Hegel: portrait de l'homme et du philosophe
George-Guillaume-Frédéric Hegel était né dans le Würtemberg, à Stuttgart, le 27 août 1770. Il fit au gymnase, de sa ville natale d'excellentes études, et à dix-huit ans il entra au séminaire théologique de Tübingen, où il rencontra son compatriote Schelling, plus jeune que lui de quelques années, mais que son esprit inventif et hardi avait rapidement porté à la tête de ses condisciples. Les deux jeunes gens y formèrent une amitié qui semblait devoir être d'autant plus solide que le nœud en était.précisément dans le parfait contraste de leur caractère et de leurs qualités, celui-ci doué d'un coup d'œil perçant, celui-là d'une rare puissance d'attention et de réflexion, tous les deux se trouvant ainsi utiles, nécessaires même l'un à l'autre. Ils restèrent plusieurs années dans l'austère et docte maison que l'année suivante je me complus à aller visiter à Tübingen, et qui renferma quelque temps sous son humble toit les deux hommes qui devaient plus tard jeter un si grand éclat et achever le cycle de la philosophie allemande ouvert par Kant et développé par Fichte.
M. Schelling s'étant rendu à Iéna et s'y étant fait vite une haute situation, M. Hegel, à la mort de son père, qui lui laissa un bien très médiocre, alla rejoindre son ami, et, étant promptement entré dans ses récentes opinions, il lui servit de second dans les combats qu'eut à soutenir la philosophie nouvelle. C'est là qu'il fit ses premières armes et commença à se faire connaître par un petit écrit destiné à établir la Différence du Système de Fichte et de celui de Schelling. Il rédigea ensuite avec M. Schelling un Journal critique de philosophie. Il n'était encore en 1801 que privat docent, et il ne devint professeur extraordinaire qu'en 1805.
M. Hegel demeura à Iéna jusqu'à la bataille qui, en 1806, mit fin au vieux prestige militaire de la Prusse. Il m'a souvent raconté que c'est la veille même de cette bataille qu'il termina son premier grand ouvrage. Retiré la nuit dans un pavillon solitaire, il était occupé à en corriger les dernières feuilles, lorsqu'il entendit les premiers coups de canon. Cet ouvrage était la Phénoménologie de l'esprit, qui parut en 1807 sans faire beaucoup de bruit au milieu des tempêtes qui bouleversaient l'Allemagne.
Tels ont été les commencements de M. Hegel et ses débuts dans la carrière qu'il devait parcourir avec tant de gloire. La guerre ayant dispersé l'université d'Iéna, il se chargea en 1808 de la direction du gymnase de Nuremberg, jusqu'à ce qu'en 1816 il fût appelé à la chaire de philosophie de l'université d'Heidelberg. Il y faisait depuis une année des leçons très suivies, dont l'Encyclopédie était le résumé.
M. Hegel était alors dans toute la plénitude de ses forces. En possession d'un système dont le principe ne lui appartenait pas, il mettait ses soins et son orgueil à imprimer à ce système une forme de plus en plus régulière et méthodique, ainsi qu'à l'enrichir et à le répandre en l'appliquant à toutes les sciences qu'on enseigne dans une université, comme déjà M. Schelling en avait donné le précepte et l'exemple dans ses Leçons sur les études académiques.
Du premier coup d'oeil qu'on jette sur l'Encyclopédie des sciences philosophiques, et avant même d'en avoir sondé les profondeurs, on ne peut s'empêcher de rendre hommage à l'étonnante puissance d'esprit qui éclate partout, préside à la construction et à l'exposition du système. Le caractère le plus frappant de ce système est une symétrie, un parallélisme, un ordre inflexible, qui des grandes divisions de l'Encyclopédie se réfléchit dans leursr principales subdivisions, et de celles-ci dans leurs applications et jusque dans les moindres détails. Cet ordre est l'ordre ternaire. Tout se fait, tout marche, tout se développe trois par trois. C'est précisément ce bel ordre qui éveilla mes premiers ombrages et me rendit suspect le système entier.
Selon M. Hegel, la philosophie a trois grandes parties : 1° la logique, qui roule sur les idées entendues au sens de Platon, à savoir, les essences des choses; 2° la philosophie de la nature; 3° la, philosophie de l'esprit. Voilà la première et fondamentale trinité. Puis, dans la première partie de cette triade, la logique, il y a trois parties encore, ensuite dans chacune de ces trois nouvelles parties trois autres subdivisions, et toujours ainsi jusqu'à la fin.
En vérité, si toutes ces divisions et subdivisions ternaires sont vraies, l'auteur des choses a été bien complaisant pour la philosophie : il a merveilleusement servi le besoin qu'elle a d'un arrangement régulier et de classifications commodes.
Abordons la première partie du système, la logique. Cette première partie se compose de trois ternies : 1° l'être en soi, das Seyn; 2° l'être déterminé, l'existence proprement dite, das Daseyn; 3° l'être qui est pour lui même, das Fürsichseyn.
Examinons de près l'ordre de ces trois termes. On peut demander si l'ordre dans lequel ils sont ici présentés exprime celui dans lequel nous les acquérons, ou l'ordre même de la nature tel qu'il est en dehors de nous. Si c'est l'ordre d'acquisition de nos connaissances, que de raisons de douter que l'esprit humain procède ainsil L'idée générale de l'être en soi, de l'être pur et indéterminé, sans aucune qualité, das in sich Seyn, ne nous est pas donnée la première; elle ne vient qu'après l'idée particulière de tel ou tel être déterminé, quel qu'il soit. Il répugne que l'esprit débute par une négation à la fois et par une abstraction. Un tel ordre est à nos yeux le renversement de l'ordre vrai. Et si on répond, comme on le fait, qu'il s'agit de l'ordre réel des êtres, il est encore bien plus douteux que tel soit le développement naturel de ces trois termes. Il y a ici, ce semble, une irréparable solution de continuité entre le premier terme et le second. L'être en soi, l'être pur et indéterminé, ne peut produire l'être déterminé, à moins qu'on ne mette déjà dans l'être en soi et indéterminé une secrète et invisible puissance de détermination. Or on ne l'y peut supposer sans détruire l'hypothèse même dont on part, celle d'un être indéterminé sans qualité ni quantité, par conséquent sans causalité aucune, la catégorie de la causalité venant bien plus tard dans les classifications de M. Hegel, c'est-à-dire à la fin de la seconde partie de la logique.
Il faut à l'origine des choses une puissance déterminée et déterminatrice, pour expliquer plus tard un déterminé quelconque, et par exemple ce qu'il y a de plus déterminé qui est moi-même. Cette puissance déterminatrice, efficace par elle-même, à laquelle appartient l'initiative de l'action, M. Hegel ne la rencontre que dans le développement lointain de l'être, tandis que sans elle, sans ce moteur primitif, je ne conçois qu'une masse indéterminée et à jamais indéterminable.
Cette objection, si elle est fondée, est grave et porte loin, car l'ordre faux de cette première triade, passant dans toutes les autres formées sur ce modèle, atteint toute la série des triades et frappe au cœur le système, convaincu de débuter ou par un paralogisme ou par une impossibilité.
Je n'insistai point sur cet argument, qui est gros de tant d'autres et se présente de lui-même au sens commun : je me bornai à remarquer que toutes ces classifications si uniformément ordonnées de triades qui se suivent et s'engendrent les unes les autres sont bien arbitraires, bien artificielles, et je n'osais pas dire à M. Carové, niais je me disais à moi-même que, si j'avais à choisir entre les principes généraux de l'illustre professeur et les diverses applications qu'il en fait, ce sont ces dernières que je préférerais, et c'était aussi de ce côté que je dirigeais la conversation.
Je n'y avais pas grand'peine. M. Hegel lui-même aimait fort à causer d'art, de religion, d'histoire, de politique. Il m'était ici bien plus accessible, et nous étions plus aisément d'accord. Ses assertions même les plus hasardées supposaient des connaissances aussi solides qu'étendues. J'étais ravi de l'entendre me parler de toutes les grandes choses qu'avait faites l'humanité depuis son apparition sur la terre jusqu'à son développement actuel, depuis les pagodes de l'Inde et de la Chine et les temples gigantesques de l'Égypte jusqu'aux temples harmonieux d'Athènes et de Rome, jusqu'aux majestueuses cathédrales du moyen âge, depuis les épopées indiennes et homériques et les tragédies de Sophocle dont M. Hegel avait un sentiment exquis jusqu'au poème lyrique de Dante et au Paradis perdu de Milton, aux drames de Shakspeare, de Corneille, de Racine, de Voltaire, de Schiller et de Gœthe, depuis la guerre médique et les entreprises militaires d'Alexandre et de César jusqu'à la guerre de trente ans et celles de la révolution et de l'empire.
En politique, M. Hegel est le seul homme d'Allemagne avec lequel je me suis toujours le mieux entendu. Il était, comme moi, pénétré de l'esprit nouveau : il considérait la révolution française comme le plus grand pas qu'eût fait le genre humain depuis le christianisme, et il ne cessait de m'interroger sur les choses et les hommes de cette grande époque. Il était profondément libéral sans être le moins du monde républicain. Ainsi que moi,-il regardait la république comme ayant peut-être été nécessaire pour jeter bas l'ancienne société, nais incapable de servir à l'établissement de la nouvelle, et il ne séparait pas la liberté de la royauté. Il était donc sincèrement constitutionnel et ouvertement déclaré pour la cause que soutenait et représentait en France M. Royer-Collard. Il me parlait de nos affaires comme M. Fries à Iéna, avec moins de vivacité et d'enthousiasme sans doute, mais avec un sentiment profond. Je puis attester qu'ayant souvent revu M. Hegel depuis 1817 jusqu'à sa mort survenue en 1831, je l'ai toujours trouvé dans les mêmes pensées, à ce point que la révolution de 1830, qu'il ne désapprouvait pas en principe, lui semblait très dangereuse en ce qu'elle ébranlait trop la base sur laquelle repose la liberté. Et lorsque, deux mois avant sa mort, je pris congé de lui à Berlin, il était aussi sombre sur notre avenir que M. Royer-Collard lui-même et par les mêmes motifs. Il craignait de jour en jour davantage que la royauté résistât mal à l'épreuve qu'elle traversait. Je me souviens très distinctement que je lui fis un sensible plaisir en lui apprenant que le grand. ministre qui tenait alors si fermement les rênes du gouvernement français avait tout fait pour sauver l'ancienne dynastie et empêcher jusqu'au dernier moment une révolution, que le général Sébastiani, que M. Hegel avait vu chez moi à Paris en 1827, avait pensé et agi comme M. Casimir Perier, qu'ainsi, tant qu'il verrait ces deux hommes d'état à la tète de nos affaires, il ne devait pas désespérer de la France.
En religion , nos sentiments n'étaient pas fort différens. Nous étions tous les deux convaincus que la religion est absolument indispensable, et qu'il ne faut pas s'abandonner à la funeste chimère de remplacer la religion par la philosophie. Dès lors j'étais fort partisan d'un concordat sincère entre ces deux puissances, l'une qui représente les aspirations légitimes d'un petit nombre d'esprits d'élite, l'autre les besoins permanens de l'humanité. M. Hegel était bien de mon avis. Il poussait même le goût de cette conciliation si désirable jusqu'à faire toute sorte d'efforts pour gagner à la cause de la philosophie des théologiens tels que Daub à Heidelberg et plus tard Marheinecke à Berlin. Je possède encore une médaille frappée en son honneur à Berlin, en 1830, sur le revers de laquelle M. Hegel est représenté en philosophe antique, écrivant sous la dictée d'un ange, qui lui-même s'appuie sur la Religion tenant entre ses bras la croix de Jésus-Christ. Mais il ne croyait pas qu'aucune conciliation entre la religion et la philosophie pût s'accomplir ailleurs que dans le cercle du protestantisme; dès qu'il était question du catholicisme, M. Hegel oubliait nos communs principes, et quelquefois il se livrait à des emportemens assez peu dignes d'un philosophe. Un jour, à Cologne, allant ensemble à la cathédrale revoir le premier chef-d'œuvre de Rubens, et trouvant dans le parvis des femmes et des vieillards déguenillés étalant leurs misères et faisant marchandise de petites médailles bénites et autres objets d'une dévotion superstitieuse, il me dit avec colère : « Voilà votre religion catholique et les spectacles qu'elle nous donne! Mourrai-je avant d'avoir vu tomber tout cela? » Je n'étais pas embarrassé pour lui répondre, et il finissait par reconnaître et par convenir que le christianisme, étant la philosophie des masses en même temps qu'il est la religion des philosophes, ne peut pas rester sur les hauteurs où nous élèvent saint Augustin, saint Anselme, saint Thomas et Bossuet, et qu'il lui faut bien aussi se faire peuple avec le peuple. Cependant le vieux luthérien murmurait toujours, et en dépit de toutes ses lumières M. Hegel demeurait une sorte de philosophe du XVIIIe siècle.
Ni l'était en effet, et ni l'âge ni l'expérience ne l'avaient délivré des préjugés de la philosophie de sa jeunesse. Le temps et des instincts d'une incomparable grandeur ont pu conduire M. Schelling dans la dernière partie de sa vie à des vues nouvelles, plus hautes et selon moi plus philosophiques : jamais ni l'esprit ni l'âme de M. Hegel n'ont un moment changé; il ne dissimulait pas ses sympathies pour les philosophes du dernier siècle, même pour ceux qui avaient le plus combattu la cause du christianisme et celle de la philosophie spiritualiste. Comme Gœthe, il défendait jusqu'à Diderot, et il me disait quelquefois : Ne soyez pas si sévère, ce sont les enfants perdus de notre cause.
On pense bien que l'histoire de la philosophie tenait une grande place dans nos entretiens. Je dois l'avouer, M. Hegel penchait plus du côté d'Aristote que du côté de Platon, ce qui était juste l'opposé de mes instincts et de mes goûts, quoique assurément j'admirasse beaucoup Aristote, et que depuis j'aie contribué, je crois, à le remettre en honneur parmi nous. Et M. Hegel ne parlait pas de ces deux grands hommes sur la foi des historiens : il les avait lus, et il était familier avec leurs écrits les plus célèbres. Aussi m'encouragea-t-il beaucoup dans mon dessein de m'occuper sérieusement de philosophie ancienne, et il approuva fort que j'étudiasse les alexandrins sous les auspices de notre ami Creuzer. Il n'avait aucune connaissance directe de la philosophie scolastique, mais il était tout pénétré de Descartes; il n'hésitait pas à le proclamer le père de toute la philosophie moderne. Que de fois ne m'a-t-il pas dit : « La France a fait assez pour la philosophie en lui donnant Descartes! » Quand plus tard j'entrepris une édition complète des ouvrages du grand métaphysicien, il m'en félicita avec effusion.
Et ce qu'il admirait et célébrait le plus en lui, ce n'était pas sa sagacité, son audace, ses découvertes de toute sorte : il vantait surtout sa clarté, sa précision, sa simplicité, et il mettait dans cet éloge un accent tout particulier, comme s'il m'eût dit : Quant aux idées, j'ai les miennes, que je ne crois pas inférieures à celles de Descartes; mais que n'ai-je comme.lui l'art de les exposer! Une chose bien surprenante, c'est que M. Hegel n'éprouvait pas une très vive admiration pour Leibniz ; il ne paraissait pas même en avoir une connaissance approfondie, et plus d'une fois j'ai dû prendre la défense de l'immortel fondateur de la philosophie en Allemagne contre son dernier et illustre successeur. M. Hegel avait soumis l'histoire de la philosophie à des classifications systématiques où les individus n'étaient plus que les représentans et pour ainsi parler les ombres de catégories métaphysiques, et perdaient toute physionomie particulière, à l'exception de quelques personnages privilégiés qui imposaient à leur historien une étude spéciale et développée, tels que Socrate, Platon, Aristote, Descartes, et M. Hegel ne mettait pas l'auteur de la Théodicée dans cette grande compagnie.
On peut dire que M. Hegel régnait dans ce royaume des abstractions et des généralités qu'on appelle la philosophie de l'histoire. Il se mouvait avec la plus parfaite aisance dans cette espèce de géométrie ou plutôt de scolastique appliquée à l'histoire de l'humanité. Toutes les difficultés qui arrêtent les historiens ordinaires disparaissaient devant lui, et pour vous expliquer les grandes choses et les grands hommes il vous présentait les formules les plus extraordinaires sans le moindre embarras, et comme s'il vous eût tenu les propos les plus simples. Son visage'était l'image de sa pensée. Ses traits prononcés et sévères, mais -tranquilles et sereins, son parler lent et rare, mais ferme, son regard calme, mais décidé, tout en lui était l'emblème d'une réflexion profonde, d'une conviction parfaitement arrêtée, exempte de toute incertitude et de toute agitation, arrivée à la paix du plus absolu dogmatisme. On n'imaginait pas que, dans quelque condition où le sort l'eût jeté, il eût jamais pu faire autre chose que réfléchir et penser, et M. Hegel était né métaphysicien comme Gœthe était né poète et Napoléon général.