Hugues de Saint-Victor et les conditions du savoir au Moyen Âge

Benoît Lacroix

L'humilité est au principe de toutes les autres conditions du savoir, nous rappelle Hugues de Saint-Victor. Cet article de Benoît Lacroix, professeur émérite à l'Université de Montréal, est d'une actualité criante. Il a été écrit en 1959. Nous en proposons ici une nouvelle version corrigée.

« Question discutée (1) tout au long du Moyen Âge, et même encore aujourd'hui: comment en arrive-t-on à la science? (2) Il faut du talent bien sûr, de la pratique aussi et beaucoup d'intelligence. Natura, exercitium, et disciplina sont, au dire de Hugues de Saint-Victor (+1141) (3) qui résume ici la tradition, trois fondements indispensables, sur lesquels viennent se greffer l'étude, l'enseignement, ses procédés et ses programmes.

Les programmes? On commence par l'étude des Arts Libéraux, comme au temps de Cicéron, et c'est au terme de cette expérience, toute scolaire, qu'on peut espérer en arriver à la sagesse, prolongement normal d'une vie d'étude bien conduite. Or, justement, un jour que l'on interrogeait un certain sage, quidam sapiens, grammarien du début du XIIe siècle, sur la façon et les moyens concrets d'arriver à la sagesse, l'excellent pédagogue qu'était Bernard de Chartres (+1124/30) (4) déjà célèbre par ses bons mots, répondit tout simplement:

Mens humilis, studium quaerendi, vita quieta
Scrutinium tacitum, paupertas, terra aliena
Haec reserare solent multis obscura legendi. (5)

Trois lignes qui font fortune au Moyen Âge: Hugues de Saint-Victor les transcrit immédiatement dans son Didascalicon, après 1125; Jean de Salisbury écrit en 1159: « Je n'arrive pas à goûter la beauté de ces vers, mais j'en approuve le sens. J'estime que les philosophes devraient en avoir l'esprit imbu. » (6) Comme Hugues de Saint-Victor il cite et commente; de même Pierre le Mangeur chancelier de Paris en 1164 dans un de ses sermons ; (7) Guibert de Tournai vers 1264/69 (8) dans un De modo addiscendi. Ce qu'on a appelé à l'époque, fort élégamment d'ailleurs, les clefs du savoir (9) devient au chapitre 28 du livre premier du Speculum doctrinale (vers 1240) de Vincent de Beauvais les juvamenta studii indispensables à tout intellectuel sérieux.

Déjà, de retrouver ces vers dans les oeuvres que nous venons de citer suffirait à dire l'importance que le Moyen Âge leur accorde si nous ne voulions en montrer au surplus l'originalité. Bien entendu, tout n'est pas dit ni connu des conditions du savoir au moyen âge quand on a rendu compte du texte de Bernard de Chartres et de ses deux premiers commentaires, celui de Hugues de Saint-Victor et celui de Jean de Salisbury. Nous espérons tout de même qu'un examen attentif des textes et de leurs sources (10) nous permettra d'entrevoir les raisons et la façon dont certains hommes de lettres du moyen âge latin discutaient de la morale de l'esprit. C'est un thème qui a toujours inquiété le moyen âge et l'a parfois profondément divisé. (11)

 

I


Les questions que l'on pose sont les suivantes: suffit-il pour être sage de savoir? Doit-on aussi se conduire bien? Y-a-t-il un lien nécessaire entre la conduite morale du vrai étudiant et sa science? Concrètement, quelle relation le sage doit-il avoir avec son milieu? Quelle attention donner aux jugements de la majorité?

Précisons pour l'intelligence de cet exposé qu'il ne s'agit ni pour Bernard de Chartres, ni pour son premier commentateur, Hugues de Saint-Victor, non plus que pour Jean de Salisbury, d'une simple discussion théorique comme pourraient en avoir des intellectuels « purs », dilettantes ou obsédés par les idées; ni même d'une discussion de principe comme en eurent certains rigoristes disciples des Pères du désert. Non. Il s'agit plutôt de morale pratique de l'esprit, morale des moyens avant tout. Les positions de principe sont acquises. Cicéron, Sénèque, S. Jérome, S. Augustin et leurs premiers disciples du moyen âge, Isidore de Séville, Alcuin, et Raban Maur, tant d'autres autorités, ont décidé: il n'est plus question de se demander si oui ou non il convient de lier les devoirs de la conduite aux lois du savoir. Pour Hugues de Saint-Victor, comme pour tous les esprits positifs de son temps, la réponse ne fait pas de doute: il le faut. (12) Et même une science tachée par une vie impudique est à rejeter. Ainsi, celui qui cherche à savoir doit par-dessus tout s'efforcer à ne pas négliger la discipline. (13)

On l’a dit, et bien dit :

« Mores ornant scientiam. » (14)

Mais si Hugues devait seulement discuter de ce qu'il faut faire! Mais non ! La situation est beaucoup plus alarmante. Au moment où il transcrit les vers de son confrère de Chartres, les écoles, et donc les écoliers, sont en pleine crise de croissance. (15) Plusieurs des étudiants pour qui le maître de Saint-Victor écrit les trois premiers livres du Didascalicon, étudiants des Arts Libéraux, en sont venus comme bien d'autres à se croire sages et magnifiques simplement parce qu'ils lisent les grands auteurs, Platon par exemple. Se croiraient-ils les seuls à savoir quelque chose? Il s'en trouve même qui ne veulent plus suivre les cours: comme s'ils savaient déjà tout ! D'autres brûlent les étapes; et c'est le danger d'aborder ensuite la lecture des Ecritures avec le même esprit frondeur. Déjà certains étudiants bien connus se moquent de la simplicité des Pères et se croient évidemment leurs propres et seuls maîtres à eux. « Espèces de porteurs de nuages »: nugigeruli ! (16) L'auteur si suave du De Archa Noe et du De Arrha animae ajoute avec une certaine aigreur qui montre la gravité des options en jeu:

J'en ai connu beaucoup qui ne possédaient pas encore les premiers éléments de la science et qui pourtant ne daignaient s'intéresser qu'aux grandes questions. Ils croyaient ne devoir se grandir que de cette façon; d'avoir entendu les paroles, d'avoir lu les écrits des grands et des sages… Nous avons vu X…, disent-ils; nous avons lu X… C'est leur habitude de nous parler ainsi: X… ces grands, ces hommes célèbres, ils nous connaissent. (17)

A son époque, on ne se glorifie plus, paraît-il, d'avoir compris un auteur, mais simplement de l'avoir lu. Orgueil de l'esprit, mépris des traditions:

Ils croient que la sagesse est venue au monde avec eux et qu'elle mourra avec eux. Ils trouvent que les paroles divines sont dites si simplement qu'on n'a plus besoin de maîtres. Plutôt, ils souhaitent que chacun puisse par sa seule intelligence scruter les arcanes de la vérité. Aussi, plissent-ils le nez, tournent-ils les narines devant ceux qui lisent encore les Ecritures. (18)

Ces faux étudiants qui seront demain de mauvais maîtres « ne comprennent pas l'injure qu'ils font ainsi à la parole de Dieu. » (19) Il y a de quoi s'impatienter: « Plaise au ciel que personne ne me connaisse moi, mais que je sache quelque chose. » (20) Impatience ou dépit? c'est difficile à dire:

Je pense qu'il est indigne que vous m'écoutiez: moi, je ne suis pas Platon: moi, je n'ai pas mérité de voir Platon. (21)

De toute façon, lui Hugues de Saint-Victor, magister Hugo, n'hésiterait pas, s'il le fallait, de retourner à l'école pour apprendre; il serait prêt à boire, comme dit Horace, dans un vase de terre, même à consulter un campagnard. C'est qu'il ne faut pas rougir d'avoir à apprendre toujours. « Ce que tu ne sais pas, peut-être que l'autre le sait. » (22)

Ah! s'il pouvait les corriger de leur orgueil! Seront-ils touchés quand il leur dira les sacrifices qu'il a faits, lui, pour s'instruire?

Moi-même depuis que je suis jeune je vis en exil. Et je sais le chagrin d'une âme qui a quitté le petit domaine de sa pauvre chaumière. (23)

Maître Hugues est convaincu de l'importance, de l'actualité, plutôt, des préceptes du chancelier de l'école de Chartres. Il est surtout convaincu, comme tous ceux qui répéteront les vers de Bernard, de l'importance de cette première condition du savoir qui est au principe de toutes les autres, l'humilité dont les enseignements, il le sait, (24) sont fort nombreux. Faut-il les rappeler? Oui. Tous? Peut-être pas. Les plus urgents:

Ne mépriser aucune science, aucun écrit; ne rougir d'apprendre de qui que ce soit; et lorsque tu as acquis le savoir, ne va pas pour cela mépriser les autres. (25)

S'il pense à ce qui arrive en fait, Hugues de Saint-Victor est bien obligé de constater, avec regret, que plusieurs des étudiants qu'il connaît craignent et rougissent d'étudier de peur que, ce faisant, ils avouent par là, qu'ils ne savent pas tout. Voilà tout de même, un gros souci de réputation qui va mal avec les exigences de la vraie science! L'humilité pourrait peut-être corriger ces excès. (26) Suivent des protestations, des supplications même, dont il a déjà été question et qui nous mènent d'une facon plutôt inattendue à l'une des plus belles pages d'humanisme du moyen âge latin:

Nemo est cui omnia scire datum sit, neque quisquam rursum cui aliquid speciale a natura accepisse non contigerit. Prudens igitur lector omnes libenter audit, omnia legit, non scripturam, non personam, non doctrinam spernit. indifferenter ab omnibus quod sibi deesse videt quaerit, nec quantum sciat, sed quantum ignoret, considerat. hinc illud Platonicum aiunt: Malo aliena verecunde discere, quam mea impudenter ingerere. (27) cur enim discere erubescis et nescire non verecundaris? pudor iste major est illo. aut quid summa affectas cum tu jaceas in imo? considera potius quid vires tuae ferre valeant. aptissime incedit qui incedit ordinate. quidam dum magnum saltum facere volunt, praecipitium incidunt. noli ergo nimis festinare. hoc modo citius ad sapientiam pertinges. ab omnibus libenter disce quod tu nescis, quia humilitas commune tibi facere potest quod natura cuique proprium fecit. sapientior omnibus eris, si ab omnibus discere volueris. qui ab omnibus accipiunt, omnibus ditiores sunt. nullam denique scientiam vilem teneas, quia omnis scientia bona est. nullam, si vacat, scripturam vel saltem legere contemnas. si nihil lucraris, nec perdis aliquid. maxime cum nulla scriptura sit, secundum meam aestimationem, quae aliquid expetendum non proponat, si convenienti loco et ordine tractetur, quae non aliquid etiam speciale habeat, quod diligens verbi scrutator alibi non inventum, quanto rarius, tanto gratius carpat. (28)

Saint Paul avait écrit aux Philippiens: « Tout ce qu'il y a de vrai, de noble,… voilà votre idéal. » (29) En principe, il y a du vrai en toute lecture, et chez tous les auteurs. Hugues de Saint-Victor le pense. Mais S. Paul, le même S. Paul, avait aussi écrit aux Thessaloniciens: vérifiez tout (30), c'est-à-dire choisissez. En ce cas et puisqu'il faut choisir, on décidera d'après le but que l'on se propose: afin d'en arriver, par exemple, à une meilleure connaissance des Ecritures; ou encore pour répondre aux exigences de l'apologétique, aux obligations de son devoir d'état. De toute facon, le bon ne doit pas prendre la place du meilleur. Si tu ne peux pas tout lire, lis ce qui est le plus utile. Même si tu pouvais tout lire, il ne faudrait pas fournir le même effort à tout. Il y a des écrits qu'on lit afin qu'ils ne nous soient pas inconnus; d'autres, pour être bien au courant; parce qu'il nous arrive parfois d'accorder plus de crédit qu'elles en ont aux choses nouvelles et on juge plus aisément une chose dont le fruit nous est connu. (31)

Nous rejoignons ici les idées chères à Clément d'Alexandrie, à Basile de Césarée et à bien autres écrivains chrétiens. (32) Si l'humilité est la première condition du savoir au moyen âge, ce n'est pas seulement que les autres, Bernard de Chartres, par exemple, en ont décidé ainsi; mais c'est une partie de la morale chrétienne qui le veut. D'où l'invitation répétée de Hugues de Saint-Victor à rester objectif et libre devant tout écrit; à mépriser en principe aucune source du savoir; à respecter même les traditions vieillies.

Récapitulons: Le bon étudiant se devra donc d'être humble, doux, loin des désirs de la vanité et des apparâts de la volupté, diligent, soucieux d'apprendre de tous librement; qu'il apprenne à étudier une question à fond avant de juger; qu'il ne cherche pas à paraître docte; qu'il aime les découvertes des sages et qu'il veille à les tenir toujours devant sa face comme on tient un miroir devant son visage. Si au sujet de questions plus obscures peut-être, il n'est pas d'accord avec elles, il ne les méprisera pas pour autant jusqu'à penser que le seul bien qui existe est celui qu'il a pu découvrir par lui-même. (33)

L'humilité dont parle Hugues de Saint-Victor pourrait être appelée l'humilité de l'esprit, qui est sœur de la docilité et de la studiosité. Pour sa part, Jean de Salisbury se réfère à l'humilité du cœur, soeur de la simplicité. Aussi, ses commentaires appartiennent-ils davantage à la littérature mystique, très liés qu'ils sont à l'allégorie et remplis d'allusions bibliques. Sont-ils plus convainquants pour le lecteur du moyen âge déjà habitué à la Bible? Peut-être. Tout de même, il est possible que les exigences pratiques de l'humilité du cœur dont il est question au VIIe livre du Policraticus (34) ne soient guère différentes de celles de l'humilité dont il s'agit au livre III du Didascalicon. Mais, lorsque Vincent de Beauvais décide de rappeler à ses contemporains tout ce qu'il sait sur l'humilité, il jugera bon de distinguer lui aussi entre l'humilité de l'esprit réceptif, première condition du savoir, Hugues de Saint-Victor devenant ici sa première source, et l'autre humilité, celle du coeur, plutôt connaissance de soi. (35)

II


Après l'humilité, Bernard de Chartres conseille le zèle de la recherche. L'humilité relève de la discipline, elle s'apprend, elle s'enseigne même; le zèle de la recherche, studium quaerendi (36), exprime une ardeur au travail qui se conquiert par l'exercice, la ténacité et la persévérance dans l'action. Ici, Hugues de Saint-Victor emprunte à S. Jérome comme à Cicéron. (37)
Trois attitudes définissent le zèle de la recherche chez l'étudiant. La première consiste à s'éloigner de la foule et même à ne pas tenir compte de ses réactions. « Le vrai bien n'est pas dans le jugement des autres; il est caché plutôt au fond de la conscience pure. » (38) Peu importe ce que les autres pensent. La sagesse ne se trouve pas nécessairement là où se trouve le plus grand nombre de gens. Au contraire, devrait-on dire! L'étudiant aspirera plutôt à vivre en marge et à ne pas s'associer à ceux qui ne vivent pas comme lui. Qu'il le sache, qu'il en prenne parti: la majorité des gens vont différer d'opinion avec lui. (39)

La seconde attitude de l'étudiant zélé pour la recherche consiste à tout donner à son métier. Il n'est pas nécessaire de multiplier les théories sur ce sujet quand Sénèque dit qu'en matière d'exhortation les exemples font mieux que la doctrine. (40) Tout ce que les anciens ont pu faire pour la philosophie, tout ce qu'ils ont pu absorber! Mépris des honneurs, de la gloire et de la renommée; défi aux coutumes établies, violentes solitudes. Des pages entières de Sénèque, de Valère-Maxime sont là pour le raconter. Hugues suit S. Jérome qui retient surtout l'exemple de Parménide assis durant 15 ans sur son rocher et celui de Prométhée dont la vie est mise en danger à cause d'une méditation trop prolongée.

Ce n'est pas tout de se sacrifier et de s'immoler à la cause de la sagesse. Reste – et c'est une troisième attitude – à poursuivre l'effort toute sa vie. Encore faut-il aussitôt préciser que la sagesse protège ceux qui la servent. Eternelle jeunesse des sages! Longévité heureuse d'Homère, de Socrate, de Pythagore, de Démocrite, de Xénophon, de Platon, d'Hésiode et de combien d'autres! De S. Jérome encore, qui l'emprunte à Cicéron, vient le mot qu'Alcuin citera un jour à son ami Charlemagne et que transcrit avec respect Hugues de Saint-Victor: « Pendant que toutes les forces du corps s'en vont avec l'âge, la sagesse, elle, grandit. » (41) D'ailleurs, regardez, observez! Ils ont tous raison, tous: Alcuin, Jérome, Cicéron, de célébrer ces vieillards studieux que l'âge rend de plus en plus ingénieux:

Senectus enim illorum qui adolescentiam suam honestis actibus instruxerunt, aetate fit doctior, usu tristior, processu temporis sapientior et veterum studiorum dulcissimos fructus metit. (42)

Il y a de quoi encourager n'importe quel étudiant et à bien se conduire et à bien travailler. Ceux qui ne seront pas encore convaincus par les rappels de Hugues de Saint-Victor trouveront quelques années plus tard, dans le commentaire de Jean de Salisbury, toute une page d'exemples tirés de Valère-Maxime. (43) Ils apprendront, par exemple, que Thémistocle parvenu à 107 ans constate au moment de mourir que sa vraie vie d'étude ne vient que de commencer. Le vieux Sophocle récitait au juge ému la fable d'Oedipe. Nestor était aussi éloquent dans sa vieillesse. Caton apprendra le grec à la fin de sa vie. « Voyez comme ils l'ont aimée cette sagesse, eux qui l'ont cherchée malgré le déclin des ans. » (44)

Revenons à Hugues de Saint-Victor, à S. Jérome, devrait-on dire encore. (45) Du point de vue doctrinal, rien de bien neuf. Il s'agit d'Abisag la Sunamite. D'étranges étymologies auxquelles les étudiants du moyen âge étaient familiers rappellent aux lecteurs du Didascalicon que s'ils persévèrent dans leur effort, ils pourront toujours compter qu'à la fin de leur vie la science les réchauffera comme la Sunamite réchauffa le corps de David vieillissant. L'audace des rapprochements prouve qu'on tient à ses idées: la science aime jusqu'à la fin ceux qui lui sont fidèles.

Au lieu de la Sunamite, Jean de Salisbury (46) invoque l'image de Jacob en lutte jusqu'au matin avec l'ange des Ecritures. La victoire arrive à la fin, au matin, après toute une vie d'application et de recherche. Il n'y a pas à hésiter sur le sens de studium quaerendi: le zèle dans la recherche est une condition majeure de la science qui sert et récompense ceux qui la respecte.

III


Si l'humilité relève de la discipline, si le zèle de la recherche tient surtout à l'exercice, les quatre autres conditions du savoir, vita quieta, scrutinium tacitum, paupertas, terra aliena, tiennent alternativement à la discipline et à l'exercice. D'abord, il y a la vie tranquille. Ceci s'entend de deux façons: (47) vie tranquille de l'homme intérieur qui ne se laisse pas distraire par toutes sortes d'ambitions vaines; vie tranquille extérieure parce que la vie d'étude demande beaucoup de temps. Que de textes de Sénèque à rappeler encore! Hugues de Saint-Victor paraît pressé. Jean de Salisbury cite en revanche six vers de Juvénal. La sententia est la même: l'esprit divisé contre lui-même ne peut pas se concentrer, et c'est en vain que travaille celui qui est à la merci des tracas extérieurs. Un poète, par exemple: peut-il penser en même temps à ses images et à l'achat d'une couverture? Mais non! Jean de Salisbury se rappelle de l'aveugle de Jéricho. Oui, celui-ci est guéri, mais pourquoi? Parce qu'il a une idée dans la tête, qu'il la répète, qu'il tient tête à la foule. Le Christ l'écoute. C'est le Christ qui dit aussi: celui qui s'inquiète de plusieurs choses se trouble aussi beaucoup. Bref, Juvénal et l'Evangile viennent se rencontrer pour donner raison à Bernard de Chartres d'avoir indiqué, comme troisième condition du savoir, une vie tranquille (48).

IV


Qu'est-ce que le scrutinium tacitum? (49) Une réflexion, méditation attentive et réfléchie de l'esprit; de toute façon, une autre condition du savoir, un effet de la recherche qui viserait l'instant même où l'esprit est actif. Cette méditation soignée suppose qu'on est attentif et diligent.
Une oeuvre, toute oeuvre en fait, s'accomplit par le travail qui la commence et l'amour qui l'achève. (50) Or, le travail exige de la vigilance et du soin; le soin, lui, fait l'étudiant appliqué au travail et prévoyant; la vigilance le rend attentif. On a rejoint, tant mieux que mal, le De Nuptiis Mercurii et Philologiae (écrit entre 410/39) et bien connu des étudiants des Arts Libéraux, pour assister à l'ascension mystérieuse au ciel de Philologia portée vers en haut dans une litière. Qui tient la chaise, c'est-à-dire la litière de la sagesse? En avant, comme on devrait s'y attendre, travail et amour personnifiés par deux jeunes femmes. Suivent cura et vigilia. Les deux pucelles, en arrière, symbolisent la réflexion. (51)

Jean de Salisbury a évité ces complications. Il lui a suffi de rappeler l'idée maîtresse; la réflexion est une nécessité pour l'étudiant et elle est le résultat d'une vie intérieure qui sait évaluer avec précision les biens de cette vie. (52)



V


L'autre condition du savoir, la pauvreté, de parcitate « de l'épargne » disent certains manuscrits du Didascalicon, est mieux connue. Sénèque en a tellement parlé ! (53) La pauvreté, pour un étudiant, consiste d'abord à éviter le superflu: affaire de discipline et de conviction plutôt que d'exercice. Hugues de Saint-Victor pourrait en dire long, mais il pense à certains qu'il connaît: à certains qui se sont vantés non pas d'avoir appris mais d'avoir dépensé. Quelle désinvolture! Au lieu de quelques belles maximes du brave Sénèque, servons à ces étudiants grotesques le vieux proverbe qui a été traduit du grec en latin: « gros ventre ne fait pas nécessairement grand esprit »:

Pinguis venter tenuem non gignit sensum. (54)

Plus serein, Jean de Salisbury alligne sa pensée sur celle de Pétrone et de Lucain: . . . Paupertas fecunda virorum ... custos verae humiltiatis . . . socia virtutis. (55) Des exemples, empruntés à Valère-Maxime, (56) devraient les convaincre: Démocrite sacrifie tout à la philosophie; Cratès de Thèbe jette un magot d'or à la mer pour mieux sauvegarder sa liberté intérieure; Anaxagore refuse de cultiver ses champs afin d'être plus disponible. Même Socrate, si réceptif, était un pauvre en fait. Bien entendu, le nécessaire reste nécessaire. Mais l'étudiant doit se souvenir qu'une trop grande abondance affaiblit la raison humaine. Celle-ci a besoin de sa liberté pour étudier. (57)

Pas plus original que Hugues de Saint-Victor, Jean de Salisbury sera au moins plus positif.

VI


Enfin! un des thèmes les plus chers du moyen âge, l'exil, terra aliena. « Ceci aussi exerce un être humain » en quête de science. (58) Précisons que le Moyen Âge connaît trois sortes d'exil. (59) Il y a d'abord l'exil volontaire, religieux et mystique: un moine, fils des Pères du désert, pélerin du Christ, laisse sa maison et se convertit au Seigneur. C'est l'exil du moine irlandais qui passe sur le continent; exil de Jean Scot Erigène, de tant d'autres ... depuis Abraham qui en est le prototype. L'autre forme d'exil est moins fréquente. Elle dépendra davantage des circonstances qu'on ne choisit pas. C'est l'exil forcé d'Orose au Ve siècle, ou même, plus tard, en 1163/4, celui de Jean de Salisbury, ainsi que de tous ceux qui doivent laisser leur pays par suite des guerres et des persécutions. Enfin il y a l'exil plus volontaire du sage, tel que proclamé par Horace, Sénèque, vécu par Alcuin et ses imitateurs d'autrefois et d'aujourd'hui. (60) « Omnis mundus philosophantibus exsilium est » (61) : c'est l'exil que recommandent Hugues de Saint-Victor et Jean de Salisbury sous l'autorité, tous les deux, de Bernard de Chartres.

Lui, Hugues de Saint-Victor sait bien tout ce qu'il en coûte au coeur de laisser sa terre natale afin de se mettre au service de Dieu et de la sagesse. Certains de ses textes rappellent à l'historien des lettres les plus belles pages d'Alcuin qui a connu, lui aussi, les chagrins des souvenirs trop précis. Ovide avait donc raison: « Je ne sais par quelle douceur nous captive le sol natal qui ne veut pas se faire oublier ». (62) Précisément, c'est le devoir du sage de réagir, de dominer sa sensibilité, d'affirmer une fois de plus sa liberté intérieure et de pouvoir, par exemple, regarder en face les maisons de marbre et les toits lambrissés qui l'abritent aujourd'hui et comparer avec l'intimité plus douce, mais plus lointaine, de la petite hutte de chaume d'autrefois ... sans broncher. (63) « Pour l'âme exercée (du sage), en effet, c'est le principe d'une grande vertu que d'apprendre à se détacher peu à peu des choses visibles et transitoires pour en arriver à pouvoir ensuite les délaisser ». (64) A cette dernière forme d'exil on parvient par étapes. On est d'abord celui pour qui la patrie reste douce: homme délicat, sans nul doute. Puis on devient l'homme courageux qui considère tout l'univers comme sa patrie. Mais l'homme parfait, le vrai sage, est celui pour qui la terre entière, toute terre, est une terre étrangère. Etape ultime: en se purifiant, l'amour légitime de la patrie s'est éteint: il est désormais permis de parler sagesse. (65)

Jean de Salisbury est-il du même avis? Bien sûr! Mais, il s'exprime autrement. Le vrai sage, dit-il, doit viser à se libérer des servitudes domestiques. Ainsi qu'Abraham, il devrait pouvoir quitter son pays au moindre appel et se faire étranger à tout ce qui l'empêche de chercher la sagesse. (66) La philosophie a de ces exigences? Oui, mais elle promet de libérer ceux qui la servent, puisqu'elle accorde au philosophe ce privilège peu banal de faire en sorte que son propre domaine lui devienne comme étranger. Ou même, elle peut faire que le philosophe en arrive un jour à se sentir at home n'importe où. En fait, un vrai sage ne souffre jamais de l'exil. (67)

Et voilà! Parmi les écrivains du Moyen Âge, Hugues de Saint-Victor est sûrement l'un des plus parfaits. C'est même, au dire de S. Bonaventure, (68) le plus complet. Aussi, ce qu'il nous apprend des conditions du savoir comme sa façon de s'expliquer, prennent-ils une particulière importance.

Autour de deux lignes, Hugues et Jean de Salisbury ont réussi à convoquer des paiens Virgile, Horace, Ovide, Juvénal, Valère-Maxime, Sénèque, surtout Sénèque, (69) Pétrone, Lucain, Martianus Capella, ainsi que les exemples chrétiens, plus familiers, précise Jean de Salisbury, (70) d'Abraham, de Jacob, de David, même de l'aveugle de Jéricho. Quant à S. Jérome, « la grande ombre de S. Jérome, » (71) on le sent toujours présent. Il sert d'intermédiaire et de directeur de conscience, comme au temps du drame d'Héloise et d'Abélard. Enfin, de les retrouver ainsi tous réunis, anciens et modernes, paiens et chrétiens, pour discuter des relations de la vie morale et de la vie de l'esprit, voilà qui est loin d'être banal et qui démontre une fois de plus à toute l'histoire de la pensée humaine, les générosités d'un humanisme qui n'a pas fini de nous étonner.

Ajoutons qu'il s'agit là d'un autre cas d'humanisme moral, pour parler à la façon d'un quidam sapiens de notre temps, ami lui aussi des Arts libéraux . . . « humanisme moral qui a conduit les penseurs chrétiens à consulter les anciens pour s'instruire de ce qu'est l'homme. » (72)

Faut-il préciser? C'est de l'homme chrétien, créature de Dieu, faite à Son image et à Sa ressemblance ainsi qu'on le dit aux premières pages de la Genèse, qu'il s'agit en l'occurrence. Hugues de Saint-Victor en est conscient. Aussi, la première des fonctions de cette morale de l'esprit est-elle, selon lui, de promouvoir la dignité d'une créature de Dieu. (73)

En conséquence, celui qui a été créé à l'image de Dieu ne devrait plus se demander si oui ou non bien vivre vaut mieux que bien savoir, si la charité qui édifie est mieux que la science qui enfle, s'il vaut mieux pratiquer la componction que d'en savoir la définition, mais faire en sorte que tout chez lui, et l'intelligence et la volonté, et l'esprit et le coeur, soit le plus parfait possible. Ordonnance et non plus opposition de la vie morale et celle de l'esprit. Bien entendu c'est à la science d'aider l'homme à mieux vivre; mais bien vivre est déjà toute une science. Ce sont plutôt les deux réunies et accordées, vertu et science, qui réhabilitent l'homme blessé par la faute et l'apparentent de nouveau aux natures divines. Qu'elles s'appellent morales ou qu'elles s'appellent intellectuelles, les actions du lector artium ont toutes le même et premier rôle: conduire l'être humain, tout l'être humain, à sa perfection, à son bonheur, c'est-à-dire, selon Hugues de Saint-Victor toujours, à la suprême consolation de cette vie, qui est la sagesse. » (74)


Notes

(1). D'après Didascalicon III, 12-19, ed. Buttimer, Hugonis de Sancto Victore Didascalicon de Studio legendi ("Studies in Medieval and Renaissance Latin X," [Washington, D.C.: The Catholic University of America Press, 1939]), pp. 61-69. Johannis Saresberiensis Episcopi Carnotensis Policratici VII, 13, ed. Clement C. I. Webb, (Oxford: Clarendon Press, s.d.), pp. 145-52. Vincent de Beauvais, Speculum doctrinale I, 28-31; faute d'édition définitive, utiliser avec précaution celle des Bénédictins de Douai, 1624. – Sur Hugues de Saint-Victor voir le travail récent de R. Baron, Science et Sagesse chez Hugues de Saint-Victor (Paris: P. Lethielleux, 1957), abondante bibliographie aux pp. 231-57.

(2) Déjà Platon, v.g. Phédon 82-84; surtout Sénèque, Lettres à Lucilius; Clément d'Alexandrie, Stromates I, 3 sqq. ou VI, 89-90; Basile de Césarée, Aux jeunes gens sur la manière de tirer profit des lettres helléniques ; S. Augustin, De doctrina christiana II, 18 sqq. Au Moyen Âge, en plus des textes déjà indiqués à la note précédente, voir à titre d'exemples Saint Bernard, Sermon sur le Cantique des cantiques XXXVI, I-7 (PL., 183, 967-968); Pseudo-Boèce, De disciplina scholarium (PL., 64, 1223-1238); Guibert de Tournai, De modo addiscendi, ed. Bonifacio (Turin: 1953); le très monastique De modo studendi, ed. Verardo, Opuscules Théologiques I (Rome: 1954), p. 450, attribué à S. Thomas par des manuscrits du XIVe siècle. – Plus près de nous et qui ont connu plusieurs éditions: Père Gratry, Les Sources: conseils pour la conduite de l'esprit (Paris: 1861); A. D. Sertillanges, La Vie intellectuelle, (Paris: Desclée, 1944).

(3) Cf. Didascalicon III, 6, p. 57: Tria sunt studentibus necessaria: natura, exercitium, disciplina. In natura consideratur ut facile audita percipiat et percepta firmiter retineat; in exercitio, ut labore et sedulitate naturalem sensum excolat; in disciplina, ut laudabiliter vivens mores cum scientia componat.– Références à Cicéron, Quintilien, saint Augustin, Cassiodore indiquées par l'éditeur.

(4) Voir Manitius, Geschichte der Lateinischen Literatur des Mittelalters II, 3 (Munich: 1931), pp. 196-98 pour une notice biographique; E. Gilson, History of Christian Philosophy in the Middle Ages (New York: Random House, 1955), pp. 259-61 donne le contexte philosophique. Jean de Salisbury, Metalogicon III, 4, éd. Webb (Oxford: 1929), p. 136, rapporte la comparaison célèbre: Dicebat Bernardus Carnotensis nos esse quasi nanos gigantium humeris insidentes…

(5) De studio legendi III, 12, p. 61.

(6) Policraticus VII, 13, éd. cit., p. 145: Et licet metri ejus suavitate non capiar, sensum approbo et philosophantium credo mentibus fideliter ingerendum.

(7) Cf. Sermo 3, (PL, 198, 1730D).

(8) Cf. De modo addiscendi, IV, 26, p. 243.

(9) Jean de Salisbury, Policraticus VII, 14, p. 152, où il est même question d'une septième condition du savoir: septima discentium clavis ponitur amor docentium, quo praeceptores ut parentes amandi sunt et colendi.

(10) Au Frère C. H. Buttimer, éditeur du De studio legendi (cf. n. 1), nous devons d'avoir pu identifier les sources chrétiennes de Hugues de Saint-Victor; et c'est grâce à la bienveillante collaboration de Jerome Taylor, auteur d'une traduction anglaise du Didascalicon (avec introduction et notes, à paraître sous peu), que nous avons pu retracer aussi les sources classiques. Nous en devons autant à C. C. I. Webb, le savant éditeur du Policraticus. Remerciements.

(11) Rien de mieux pour s'en rendre compte que de lire à la suite les textes nombreux et variés recueillis, au XIIe siècle, par Gratien (cf. Decretum Magistri Gratiani, d. 36-38, éd. Friedberg, pp. 140 sqq.); au XIIIe siècle par Vincent de Beauvais, Speculum doctrinale I, 30-37. – Sur les différents motifs et les faits, voir Dom Leclercq, L'amour des lettres et le désir de Dieu (Paris: 1957), pp. 108-145, qui analyse les réactions des milieux monastiques. G. Paré, A. Brunet, et P. Tremblay, La renaissance du XIIe siècle. Les Écoles et l'enseignement (Paris: J. Vrin, 1933), pp. 138-206, analysent le point de vue des milieux scolastiques.

(12) De Studio legendi, III, 12, p. 61: Et ideo praeceptis legendi, praecepta quoque vivendi, adjungit, ut et modum vitae suae et studii sui rationem lector agnoscat.

(13) Ibid.: Illaudabilis est scientia quam vita maculat impudica. et idcirco summopere cavendum ei qui quaerit scientiam, ut non negligat disciplinam.

(14) La même idée chez Quintilien, Institutions oratoires i. 18; xii. 1; chez Sénèque, Lettre 88, etc. Sénèque est même d'avis que le beau style d'un écrivain est lié à sa conduite morale (cf. Lettres 75, 114).

(15) Cf. Jean de Salisbury, Metalogicon, qui raconte et fait sentir les événements; Gilson, op. cit., pp. 139-63, explique l'histoire des idées. Paré, Brunet, et Tremblay, op. cit., pp. 139 sqq., montrent bien l'évolution en cours.

(16) Cf. De studio legendi, III, 13, p. 63.

(17) Ibid., p. 62.

(18) Ibid., pp. 63-64.

(19) Ibid., p. 64.

(20) Ibid., p. 62: sed utinam me nemo agnoscat et ego cuncta noverim.

(21) Ibid.

(22) Cf. ibid., p. 62: Sufficit vobis: ipsum philosophiae fontem potastis, sed utinam adhuc sitiretis! rex post aurea pocula de vase bibit testeo. quid erubescitis? Platonem audistis, audiatis et Chrysippum. in proverbio dicitur: Quod tu non nosti, fortassis novit Ofellus. Allusions à Horace, Satires i. 2. 113; Sénèque, Lettre 119.

(23) De studio legendi III, 19, p. 69: Ego a puero exsulavi, et scio quo maerore animus artum aliquando pauperis tugurii fundum deserat… Voir J. Taylor, The Origin and Early Life of Hugh of St. Victor: An Evaluation of the Tradition (Texts and Studies in the History of Medieval Education, V. ed. A. Gabriel and J. N. Garvin) (University of Notre Dame, 1957), pp. 51 sqq; Baron, op. cit., pp. 227-28.

(24) Cf. ibid., 13, p. 61: Principium auteur disciplinae humilitas est, cujus cum multa sint documenta, haec tria praecipue ad lectorem pertinent. Guibert de Tournai (De modo addiscendi, pp. 237-39) commente aussi, à sa façon.

(25) Ibid., pp. 61-62: haec tria praecipue… primum ut nullam scientiam, nullam scripturam vilem teneat, secundum ut a nemine discere erubescat, tertium, ut cum scientiam adeptus fuerit, ceteros non contemnat.

(26) Cf. ibid., p. 62: Multos hoc decipit, quod ante tempus sapiences videri volunt. hinc namque in quendam elationis tumorem prorumpunt, ut jam et simulare incipiant quod non sunt et quod sunt erubescere, eoque longius a sapientia recedunt quo non esse sapientes, sed putari, ejusmodi multos novi qui ... Cf. aussi n. 24.

(27) Ibid. et. cf. S. Jérome, Lettre 53, 1, 2.

(28) Ibid., pp. 62-63.

(29) IV, 8.

(30) I,21.

(31) Op. cit., p. 63: nihil tamen bonum est quod melius tollit. si non omnia legere non potes, ea quae sunt utiliora lege. etiam si omnia legere potueris, non tamen idem omnibus labor impendendus est. sed quaedam ita legenda sunt ne sint incognita, quaedam vero ne sint inaudita, quia aliquando pluris esse credimus quod non audivimus, et facilius aestimatur res cujus fructus agnoscitur. L'authenticité de ces lignes (possibilité de quelques emprunts) nous paraît assurée: unité du style, fidélité au contexte, vigueur des sententiae qui révèle la gravité de la situation et la personnalité de Hugues de Saint-Victor; des répétitions (peut-être dicte-t-il); le secundum meam aestimationem de la page 63, ligne 10 et Didascalicon VI, 3 comme lieu parallèle, autant d'indices pour attribuer à Hugues de Saint-Victor la paternité de ces conseils. Seul le procédé est ancien: celui des Distica Catonis si populaires au moyen âge; appel de Sénèque à multiplier les maximes, Lettres, 94, 108.

(32) Voir notes 2 et 11. On peut presque tout justifier par les autorités. Et justement l'embarras des auteurs du Moyen Âge c'est de retrouver chez les mêmes patres (v. g. S. Paul, S. Augustin, S. Jérome, Isidore de Séville, etc.) des textes qui trop facilement isolés de leur contexte, justifient et le devoir de savoir et celui d'ignorer. Après S. Paul (v.g. I Thess. V. 19-22 versus I Cor. I, 17 sqq.; Philip. IV, 8 versus I Cor. III, 18 sqq.), on pourra comparer, par exemple, Isidore de Séville dans Etymologiae I, 43; II, 19 et Sententiae III, 13 (PL, 83, 685-689). En opposant science et charité, ni S. Paul, ni S. Jérome, ni S. Augustin n'ont pu, inquiets qu'ils étaient déjà du contenu paien des Arts Libéraux, résoudre la question. Plusieurs ont pu proposer que l'étude des Arts Libéraux soit mise au service de celle des Ecritures mais c'était encore là, une solution partielle. Hugues de Saint-Victor est un des premiers, un des rares même que nous connaissions, après Alcuin (Ep 74; M.G.H. Epistolae IV, p. 117) et Lupus de Ferrière (à Eginhard 829/30, éd. Levillain [Paris 1927] I, 5-6) à prévoir que l'étude du vrai, peu importe où il se trouve, possède une valeur humaine en soi digne d'une créature de Dieu.

(33) De studio legendi III, 13, p. 64.

(34) Cf. op. cit. 13, pp. 145-46.

(35) Comparer deux séries de textes, celle du Speculum doctrinale I, 28; celle de IV, 38. Voir, sur «l'humilité du cœur », Leclercq, op. cit., pp. 195-96.

(36) Cf. De studio legendi III, 14, pp. 64-67. Sens du mot studium, chez Cicéron, De rhetorica I; cf. Policraticus VII, 13 pp. 146-48. Guibert de Tournai, (De modo addiscendi IV, 24) identifie tout simplement studium quaerendi à l'antique vertu de studiositas (éd. Bonifacio, p. 239).

(37) Cf. Lettre 52, 2-3; voir Cicéron, Tusculanes III, 6 9. Même procédé chez Guibert de Tournai, ibid., pp. 239-40.

(38) De studio legendi III, 14, p. 65: quia . . . sciebant verum bonum non in aestimatione hominum sed in pura conscientia esse absconditum.

(39) Cf. ibid., pp. 64-65.

(40) Cf. Lettres à Lucilius 33, 94, 95, etc.

(41) De studio legendi III, 14, p. 65; omnes paene virtutes corporis mutantur in senibus et crescente sola sapientia decrescunt ceterae. Cf. S. Jérome, Lettre 52, 2, 1. Voir Alcuin, à Charlemagne en 796/7, dans M.G.H. Epistolae, IV, p. 178.

(42) De studio legendi III, 14, p. 65.

(43) Cf. Policraticus VII, p. 149; Valère-Maxime, Actions et paroles mémorables
VIII, 7.

(44) De studio legendi III, 14, p. 66: Animadverte igitur quantum amaverint sapientiam quos nec decrepita aetas ab ejus inquisitione potuit revocare.

(45) Lettre 52, 2 sq. Cf. de studio legendi, p. 67.

(46) Cf. Policraticus VII, 13, pp. 146-49 références indiquées par l'éditeur.

(47) Cf. De studio legendi III, 15, p. 67.

(48) Cf. Policraticus, pp. 149-50; Juvénal, Satires vii. 63-68; allusions à Luc X, 41 et XVIII, 35 sqq; Matt. XX, 30 sqq. et XXI, 9.

(49) Cf. De studio legendi III, 17 pp. 67-68.

(50) Cf. ibid. p. 68:... studium quaerendi instantiam significat operis, scrutinium vero diligentiam meditationis. optis peragunt labor et amor, consilium pariunt cura et vigilia. in labore est, tit agas, in amore, ut perficias. in cura est, ut provideas, in vigilia, ut attendas.

(51) Cf. De nuptiis ii. 134-135; De studio legendi, p. 68.

(52) Cf. Policraticus VII, 13, p. 150: Sed studii tunc exercitatio plurimum proficit, coin virtus, in singulis quae legit aut audit homo, tacito aped se veri judicii scrutinio convalescit; ibi namque ratio cuncta examinat et fructum omnium appendit in statera.

(53) Cf. Lettres à Lucilius 4 (fin), 8, 14, 15 (fin), 17, 18, 58, 80, 81, 87, 90, 110. Paupertas est opposée souvent à frugalitas, ou encore à fortuna, troisième grand obstacle à la science, les deux premiers étant negligentia et imprudentia (Cf. Speculum doctrinale 1, 29).

(54) Cf. Anselme d'Havelberg, Epistola apologetica (PL, 188, 1120). La source immédiate de Hugues de Saint-Victor est toujours la lettre de S. Jérome à Népotien, c. 11. L'éditeur du De modo addiscendi de Guibert de Tournai signale (p. 244, note 1) que le proverbe grec ne comporte pas de négation. Ceci change toute la perspective. Mais, d'après l'édition Labourt des lettres de S. Jérome (Collection Budé), II, 187 et celle de Buttimer (p. 68), la négation se trouve bel et bien dans le texte latin des meilleurs manuscrits: ce qui est plus normal.

(55) D'après Webb, pp. 150-51: voir Lucain, Pharsale I, 165-66 ; Pétrone, Satyricon, 84.

(56) Cf. Actions et paroles mémorables VIII, 7, 4.

(57) Cf. Policraticus VII, 13, p. 150: Si luxuriat animus in deliciis, rerum affluentia lumen rationis extinguit.

(58) De studio legendi III, 19, p. 69: Postremo terra aliena posita est, quae et ipsa quoque hominem exercet.

(59) Sur l'exil religieux et mystique, imitation des Pères du désert (v.g. Athanase, Vie de S. Antoine 7) ou influence celtique (voir L. Gougaud, Christianity in Celtic Lands [London: 1932], pp. 129-31); Bède, Opera . . . éd. Plummer II, p. 170. Sur l'exil forcé, v.g. Orose, Historia adversus paganos V, 2; Léandre de Séville à sa soeur (PL. 81, 14); plus tard, Jean de Salisbury, Lettre 134, à Thomas Becket (PL, 199, 113). Sur l'exil du sage, v.g. Lettres à Lucilius 68, 102, etc.

(60) Voir la célèbre lettre d'Alcuin à Charlemagne (Epist. 121; M.G.H., Epistolae IV, pp. 176-77). Non moins épique et « secret de ma vie publique, » la lettre de E. Gilson dans Esprit XIX (Paris: 1951), pp. 593-96.

(61) Cf. De studio legendi III, 19, p. 69.

(62) Pontiques I, 3. 35-36:
Nescio qua natale solum dulcedine cunctos
Ducit, et immemores non sinit esse sui.

(63) Cf. De studio legendi III, 19 (explicit) p. 69; v. supra n. 23.

(64) Ibid.: Magnum virtutis principiuin est, ut discat paulatim exercitatus animus visibilia haec et transitoria primum commutare, ut postmodum possit etiam derelinquere.

(65) Ibid.: Delicatus ille est adhuc cui patria dulcis est; fortis autem jam, cui omne solum patria est; perfectus vero, cui mundus totus exsilium est. ille mundo amorem fixit, iste sparsit, hic exstinxit.

(66) Cf. Policraticus VII, 13, p. 151.

(67) Cf. ibid.: Terram alienam philosophia exigit et suam interdum alienam facit, immo alienam facit suam et nullo unquam gravatur exilio. – Toute cette doctrine de l'exil du sage fut très vite adoptée par le christianisme qui transposera: le vrai chrétien est un exilé (cf. Epître aux Hébreux XI, 33sqq.) dont la patrie est partout où se trouve sa religion (v.g. Epître à Diognète V, 5). Lire le beau texte d'Orose, Hist. adversus paganos V, 2: Inter Romanos, ut dixi, romanus ; inter christianos christianus; inter homines homo ... Utor temporarie omni terra quasi patria quia quae vera est et illa quam amo patria in terra penitus non est. Plus près de nous, E. Gilson « L'esprit de Chrétienté, » La Vie intellectuelle, XIII, (1945) 18-36 . . . « N'êtes-vous toutes mes paroisses lorsque je suis exilé de la mienne » (p. 19).

(68) De reductione artium ad theologiam 5, éd. Quarachi, Opera Omnia V, p. 321; Anselmus sequitur Augustinum, Bernardus sequitur Gregorium, Richardus sequitur Dionysium, quia Anselmus in ratiocinatione, Bernardus in praedicatione, Richardus in contemplatione. Hugo vero omnia haec.

(69) Voir l'article de Dom Déchanet, O.S.B. «Seneca noster…,» Mélanges de Ghellinck (Gembloux: 1951), II, 753-67. Sénèque au Moyen Âge: tous les médiévistes souhaitent une étude complète de ce thème déjà plein de promesses.

(70) Policraticus VII, 13, p. 149: Porro ad studium quaerendi non modo domesticis sed etiam extraneis animamur exemplis.

(71) E. Gilson, Héloise et Abélard (Paris: J. Vrin, 1938) p. 61.

(72) Ibid., p. 229.

(73) Hugues de Saint-Victor, De studio legendi I, 5, p. 12: Integritas . . . naturae humanae duobus perficitur, scientia et virtute, quae nobis cum supernis et divinis substantiis similitudo sola est.

(74) Ibid. 2, p. 6: Summum igitur in vita solamen est studium sapientiae quam, qui invenit, felix est, et qui possidet beatus.




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