Le Titanic et nous. Le nationalisme de Dumont se conjuguait étroitement avec son humanisme

Serge Cantin

Le Titanic et nous
Le nationalisme de Dumont se conjuguait étroitement avec son humanisme
Serge Cantin
Écrivain
Mai 1999

Dans Raisons communes, Fernand Dumont nous soumettait cette interrogation angoissante :

« Si l'on admet que l'existence des nations est légitime, une question ne s'en pose pas moins : une nation comme la nôtre vaut-elle la peine d'être continuée ? Les nations ne sont pas éternelles ; il est vain de leur insuffler quelque vie artificielle, de condamner des individus à une culture anémique et à quelques lambeaux d'originalité sous prétexte de défendre à tout prix un héritage (1). »

Sachons gré au nationaliste Fernand Dumont d'avoir eu l'audace de contrevenir aux règles élémentaires de la rectitude politique en nous rappelant cette évidence première. Depuis le chanoine Groulx, il y en a peu qui ont su démontrer pareille audace. Ce qui se conçoit assez bien du reste, vu le risque auquel s'expose le diseur de vérités de se faire accuser par le premier démagogue venu - comme le fut Groulx par Mordecai Richler, Esther Delisle, Nadia Khouri, etc. - de mépriser le peuple, lorsque c'est au contraire par respect pour la dignité des personnes qui le composent, de toutes les personnes, qu'il prend un jour le risque de dire la vérité, aussi choquante, aussi scandaleuse soit-elle. Écoutons encore Dumont :

« Qui n'a songé, plus ou moins secrètement, à la vacuité de perpétuer une telle culture ? Cet aveu devrait commencer toute réflexion sur l'avenir. Nous avons à répondre de la légitimité de notre culture, et plus ouvertement que nos devanciers. La plupart d'entre eux n'avaient d'autre ressource que de suivre la voie de la fatalité ; beaucoup d'entre nous, plus instruits, davantage pourvus de moyens financiers, disposent des moyens de quitter ce modeste enclos sans bruit ou avec fracas, exilés de l'intérieur ou de l'extérieur. Oui, les privilégiés ont le loisir de se réfugier dans l'ironie ou la fuite. Mais, grandes ou petites, les cultures ne meurent pas d'une subite défection ou d'une brusque décision. Une lente déchéance, où des éléments hérités se mélangent à ceux de l'assimilation : ainsi se poursuit, pendant des générations, l'agonie des cultures qui n'épargne que les nantis (2). »

Et pourtant, je puis comme d'autres en témoigner, Fernand Dumont était un homme d'espérance. Ce qui ne l'empêchait pas cependant d'être lucide et de se montrer plutôt pessimisme quant à l'avenir de la culture québécoise, qu'il ne confondait pas avec celui de la culture bourgeoise ou de la culture savante. Issu d'un milieu ouvrier, ayant grandi dans une culture populaire à laquelle il se sentait - comme en font foi ses Mémoires posthumes (3) - infiniment redevable, Dumont s'est toujours gardé d'une telle confusion somme toute assez fréquente chez les intellectuels et qui les justifie de ne pas trop s'inquiéter du sort culturel du plus grand nombre, comme s'il n'y avait au fond de culture authentique que la leur, bourgeoise et savante.

Il est vrai qu'il n'existe plus à proprement parler de culture populaire au Québec ; que nous sommes tous plus ou moins, les intellectuels y compris, soumis à la même culture de masse, embarqués dans le même bateau, réputé insubmersible, de la mondialisation. Reste que, comme sur le célèbre paquebot, tous les passagers n'ont pas accès au pont supérieur et à la contemplation de l'empyrée. Cela, le film le plus cher de l'histoire du cinéma ne manque pas, paraît-il, de nous le rappeler. Sauf qu'en traduisant en images la loi de nature du néolibéralisme triomphant, l'industrie hollywoodienne, bien loin de contribuer à la remise en question de cette loi, en sanctionne plutôt l'immutabilité, la légitime et la pérennise.

En effet, comme l'avait si bien vu Guy Debord :

« Le spectacle se présente comme une énorme positivité indiscutable et inaccessible. Il ne dit rien de plus que "ce qui apparaît est bon, ce qui est bon apparaît". L'attitude qu'il exige par principe est cette acceptation passive [?]. Le spectacle est le mauvais rêve de la société moderne enchaînée, qui n'exprime finalement que son désir de dormir. Le spectacle est le gardien de ce sommeil (4). »

Qui tirera notre société de son sommeil spectaculaire ? Qui nous éveillera à la réalité de la misère de ces hommes, de ces femmes et de ces enfants qui vivent sous la ligne de flottaison, sinon à fond de cale ?

Or, c'est pour eux d'abord, pour tous ces naufragés avant l'heure qui n'ont même pas de mots pour communiquer leur détresse, que Fernand Dumont voulait l'indépendance du Québec. Non pas qu'il croyait dans les vertus magiques de la souveraineté politique. « La souveraineté du Québec, disait-il, est une exigence impérieuse ; on entretiendrait une très grave illusion en croyant qu'elle sera suffisante (5). »

Non suffisante, l'indépendance n'en était pas moins selon lui absolument nécessaire. Car si rien ne nous garantit que même avec l'indépendance politique notre culture puisse échapper à sa « lente déchéance », il est par contre certain que, sans elle, « l'agonie» se poursuivra inexorablement. Ainsi le nationalisme de Dumont se conjuguait-il étroitement avec son humanisme, la souveraineté du Québec trouvant sa justification et sa finalité ultime dans ce qu'il appelait « la souveraineté de l'éthique », c'est-à-dire dans l'impératif de la solidarité humaine, telle qu'elle est appelée à s'exercer, par exemple, au sein d'une communauté nationale. Les privilégiés de la culture, eux, peuvent toujours se permettre de faire l'économie de cette référence nationale, comme du reste de tout lieu d'appartenance communautaire. Nés comme Pierre Elliott Trudeau dans l'opulence matérielle et intellectuelle, ils n'ont pas besoin de la vitalité et du dynamisme d'une culture commune, d'une nation, pour préparer leurs enfants à devenir, à leur image, des citoyens du monde, des hommes universels de partout et de nulle part, toujours prêts à dénoncer les droits collectifs au nom des droits de la personne, sous lesquels se dissimulent les intérêts de leur classe de V.I.P.

Mais qu'ai-je encore à protester ? N'ai-je pas le privilège d'habiter dans « le plus meilleur pays du monde » (sic), ainsi que le proclame le premier ministre Jean Chrétien ? Comme si l'énonciateur d'un tel syntagme n'était pas la preuve vivante de l'urgence culturelle de la souveraineté politique du Québec. En attendant celle-ci, ou le naufrage définitif, on peut toujours, pour se distraire un peu de la platitude des discours politiciens, écouter notre Céline Dion internationale interpréter la chanson du Titanic. En anglais, of course.

1. Fernand Dumont, Raisons communes, Montréal, Éd. du Boréal, 1995, p. 77.
2. Ibid., pp. 93-94.
3. Fernand Dumont, Récit d'une émigration, Montréal. Éd. du Boréal, 1997.
4. Guy Debord, La société du spectacle, Paris, Gallimard, 1992, pp.7 et 11.
5. Raisons communes, op. cit., p. 77.

Autres articles associés à ce dossier

La genèse de la société québécoise et ses suites. Rencontre avec Fernand Dumont

Stéphane Stapinsky

Cette entrevue a été publiée, en 1994, dans le premier numéro des Cahiers d'histoire du Québec au XXe siècle. Voici le texte de la présentation

Le désenchantement du monde et l’avenir du christianisme selon Fernand Dumont

Serge Cantin

Texte d'une communication présentée au «Twentieth World Congress of Philosophy», Boston, Massachusetts, É.-U., 10-15 août 1998). Dans cette c

À lire également du même auteur

Le désenchantement du monde et l’avenir du christianisme selon Fernand Dumont
Texte d'une communication présentée au «Twentieth World Congress of Philosophy», Boston, Massach




Articles récents