L'espace du montage

Pierre Grenier
À l’occasion du 23e Festival International du Film sur l’art, plus de deux cent films ont été projetés dans les salles de Montréal au Canada. Plus de 200 films qui font état des manifestations et pratiques artistiques actuelles dans le monde ont été présentés, ce qui était aussi l’occasion pour les réalisateurs de discuter avec le public. Dans une société de production et d’information de masse, cette manifestation culturelle témoignait de la riche diversité des expressions culturelles qui passe souvent inaperçue.
La qualité de la programmation de ce festival permet entre autre de mettre en lumière des artistes ou les cinéastes eux-mêmes. Dans ces circonstances j’ai pu interviewer le réalisateur new-yorkais Manfred Kirchheimer, dont les documentaires reflètent une association manifeste entre l’architecture et le cinéma. La représentation architecturale participe à présenter le concept et éventuellement permet de transcrire celui ci en bâti, mais aussi ce domaine affecte réellement la façon de penser l’architecture. Il existe actuellement une multitude de moyens de représentation qui peuvent alors se transformer en outil de conception lorsqu’ils sont poussés au delà de leur utilisation première.
TALL: THE AMERICAN SKYSCRAPER AND LOUIS SULLIVAN est un documentaire de 80 minutes sorti en 2004. Il retrace l’évolution du gratte-ciel américain, symbole de la nouvelle ligne d’horizon moderne.
P.G : Dans le domaine de la création, les gens sont souvent intéressés de savoir comment a commencé un travail qui a abouti par la suite à une œuvre finie et reconnue. Pouvez vous nous dire comment votre film « Tall « a vu le jour sur les écrans ?

M.K : En 1958 avec un ami nous avons commencé à faire un film en noir et blanc, le scénario était prêt, il devait s’appeler « Dream of the city ». Nous avons essayé de faire le montage ensemble et ça a été un échec. Nous avons passé un été entier de discussions interminables à propos de ces 13 700 mètres de bobines, soit 25 heures d’images d’architecture moderniste. Alors que les prises de vue se sont très bien déroulées. Mais il a fallu en arriver à un accord : depuis chacun de nous a le droit d’éditer ces images pour nos propres films, ce que j’ai fait par exemple pour Tall.

P.G :En quoi ces prises de vue vous ont-elles guidées pour ce documentaire ?

M.K : Je voulais faire un film sur la naissance des gratte-ciels. J’ai donc pris ces quelques vues des années 60 et d’autres plus contemporaines pour montrer les changements dans le temps. Il me semblait aussi indispensable de parler de tout ce qui faisait le gratte-ciel, ce qui le différenciait d’un bâtiment normal. Les ascenseurs, la structure en acier, mais aussi l’électricité et la plomberie, qui sont beaucoup plus complexes à mettre en image et qui n’apparaissent pas dans le film.
C’est surtout l’acier, qui était recouvert de maçonnerie au début, sur lequel je mets l’emphase. Il était la condition essentielle pour bâtir aussi haut, mais les architectes l’ont littéralement caché.

P.G : Ce que Renzo Piano et Richard Rogers ont essayé de renverser à Beaubourg par exemple.

M.K :Oui ce que F.L Wright aurait appelé « indecent exposure »
En 1886 apparaissait le premier gratte-ciel à Chicago alors qu’à New York on construisait encore en maçonnerie. Cela vient du fait qu’à New York les architectes étaient formés aux Beaux Arts alors qu’à Chicago les ingénieurs étaient les architectes. La proposition d’Adolf Loos pour le concours du Chicago Tribune en 1922, geste ironique mais très sérieux en même temps, reflète parfaitement la question de l’assemblage de deux domaines bien distincts : les ordres classiques prévus en pierre et les constructions gigantesques en métal. On est à la jonction de deux époques, deux façons de penser qui se suivent dans l’histoire.

P.G : Ces jonctions justement qu’on retrouve aussi dans les films… Au niveau de la narration, le film se déroule grâce aux séquences que vous assemblez et le sens que vous donnez au film dépend complètement du montage. Les séries d’images donnent des significations très différentes selon l’ordre dans lequel on les place. Le montage cinématographique transforme une simple somme d’images en une sorte de forme temporelle.

M.K : La connexion Chicago –New York, par exemple, a été très difficile. Donc j’ai décidé de les traiter séparément mais de façon à ce qu’on garde le fil de l’histoire du gratte ciel. On ne se rend pas forcément compte, mais le montage dépend aussi des prises de vue.

P.G : Daniel Burnham aurait pu servir de lien entre les deux villes du fait qu’il a construit aux deux endroits, comme le Flat Iron à New York et un autre à Chicago. Des bâtiments d’un même auteur dans deux lieux différents.

M.K : Burnham a construit partout, à San Francisco, à Washington, à Philadelphie, à Cleveland,… À travers ses biographies et la quantité de projets qu’il a réalisé on voit qu’il est plus accommodant que Louis Sullivan par exemple.
Une autre difficulté était aussi de faire le lien entre L Sullivan et F.L Wright qui a été un de ses employés pendant longtemps. Sullivan pense la structure et le design vient après se greffer dessus, alors que F.L Wright pense simultanément la construction en accord avec une esthétique. Son processus de création se souciait plutôt de bâtir à une échelle humaine souvent en accord avec la nature, de l’intérieur vers l’extérieur. Mais en tout cas, son célèbre gratte-ciel Mile High Illinois est resté sur le papier.

P.G : On peut souvent voir dans sa composition une certaine linéarité qui le rapprocherait des lignes verticales des gratte-ciels.
Si on revient à cette différence que vous avez évoquée entre Sullivan et Burnham, cela semble déterminant quant aux réalisations qui en découlent.

M.K : La qualité du design d’un architecte ne dépend pas uniquement du fait qu’il soit talentueux ou mauvais, mais c’est plutôt une question de courage. Sullivan, devant ses clients de Chicago qui commençaient à s’enrichir et à exiger la même esthétique qu’à New York, leur répondait : « je vous mets en place le programme, la structure, tout le coté fonctionnel dont vous avez besoin, mais en second voici mon esthétique ». Il fallait qu’il se batte face à des clients riches et puissants qui heureusement étaient plus que satisfaits une fois le bâtiment érigé.
D.Liebeskind est en train de tout changer son projet du WTC car il veut absolument garder son nom sur les tours, il devrait se retirer. C’est une question d’intégrité, ce qui explique pourquoi je suis un réalisateur indépendant. P.Johnson disait : « get the job first » et il a du faire beaucoup de compromis pour garder ses clients.

P.G : On peut dire qu’il y a deux mondes chez les réalisateurs comme chez les architectes.

M.K : Il y a un petit monde fait de personnes qui peuvent dire non. Ils savent et refusent certains projets qui ne sont potentiellement pas bons.

P.G : Si l’architecte et le réalisateur sont tous les deux des compositeurs, quelle différence fondamentale voyez vous entre les deux ?
Peut on dire que la forme et la profondeur du film se lisent comme un mouvement dans le temps, ce qui n’aurait rien à voir avec une représentation perspective dont l’espace se construit en arrière du plan de représentation ?

M.K : Si on peut suivre en temps réel le chantier d’un bâtiment, après son ouverture le processus de construction est figé, l’objet est immobile. Par contre avec la projection cinématographique, le spectateur évolue à chaque fois dans le temps et il revit avec le film le déroulement du scénario. Il est engagé de façon dynamique au niveau même du processus créatif.
Dernièrement j’étais à une exposition. Les photos étaient prises à travers des vitrines de magasin mais en même temps on apercevait le reflet sur la surface vitrée. Quand les gens font du shopping, ils doivent s’approcher très près des articles pour les voir car s’ils s’éloignaient ils verraient leur propre reflet qui deviendrait un obstacle. Et cela est vrai pour beaucoup d’autres choses. On voit beaucoup sans regarder, non pas parce que les objets sont cachés, car même s’ils n’étaient pas cachés notre regard serait quand même concentré sur autre chose.

P.G : C’est un peu comme le cadrage photographique qui opère une véritable coupe dans l’espace et décide de ne montrer qu’une partie de l’information visuelle présente.

M.K : L’œil fait ce travail de sélection et donc de soustraction. La motivation pour voir nous influence aussi à ne pas vouloir voir d’autres choses.
Sans compter le fait que parfois notre propre image peut obstruer notre vision.

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