Éloge de Montesquieu publié dans l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert
D'Alembert avait inséré sous forme de note une longue digression sur l'Esprit des lois. Par la suite, ce texte, vu l'intérêt qu'il présente en lui-même, fut publié séparément sous le titre: Analyse de l'Esprit des lois (pour servir de suite à l'éloge de M. de Montesquieu). Nous avons respecté cette division. On trouvera dans ce texte une étude à la fois méthodique et détaillée pour donner une juste idée de l'organisation de l'ouvrage et des principes que Montesquieu y défend. D'Alembert justifie ainsi cette longue digression: «Ceux qui en trouveront l'analyse trop longue, jugeront peut-être, après l'avoir lue, qu'il n'y avait que ce seul moyen de bien faire saisir la méthode de l'auteur. On doit se souvenir, d'ailleurs, que l'histoire des écrivains célèbres n'est que celle de leurs pensées et de leurs travaux et que cette partie de leur éloge en est la plus essentielle et la plus utile.»
CHARLES DE SECONDAT, BARON DE LA BRÈDE ET DE MONTESQUIEU, ancien président à mortier au parlement de Bordeaux, de l'Académie française, de l'Académie royale des sciences & des belles-lettres de Prusse et de la Société royale de Londres, naquit au Château de la Brede près de Bordeaux, le 18 janvier 1689, d'une famille noble de Guyenne. Son trisayeul, Jean de Secondat, maître d'hôtel de Henri II, roi de Navarre, et ensuite de Jeanne, fille de ce roi, qui épousa Antoine de Bourbon, acquit la terre de Montesquieu d'une somme de 10 000 livres que cette princesse lui donna par un acte authentique, en récompense de sa probité et de services. Henri III, roi de Navarre, depuis Henri IV, roi de France érigea en baronie la terre de Montesquieu, en faveur de Jacob de Secondat, fils de Jean, d'abord gentilhomme ordinaire de la chambre de ce prince et ensuite maître de camp du régiment de Châtillon. Jean Gaston de Secondat, son second fils, ayant épousé la fille du premier président du parlement de Bordeaux, acquit dans cette compagnie une charge de président à mortier, il eut plusieurs enfants, dont un entra dans le service, s'y distingua, et le quitta de fort bonne heure: ce fut le père de Charles de Se condat, auteur de l'Esprit des Lois. Ces détails paraîtront peut-être déplacés à la tête de l'éloge d'un philosophe dont le nom a fort peu besoin d'ancêtres mais n'envions point à leur mémoire l'éclat que ce nom répand sur elle.
Les succès de l'enfance, présage quelquefois si trompeur, ne le surent point dans Charles de Secondai: il annonça de bonne heure ce qu'il devait être; et son père donna tous les soins à cultiver ce génie naissant, objet de son espérance et de sa tendresse. Dès l'âge de vingt ans, le jeune Montesquieu préparait déjà les matériaux de l'Esprit des Lois, un extrait raisonné des immenses volumes qui composentle corps du drait civil; ainsi autrefois Newton avait jetté dès sa premiere jeunesse les fondements des ouvrages qui l'ont rendu immortel. Cependant l'étude de la jurisprudence, quoique moins aride pour M. de Montesquieu que pour le plupart de ceux qui s'y livrent, parce qu'il la cultivait en philosophe, ne suffisait pas à l'étendue et à l'activité de son génie; il approfondissait dans le même temps des matieres encore plus importantes et plus délicates et les discutait dans le silence avec la sagesse, la décences et l'équité qu'il a depuis montrées dans ses ouvrages.
Un oncle paternel, préfident à mortier au parlement de Bordeaux, juge éclairé et citoyen vertueux, l'oracle de la compagnie et de la province, ayant perdu un fils unique, et voulant conserver dans son corps l'esprit d'élévation qu'il avait tâché d'y répandre, laissa les biens et la charge à M. de Montesquieu; il était conseiller au parlement de Bordeaux depuis le 14 février 1714 et fut reçu président à mortier le 13 juillet 1716. Quelques années après, en 1722, pendant la minorité du roi, la compagnie le chargea de présenter des remontrances à l'occasion d'un nouvel impôt. Placé entre le trône et le peuple, il remplit en respectueux sujet et magistrat plein de courage l'emploi si noble et si peu envié, de faire parvenir au souverain le cri des malheureux; et la misère publique representée avec autant d'habileté que de force, obtint la justice qu'elle demandait.
Ce succès, il est vrai, par, malheur pour l'État bien plus que pour lui; fut aussi passager que s'il eût été injuste; à peine la voix des peuples eut-elle cessé de se faire entendre, que l'impôt supprimé fut remplacé par un autre; mais le citoyen avait fait son devoir.
Il fut reçu le 3 avril 1716 dans l'Académie de Bordeaux, qui ne faisait que de naître. Le goût pour la musique et pour les ouvrages de pur agrément avoir d'abord rassemblé les membres qui la formaient. M. de Montesquieu crut avec raison que l'ardeur naissante et les talents de ses confrères pourraient s'exercer avec encore plus d'avantage sur les objets de la physique. Il était persuadé que la nature, si digne d'être observée partout, trouvait aussi partout des yeux dignes de la voir; qu'au contraire les ouvrages de goût ne souffrant point de médiocrité, et la capitale étant en ce genre le centre des lumières et des secours, il était trop difficile de rassembler loin d'elle un assez grand nombr d'écrivains distingués; il regardait les Sociétés de bel esprit, si étrangement multipliées dans nos provinces, comme une espèce ou plutôt comme une ombre de luxe littéraire, qui nuit à l'opulence réelle sans même en offrir l'apparence. Heureusement M. le Duc de la Force, par un prix qu'il venait de fonder à Bordeaux, avait fécondé des vues si éclairées et si justes. On jugea qu'une expérience hien faite serait préférable à un discours faible ou à un mauvais poême; et Bordeaux eut une Académie des Sciences.
M. de Montesquieu nullement empressé de se montrer au public, semblait attendre, selon l'expression d'un grand génie, un âge mûr pour écrire; ce ne fut qu'en 1721, c'est-à-dire à l'âge de trente-deux ans, qu'il mit au jour les Lettres Persanes. Le Siamois des amusements sérieux et comiques pouvait lui en avoir fourni l'idée; mais il surpassa son modèle. La peinture des mœurs orientales réelles ou supposées, de l'orgueil et du flegme de l'amour asiatique, n'est que le moindre objet de ces Lettres; elle n'y sert, pour ainsi dire, que de prétexte à une satire fine de nos mœurs, et à des matières importantes que l'auteur approfondit en paroissant glisser sur elles. Dans cette espèce de tableau mouvant, Usbek expose surtout avec autant de légereté que d'énergie ce qui a le plus frappé parmi nous ses yeux pénétrants notre habitude de traiter sérieusement les choses les plus futiles, et de tourner les plus importantes en plaisanterie; nos conversations si bruyantes et si frivoles; notre ennui dans le sein du plaisir même; nos préjugés et nos actions en contradiction continuelle avec nos lumières; tant d'amour pour la gloire joint à tant de respect pour l'idole de la faveur; nos courtisans si rampants et si vains; notre politesse extérieure et notre mépris réel pour les étrangers, ou notre prédilection affectée pour eux; la bizarrerie de nos goûts, qui n'a rien au dessous d'elle que l'empressement de toute l'Europe à les adopter; notre dédain barbare pour deux des plus respectables occupations d'un citoyen, le commerce et la magistrature; nos disputes littéraires si vives et si inutiles; notre sureur d'écrire avant que de penser et de juger avant que de connaître. À cette peinture vive, mais sans fiel, il oppose, dans l'apologue des Troglodites, le tableau d'un peuple vertueux, devenu sage par le malheur, morceau digne du Portique: ailleurs il montre la philosophie longtemps étouffée, reparaissant tout-à-coup, regagnant par les progrès le temps qu'elle a perdu. pénétrant jusques chez les Russes à la voix d'un génie qui l'appelle, tandis que chez d'autres peuples de l'Europe, la superstition, semblable à une atmosphère épaisse, empêche la lumière qui les environne de toutes parts d'arriver jusqu'à eux. Enfin, par les principes qu il établit sur la nature des gouvernemens anciens et modernes, il présente le germe de ces idées lumineuses développées depuis par l'auteur dans son grand ouvrage.
Ces différens sujets, privés aujourd'hui des graces de la nouveauté qu'ils avaient dans la naissance des Lettres persanes, y conserveront toujours le mérite du caractère original qu'on a sû leur donner; mérite d'autant plus réel, qu'il vient ici du génie seul de l'écrivain, et non du voile étranger dont il s'est couvert; car Usbek a pris, durant son féjour en France, non seulement une connaissance si parfaite de nos mœurs, mais une si forte teinture de nos manières mêmes, que son style fait souvent oublier son pays. Ce léger défaut de vraissemblance peut n'être pas sans dessein et sans adresse: en relevant nos ridicules et nos vices, il a voulu sans doute aussi rendre justice à nos avantages; il a senti toute la fadeur d'un éloge direct, et il s'en est plus finement acquitté, en prenant si fouvent notre ton pour médire plus agréablement de nous.
Malgré le succès de cet ouvrage, M. de Montesquieu ne s'en était point déclaré ouvertement l'auteur. Peut-être croyait-il échapper plus aisément par ce moyen à la satyre llittéraire, qui épargne plus volontiers les écrits anonymes, parce que c'est toujours la personne, et non l'ouvrage, qui est le but de ses traits; peut-être craignait-il d'être attaqué sur le prétendu contraste des Lettres Persanes avec l'austérité de sa place; espèce de reproche, disait-il, que les critiques ne manquent jamais, parce qu'il ne demande aucun effort d'esprit: Mais son secret était découvert, et déjà le public le montrait à l'Académie française. L'événement fit voir combien le silence de M. de Montesquieu avait été sage. Usbek s'exprime quelquefois assez librement, non sur le fond du christianisme, mais sur des matières que trop de personnes affectent de confondre avec le christianisme même; sur l'esprit de persécution dont tant de chrétiens ont été animés; sur les usurpations temporelles de la puissance ecclésiastique; sur la multiplication excessive des monastères, qui enlève des sujets à l'État sans donner à Dieu des adorateurs; sur quelques opinions qu'on a vainement tenté d'ériger en dogmes; sur nos disputes de religion, toujours violentes, et souvent funestes. S'il paraît toucher ailleurs à des questions plus délicates, et qui intéressent de plus près la religion chrétienne, ses réflexions appréciées avec justice, sont en effet très favorables à la révélation, puisqu'il se borne à montrer combien la raison humaine, abandonnée à elle-même, est peu éclairée sur ces objets. Enfin, parmi les véritables Lettres de M. de Montesquieu, l'imprimeur étranger en avait inséré quelques-unes d'une autre main, et il eût fallu du moins, avant que de condamner l'auteur, démêler ce qui lui appartenait en propre. Sans égard à ces considérations, d'un côté la haine sous le nom de zèle, de l'autre le zèle sans discernement ou sans lumières, se soulevèrent et se réunirent contre les Lettre persanes. Des délateurs, espèce d'hommes dangereuse et lâche, que même dans un gouvernement sage on a quelquefois le malheur d'écouter, allarmèrent par un extrait infidèle la piété du ministère. M. de Montesquieu, par le conseil de ses amis soutenu de la voix publique, s'étant présenté pour la place de l'Académie française vacante par la mort de M. de Sacy, le ministre écrivit à cette compagnie que S. M. ne donnerait jamais son agrément à l'auteur des Lettres persanes; qu'il n'avait point lu ce livre, mais que des personnes en qui il avoir confiance, lui en avaient fait connaître le poison et le danger. M. de Montesquieu sentit le coup qu'une pareille accusation pouvait porter à sa personne, à sa famille, à la tranquillité de fa vie. Il n'attachait pas assez de prix aux honneurs littéraires, ni pour les rechercher avec avidité, ni pour affecter de les dédaigner quand ils se présentaient à lui, ni enfin pour en regarder la timide privation comme un malheur: mais l'exclusion perpétuelle, et surtout les motifs de l'exclusion lui paraissaient une injure. Il vit le ministre, lui déclara que par des raisons particulieres il n'avouait point les Lettres persanes, mais qu'il était encore plus éloigné de désavouer un ouvrage dont il croyait n'avoir point à rougir, et qu'il devoir être jugé d'après une lecture et non sur une délation: le Ministre prit enfin le parti par où il aurait dû commencer; il lut le livre, aima l'auteur et apprit à mieux placer sa confiance; l'Académie française ne fut point privée d'un de les plus beaux ornements; et la France eut le bonheur de conserver un sujet que la superstition ou la calomnie étaient prêtes à lui faire perdre: car M. de Montesquieu avait déclaré au gouvernement qu'après l'espèce d'outrage qu'on allait lui faire, il irait chercher chez les étrangers qui lui tendaient les bras, la sûreté, le repos, et peut-être la récompense qu'il aurait dû espérer dans son pays. La nation eût déploré cette perte, et la honte en fut pour retombée sur elle.
Feu M. le Maréchal d'Estrées, alors directeur de l'Académie française, se conduisit dans cette circonstance en courtisan vertueux et d'une âme vraiment élevée; il ne craignit ni d'abuser de son crédit ni de le compromettre; il soutint son ami et justifia Socrate. Ce trait de courage si précieux aux lettres, si digne d'avoir aujourd'hui des imitateurs, et si honorable à la mémoire de M. le Maréchal d'Estrées, n'aurait pas dû être oublié dans son éloge. M. de Montesquieu fut reçu le 2 janvier 1728; son discours est un des meilleurs qu'on ait prononcés dans une pareille occasion; le mérite en est d'autant plus grand que les récipiendaires gênés jusqu'alors par ces formules et ces éloges d'usage auxquelles une espèces de prescription les asujettit, n'avaient encore osé franchir ce cercle pour traiter d'autres sujets, ou n'avaient point pensé du moins à les y renfermer; dans cet état même de contrainte il eut l'avantage de réussir. Entre plusieurs traits dont brills son discours, on reconnaitrait l'écrivain qui pense, au seul portrait du Cardinal de Richelieu, qui apprit à la France le secret de ses forces, et à l'Espagne celui de sa noblesse, qui ôta à l'Allemagne ses chaînes et lui en donna de nouvelles. Il faut admirer M. de Montesquieu d'avoir su vaincre la difficulté de son sujet et pardonner à ceux qui n'ont pas eu le même succès. — Le nouvel académicien était d'autant plus digne de ce titre, qu'il avait peu de temps auparavant renoncé à tout autre travail, pour se livrer entièrement à son génie et à son goût. Quelque importante que fût la place qu'il occupait, avec quelques lumières et quelque intégrité qu'il en eût rempli les devoirs, il sentait qu'il y avait des objets plus dignes d'occuper ses talents; qu'un citoyen est redevable à sa nation et à l'humanité de tout le bien qu'il peut leur faire; et qu'il serait plus utile à l'une et à l'autre, en les éclairant par ses écrits, qu'il ne pouvait l'être en discutant quelques contestations dans l'obscurité: toutes ces réflexions le déterminèrent à vendre sa charge; il cessa d'être magistrat et ne fut plus qu'homme de lettres.