00 par année. (Guinness Book)

Le record d'éternuement
La plus longue quinte d'éternuements jamais enregistrée fut celle de June Clark, 17 ans, de Miami, Floride. Elle commença à éternuer le 4 janvier, après avoir été guérie d'une maladie de reins au James Jackson Memorial Hospital de Miami. La quinte fut stoppée par un choc électrique le 8 juin de la même année. Elle avait duré 155 jours. La vitesse à laquelle les particules étaient expectorées atteignit un sommet inégalé de 103.9 milles à l'heure.»


Et les saints italiens demeuraient majoritaires au Paradis:

***



Nous n’eûmes aucune peine à distinguer cinq types de sophisme dans cette masse informe de chiffres :

Appel à l’autorité de la date :

Ce sophisme consiste à considérer la date à laquelle une idée est formulée comme un point de vue privilégié qui confère une plus value à l’idée en cause. Cette faute de raisonnement inspira le commentaire suivant à Gabriel Marcel :

«La vérité est la vérité. 1955, c'est seulement un numéro; cela ne signifie rien du tout, pas plus que le numéro sur un ticket de wagon-restaurant. 1955! Vous dites cela comme si c'était une altitude, comme si vous étiez sur le Monte Rosa et que vous regardiez au fond de la vallée les pauvres personnes qui existaient il y a des siècles. Mais ce n'est pas vrai, vous n'êtes pas sur le Monte Rosa. 1955 n'est pas une altitude. Les hommes et les femmes en 1955 en général ils sont sur un poggio de rien du tout - et San Francisco, San Bonaventure et tous les autres, ils étaient dans la stratosphère malgré le numéro.»(Gabriel Marcel, Mon temps n'est pas le vôtre,acte II, Sc I)



Appel à l’autorité du grand nombre

Ce sophisme, omniprésent, enferme ce message, à peine voilé, qui a un effet intimidant sur le commun de mortels. Qui es-tu pour prétendre avoir raison contre un si grand nombre de personnes ? À partir du moment où ce venin de la fausse humilité s’infiltre dans l’âme, la liberté fléchit. Il y a ici transposition sur le plan intellectuel des avantages que procure le regroupement sur les plans affectifs et physique.

«Plusieurs animaux rassemblés et resserrés se réchauffent entre eux, car ainsi diminue la rayonnement de chacun par diminution de la surface exposée. Ainsi les gens se confirment dans leurs opinions pour être nombreux à les avoir, comme si cette similitude faisait de chaque autre une source de vrai plus puissante que la sienne et de laquelle il put recevoir. Ceci est fondé sur une assimilation de l'opinion à l'observation. Plusieurs observations indépendantes valent mieux qu'une et leur quantité l'emporte. Mais non les opinions.»
Paul Valéry

Appel à l’autorité de la majorité

Ce sophisme est si étroitement lié à l’idéal démocratique qu’on risque fort d’être accusé de fascisme en en faisant l’analyse. Cette analyse est pourtant une condition de la saine démocratie, régime politique exigeant, dont on se montre digne en plaçant au bon endroit la ligne de démarcation entre les sujets dont la majorité doit décider et ceux qui doivent être réservés à la science et au jugement éclairé. Or s’il faut dénoncer aujourd’hui l’appel à la majorité c’est parce qu’il intervient dans une foule de domaines qui devraient être de l’autre côté de la ligne de démarcation : l’euthanasie, les OGM, les nouvelles techniques de reproduction.


Appel à l’autorité de la tendance

Il s’agît ici de la variante dynamique de l’appel à l’autorité de la date. L’un et l’autre sophisme tirent leur force de persuasion de l’adhésion générale au mythe du progrès. Dans ce contexte, il paraît évident qu’un phénomène se rapproche de la vérité quand sa croissance s’accélère.

Appel à l’autorité du nombre brut

«La démonstration est l’œil de l’âme,» disait Spinoza. Il s’ensuit que la meilleure façon d’aveugler les âmes est de séparer les nombres de la démonstration qui fait leur clarté. Le PNB est l’exemple parfait de ce nombre brut. Ce chiffre, qui ne tient pas compte de la destruction du capital naturel, cache les fautes de raisonnement les plus funestes. On peut en dire autant, mutatis mutandis, de l’espérance de vie et de toutes les moyennes qui remplissent les pages des journaux et assaisonnent les débats publics. Quel pourcentage de la population peut faire spontanément la distinction entre la moyenne arithmétique, la médiane et le mode?


Pour désigner chacun de ces sophismes, ce sont des mots anglais qui nous sont d’abord venus à l’esprit : dating, rating, grouping, growing, simplifying. Faut-il traduire ces mots ? Dirons-nous datisme, cotisme, groupisme, tendancisme et simplisme ? Il nous faut en tout cas adopter des mots simples pour désigner ces diverses façons de faire peser la force du nombre sur la liberté du jugement.

Les diverses autres façons dont le nombre sème la confusion dans les esprits se rattachent aux cinq sophismes de base. Ainsi quand un chef politique promet de créer 100 000 emplois en campagne électorale, sans préciser combien il en fera disparaître, il sombre dans le cotisme.

Les sondages méritent une attention particulière. Ils reposent sur l’hypothèse que des individus présumés libres se comportent comme la matière, de façon prévisible, quand on les regroupe et qu’ils forment ainsi une masse. Cette hypothèse a été maintes fois vérifiée et, dans la recherche scientifique, les sondages présentent sans doute plus d’avantages que d’inconvénients.

À partir toutefois du moment où l’on doit présumer qu’ils influeront sur l’opinion des gens, leur usage perd son sens. Dans un climat intellectuel où chacun saurait se défendre contre les sophismes chiffrés, le mal serait négligeable, mais dans un contexte comme le nôtre en ce moment , où il s’ajoute aux autres appels à l’autorité de la tendance, les sondages deviennent avilissants. Pou reprendre la célèbre allégorie de La République, où Platon compare la société à un gros animal, on pourrait dire des sondages qu’ils ont des instruments de manipulation du gros animal. Grâce aux sondages on peut suivre l’évolution de ses humeurs et apprendre ainsi à répartir les morceaux de sucre et les coups de fouet pour obtenir ce qu’on veut de lui.

C'était enfin l'époque où le chiffre faisait son entrée dans la poésie, comme en témoigne ce poème de Buckminster Fuller, écrit pendant la seconde guerre mondiale en hommage aux pilotes qui se disputaient le ciel de l'Europe:

«Dans la nuit là-bas
Ce soir
à 15,000 pieds d'altitude, ou
cinquante pieds plus bas ou
pis
Sur la face éclaboussante de la mer
et ici, je vois Dieu
Je vois Dieu dans
les instruments et les mécanismes qui
fonctionnent
efficacement
plus efficacement que les départements sensoriels limités
de la machine humaine.
Et celui qui, embrouillé par lui-même ou
par l'habitude,
par ce que disent les autres
par la crainte, ou tout simplement
par le chaos de l'incroyance en Dieu
et du sens fondamental de l'ordre qu'a Dieu
tiquant devant ces cadrans,
Celui-là périra
et celui qui correctement
interprétera ces cadrans
s'en tirera.»

(Buckminster Fuller, "en finir avec le Dieu
de seconde main!", No more Second Hand God,
A033, Anchor, New York 1971)

 

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