L'Encyclopédie sur la mort


Visages

Tove Ditlevsen*, Visages (Ansigterne, 1968), roman traduit du danois par Danièle Rosadoni, Paris, Stock, « Nouveau cabinet cosmopolite », 1996, 201 p.

Quatrième page de la couverture

Auteur de livres pour enfants, Lise Mundus se sent déchirée entre son art et les demandes d'un monde extérieur qui la terrifie - et que personnifie Gitte, la gouvernante de la maisonnée, une femme très libérée, adepte enthousiaste de la rhétorique politique de la fin des années 60.

Tourmentée par des voix sans visages et des visages hideusement déformés, Lise, après une tentative de suicide, atterrit dans la cellule d'un hôpital psychiatrique. L'ineffable Gitte devient la cible de la paranoïa de Lise, dont la folie nous est racontée avec un luxe de détails glaçants. Et pourtant Visages est un livre pétri d'optimisme quant à la force de la volonté humaine et au pouvoir de guérir que possède le pouvoir de créer. Ce pouvoir de créer auquel Lise devra finalement son salut.

EXTRAITS

Incipit

Le soir, c'était un peu mieux. On pouvait prudemment le défriper et le regarder en espérant parvenir à en avoir une vue d'ensemble; ainsi regarde-t-on une tapisserie multicolore inachevée dont le motif se révélera peut-être un jour. Les voix lui parvenaient à nouveau et, avec un peu de patience, on pouvait les démêler les unes des autres comme les fils d'un écheveau. On pouvait penser tranquillement aux mots sans craindre qu'il en vienne de nouveaux avant la fin de la nuit. A cette époque, la nuit avait du mal à séparer les jours, et si jamais la respiration faisait un trou dans l'obscurité, telle l'haleine sur le givre d'une vitre, le matin vous sautait aux yeux avec plusieurs heures d'avance. (p. 7)

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Soudain, la vérité perdit tout intérêt et devint parfaitement secondaire. De longues phrases coulèrent dans son esprit en éveil. Demain, elle commencerait à écrire et à s'occuper de ses enfants. Et, pour cela, il était de la plus haute importance d'apprendre à faire le pain blanc. Et puis, les gens qui en auraient envie n'avaient qu'à continuer à s'occuper du monde.
Gert éteignit la lampe et, avec un soupir de satisfaction, elle se blottit encore plus prés de lui.

«Je me demande où est allée Gitte, demanda-t-elle d'une voix ensommeillée.

- Dans un kibboutz, je crois, elle en parlait tout le temps.

- Oui », dit Lise qui croyait ne l'avoir appris que par la grille des négociations. Pour autant qu'elle s'en souvînt, avant son hospitalisation, elle n'avait jamais entendu Gitte parler de cela. Mais qu'est-ce qui était réel, ici-bas, qu'est-ce qui ne l'était pas? N'était-ce pas une sorte de maladie que les gens puissent vaquer à leurs occupations en maintenant leur propre moi, tout ce chaos de voix, de visages et de souvenirs qu'ils n'osaient laisser échapper que goutte à goutte et qu'ils ne pouvaient jamais être sûrs de récupérer?

« Demain, dit-elle, je commence à écrire. » Mais il était déjà endormi.
(p. 201)

Date de création:-1-11-30 | Date de modification:2012-04-17