Les spécialistes des sciences sociales et la politique au Canada
La question du rôle politique des intellectuels dans la société a fait de nombreuses écoles. Selon l'école dont on se réclame, les intellectuels sont tantôt de petits-bourgeois gravitant autour de l'État, tantôt des prolétaires agitateurs d'idées et de foules, tantôt des mandarins unis par un esprit de classe ou tantôt des consciences éclair6es et indépendantes vouées à la recherche de la vérité. Sans ambitionner d'étudier le milieu intellectuel dans son ensemble, les auteurs ont concentré leur étude sur les spécialistes des sciences sociales au Canada. Leur ouvrage rend compte de la place qu'ils ont prise, en leur qualité d'intellectuels, dans la politique canadienne depuis la Seconde Guerre mondiale, ainsi que de la forme et de l'ampleur de leur participation au processus pol1tique, de leurs relations avec l'État et des ramifications de leur position de classe.
Brooks et Gagnon découpent en trois parties l'histoire des sciences sociales dans le Québec contemporain. La première période, s'étendant de 1943 à 1959, est marquée par la lutte des premiers spécialistes établis dans les écoles et les facult6s pour la légitimité des sciences sociales. Ces spécialistes, qui n'ont cessé de revendiquer un statut laïque pour leur savoir, ont réussi à contester l'idéologie dominante au Québec en s'alliant, soulignent les auteurs, avec la nouvelle classe moyenne alors en expansion. L'ascension des sciences sociales au Québec, rendue possible grâce à cette alliance conjoncturelle, a pu ainsi s'accompagner du remplacement dans les universités de la doctrine sociale de l'Église par les méthodes positivistes d'investigation. La deuxième période, s'achevant en 1969, est celle de la légitimité en marche. Profitant de l'essor de l'État «positiviste» québécois qui multiplie les réformes et les structures d'intervention, les spécialistes des sciences sociales se sont nichés en grand nombre dans l'appareil étatique. L'expansion de l'État québécois est concomitante de celle des universités, qui voient grossir leurs corps professoraux et les admissions. Ainsi, sous la bannière de l'idéologie du rattrapage, les spécialistes des sciences sociales au Québec mettent en place un mode de planification technocratique des problèmes sociaux. La troisième période, s'écoulant de 1970 à 1986, révèle peu à peu la crise de légitimité des sciences sociales. Elle est marquée par la lente dégradation de l'alliance, formée d'un nouvel ordre «clérical» et d'une nouvelle classe moyenne, qui a fait de l'État québécois un outil de transformation et d'ascension sociales. Soudain exposées à la rareté de l'argent et au tarissement des postes publics, les sciences sociales, dont la dépendance vis-à-vis de l'État s'accroît, perdent de leur prestige, notamment au profit d'une classe d'affaires francophone disposée à prendre le relais de l'État. L'unanimité qui solidarisait les sciences sociales s'effrite elle aussi; les clivases idéologiques et les dissensions achèvent de briser leur élan.
Toutefois, dans le reste du Canada, l'histoire des sciences sociales se présente autrement. Au contraire des intellectuels au Québec, qui ont su faire la quasi-unanimité sur la cause de l'autodétermination nationale, les intellectuels du Canada anglais ont rarement fait corps autour d'un projet politique. En fait, ils se sont partagés en deux : dans le premier groupe, on trouve les experts, dominés par les économistes soucieux de perfectionner leurs méthodes et leurs calculs, qui ont pénétré en profondeur le système d'élaboration des politiques gouvernementales, notamment celui du gouvernement central. Dans le deuxième groupe figurent les intellectuels critiques, qui sont rarement parvenus à porter la contestation en dehors de leurs cercles et des universités. Ainsi, il ne s'est pas exercé au Canada anglais d'«hégémonie politique» des clercs des sciences sociales. Divisés entre les disciplines techniques comme l'économie et les disciplines critiques comme la sociologie et la science politique, ils n'ont pas trouvé le moyen de s'allier avec une nouvelle classe émergente. Si les critiques n'ont pas pu faire porter leur voix, c'est parce que, expliquent Brooks et Gagnon, l'idéologie dominante au Canada anglais n'était nullement en contradiction avec les tendances modernistes de la société canadienne.
Brooks et Gagnon attribuent l'engagement marqué des intellectuels au Québec au rôle social et politique très important que l'Église y a joué depuis la Conquête et à l'absence d'élite politique et économique qui eût pu la concurrencer. Ces intellectuels ont perpétué la tradition d'engagement des clercs, en rompant toutefois avec le principe de la fusion du spirituel et du séculier pour adhérer au concept libéral de la séparation de l'Église et de l'État. À l'analyse de Brooks et de Gagnon, nous pourrions ajouter que la revendication d'un État laïque et la mise en place de politiques publiques conçues et appliquées par les spécialistes des sciences sociales ont précipité au Québec la fusion du politique et du social. Brooks et Gagnon notent d'ailleurs l'ironie révélée par l'ascension de ces spécialistes: ce sont les institutions que l'Église a chapeautées et vantées au nom de sa doctrine sociale, écoles, hôpitaux et oeuvres de charité, qui ont donné naissance à la classe moyenne qui supplantera l'Église par l'État et qui tirera les principaux bénéfices de ce renversement de l'ordre social. Ceci dit, les spécialistes des sciences sociales, même s'ils ont contribué au Québec à détrôner l'Église et à discréditer le parti pris traditionaliste pour la société civile et les organisations intermédiaires, n'ont pas réussi «à substituer aux méthodes d'élaboration des politiques publiques, intrinsèquement conflictuelles, le modèle où le savoir et les analyses des spécialistes des sciences sociales en constitueraient les principaux déterminants.»
En somme, les nouveaux clercs, en servant les intérêts de l'État, ont servi les leurs. Cette conclusion s'impose pour les intellectuels des sciences sociales au Québec, qui ne se sont pas bornés à interpréter les métamorphoses de la société québécoise; par leurs discours qui ont érigé en prémisse sociale l'idée de l'affranchissement de cette société par l'État québécois, ils ont catalysé les énergies nationalistes et légitimé les intérêts d'une nouvelle élite.
Les auteurs terminent leur ouvrage par une question: Dans quel contexte les intellectuels peuvent-ils user de leur influence? À vrai dire, la question est double, à la fois positive et morale. À la première question: À quelles conditions les intellectuels peuvent-ils réussir à influencer la société?, Brooks et Gagnon esquissent une réponse. À la deuxième: À quelles conditions devraient-ils avoir le droit de l'influencer?, les réponses peuvent aller de l'appel à la prudence à la condamnation. Devant le constat de l'échec des méthodes étatiques de gestion des problèmes sociaux, l'essayiste John Saul, dans son ouvrage fort remarqué Les Bâtard de Voltaire, n'a pas hésité à dénoncer l'irresponsabilité morale des spécialistes qui se sont mêlés d'appliquer leurs théories par les voies de l'État. Faut-il conclure, comme l'a fait Jean-Jacques Rousseau pour son siècle dans son Discours sur les sciences et les arts, que nos lettrés et nos savants d'aujourd'hui «dévorent en toute perte la substance de l'État»? Certes, le débat est à peine entamé. L'étude que nous livrent Brooks et Gagnon, si pondérée et mesurée qu'elle soit, est de nature à nourrir une réflexion d'un autre type sur le rôle des intellectuels dans notre société.