L’école des statisticiens moraux se spécialise dans l’étude sociale des rapports entre le suicide et l’anomie ou la crise* morale de la société moderne. Les auteurs les plus connus de cette école sont A. Wagner, E. Morselli*, T. Masaryk*. Baechler* considère Durkheim* comme le couronnement de ce mouvement: «Pour la première fois, les pessimistes du xixe siècle disposaient de statistiques pour étayer leur effroi. De fait, jusqu’à la fin du siècle, les chiffres croissent régulièrement; en les extrapolant, on pouvait prédire des catastrophes certaines. En réalité, le mouvement des idées a procédé à l’inverse. Ce n’est pas la lecture des chiffres qui a fait conclure à une crise de la société, mais la conviction d’une crise qui a incliné à scruter les chiffres. La rude tâche que constitue la lecture de ces textes (même Durkheim malgré son génie) en convainc aisément: chaque auteur a sa petite idée (toujours exclusivement plate) sur les malheurs du temps et la manière d’assurer le salut, et trouve dans les statistiques une confirmation de ses positions» (Les suicides, p. 19). Cependant, dès la première moitié du dix-neuvième siècle, les statistiques du suicide sont contestées, plus particulièrement par les tenants de l’étude de cas. Dans Statistique morale de la France (1835), André Michel Guerry mettait en doute la validité du nombre de suicides.
Alexandre Brierre de Boismont, Du suicide (1856), Alfred Legoyt, Suicide ancien et moderne (1856), Jack Douglas*, The Social Meanings of Suicide (1970) et Jean Baechler*, Les suicides (1975), figurent parmi les critiques de la théorie statistique du suicide. Plus récemment, Jean-Marie Brohm juge sévèrement «toutes les illusions positivistes qui se font jour dans les sciences sociales contemporaines gangrenées par la croyance irréfléchie en la toute-puissance des «enquêtes de terrain», le mythe de l'objectivisme, la manie de la quantophrénie et le fétichisme du «recueil des données. [...] La première démarche critique à laquelle invite toute étude sur la mort est de remettre immédiatement en cause la fiction empiriste généralement bardée de résultats chiffrés, de sondages, d'une batterie de protocoles d'enquêtes, de tests et de tableaux statistiques. [...] Il existe sans doute des données chiffrées que les démographes, urbanistes, policiers, assureurs, économistes, travailleurs sociaux, médecins, etc., peuvent utiliser: taux de mortalité selon les âges, les sexes, les professions, les régions; courbes saisonnières des suicides et des tentatives de suicide; chiffres des accidents mortels sur la route; décomptes annuels des victimes des crimes, catastrophes naturelles, guerres, épurations ethniques; statistiques des causes de décès, des espérances de vie et des inégalités devant la mort. Ces chiffres restent cependant à la surface de l'épaisseur ontologique de la mort et bien souvent même empêchent de la penser, i tant est qu'on puisse penser la mort. On n'a encore jamais vu en effet des données chiffrées permettre de comprendre l'angoisse de la mort, ni bien sûr "le sens ontologique qu'a le trépas pour le mourant en tant qu'il est une possibilité d'être de son être." (Heidegger*, Être et Temps, Paris, Gallimard, 1986, p. 292) De même aucune distribution statistique des rites funéraires* [...] ne donnera jamais le sens intersubjectif profond du culte des morts, du cérémonial des funérailles, de l'expression symbolique obligatoire de la douleur et du travail du deuil* (J.-M. Brohm, Figures de la mort, 2008, p.35 et 38-40)
La statistique morale, malgré ses limites, peut avoir une fécondité toute relative: «La mesure qu’elles [les statistiques] proposent du suicide ne peut être tenue que comme une approximation par défaut du phénomène réel. Un certain nombre de suicides échappe à l’enregistrement, mais la marge de sous-estimation est beaucoup plus restreinte qu’on pouvait le supposer. Il semble bien qu’aujourd’hui la plus grande part de la sous-estimation des suicides par la statistique soit moins attribuable à la dissimulation de la famille qu’aux obstacles administratifs qui empêchent des suicides socialement reconnus et statistiquement enregistrés d’être ajoutés les uns aux autres. Les difficultés majeures sont d’ordre technique: elles sont, à l’inverse du doute, surmontables. […] [L]’état actuel de la source interdit de procéder à des comparaisons internationales fines et de mesurer l’évolution du suicide sur de longues périodes. […] Chaque pays, chaque époque a son propre système d’enregistrement. Ces systèmes évoluent et s’améliorent selon des rythmes différents» (C. Baudelot et R. Establet, Durkheim et le suicide, p. 74-75). La statistique de la tendance suicidaire, qui s’est développée dans les dernières décennies, parvient à tracer un portrait assez précis des personnes qui se suicident: par exemple, aux États-Unis*, un homme de race blanche de quarante ans, célibataire ou divorcé et, au Québec*, un jeune homme qui habite davantage en périphérie qu’à Montréal. La statistique nous fait comprendre comment la «morphologie sociale du phénomène suicidaire se répercute dans les vies singulières» (D. Dagenais, «Le lien entre les données objectives et la signification subjective du suicide», colloque de l’Association canadienne-française pour l’avancement des sciences (ACFAS), Chicoutimi, 2005). En ce qui concerne la combinaison de deux modèles: causes médicales et physique sociale, consulter Ian Hacking, «La statistique du suicide au XIXe siècle», dans A. Fagot (dir.), Médecine et probabilités, Paris, Didier, «Érudition», 1982.
© Éric Volant
Tous droits réservés