L'Encyclopédie sur la mort


Prospectives des études sur la mort

 


Beaucoup de travaux historiques, anthropologiques et sociologiques ont été publiés sur la mort. La thanatologie a pu s’implanter solidement dans les universités et les centres de recherche. Aux États-Unis, elle est devenue une discipline institutionnalisée, financée par des fondations privées et des agences gouvernementales (Thoër-Fabre, 1998). En France, la thanatologie*n’est pas encore « une discipline spécifique, maîtresse de son objet, de ses méthodes, de ses résultats théoriques et pratiques » (Thomas*, 1991). L’impérialisme et le cloisonnement des disciplines font que, fort malheureusement, on sépare la mort, le processus du mourir, la disposition du cadavre, les rites et les pratiques de la mort ainsi que l’eschatologie (Thomas, 1991). Plusieurs concepts mériteraient un approfondissement : l’espace et le temps, la vie et la mort, l’esprit et la matière, la raison et l’irrationnel (Thomas, 1996). Il est remarquable que cette énumération, faite par le grand anthropologue français, fasse cruellement ressentir le besoin d’une réflexion philosophique sur la mort.

Au Québec, les études interdisciplinaires sur la mort à l’U. du Québec à Montréal (Larouche, 1998) sont marquées par la pluralité des disciplines, la diversité des approches (descriptives, herméneutiques et critiques) et de l’objet (la mort, le mourir et l’après-mort). Faudrait-il parvenir à l’instauration d’une discipline spécifique ? Nous croyons que non. Comme la production scientifique québécoise le démontre, la réflexion commune sur la mort est mieux servie par la contribution des diverses sciences humaines et sociales suivant leur objet particulier, leurs approches et leurs méthodes propres. Il en est ainsi pour les sciences humaines de la religion. Celles-ci auraient entre autres pour mandat l’étude des croyances et des rites, de la symbolique déployée autour de la mort dans les civilisations anciennes et dans le monde contemporain, et finalement de la teneur religieuse du phénomène de la mort en tant que révélateur du sens de la vie et en tant qu’ouverture à l’autre.

Le paradoxe de la mort est inépuisable, de sorte que l’on pourra toujours creuser davantage les différents contraires qui, à la fois, s’opposent et se réclament. La vie va vers la mort. C’est sa finalité, qui est aussi inachèvement. Le vivant porte la mort en lui, tous les jours de son existence, c’est là sa finitude. À bien y penser, la mort n’existe pas, car elle est une abstraction. Mais il y a des vivants qui meurent ou qui se tuent, des mourants que nous soignons, des morts que nous ensevelissons, que nous gardons vivants dans notre mémoire et avec qui nous entretenons des relations de proximité. Par ailleurs, la mort est un déficit à combler (Volant, 1996), un manque à vivre (Lemieux*, 1985) ou un manque à être (Mettayer, 1985). Nous naissons et mourons perpétuellement. Et pourtant nous vivons pour autant que nous sommes mortels, c’est-à-dire créatures béantes et inquiètes (Pierre, 1990). Cette béance de la mort est une plaie, ouverte à la connaissance et à la créativité. C’est à partir de la négativité de la mort qu’il nous est donné d’affirmer la vie et de jouir de l’existence. C’est à l’ombre de la mort que naissent les solidarités et que sourdent les révoltes.

L’étude du tabou devrait être reprise en vue d’une meilleure saisie des enjeux sociaux de la soi-disant « détabouïsation » de la mort dans les sociétés occidentales. Si l’on entend par «tabou*» un sujet sur lequel on fait silence, on peut dire que la mort s’est faite, pour un temps, relativement muette au Québec, autant dans la production scientifique que dans la mentalité populaire. Aujourd’hui, on assiste à une prolifération de publications et de discours sur la mort, surtout dans le domaine psychothérapeutique et dans les milieux palliatifs, et cette prolifération discursive fait regretter la disparition du tabou. On parle trop — et mal — devant la mort. Un peu plus de discrétion et de rigueur est de mise. L’« enjolivure » de la mort est une autre forme du déni de la mort. Si l’on entend en revanche par « tabou » le refus culturel de perpétrer la mort ou de séjourner dans sa proximité en tant que force destructrice des vies humaines, le tabou est alors une stratégie indispensable pour la survie de l’humanité. La mort est vraiment le contraire de la vie. Il est dangereux pour un vivant de s’associer à la mort, car celle-ci peut le prendre au sérieux. À force d’intégrer la mort dans la vie, on finit par entrer « dans le pays de la mort15 ». Mais assez souvent, on entend aussi par « tabou » le refus de reconnaître la réalité tragique de la mort en termes de finitude — qui marque toute l’existence — ou de rupture — qui marque la fin de la vie. Or, ce déni de la mort nous paraît aliénant pour les vivants mortels que nous sommes. Certains discours religieux abusent de l’aspect finitude, au point de disqualifier la vie ; d’autres occultent l’aspect rupture en faisant de la mort cruelle un doux passage vers une éternité bienheureuse. Dans nos sociétés où le temps est compté, le tabou porte davantage sur le deuil, car la manifestation extérieure du chagrin est considérée comme une activité contre-performante. Ce tabou de la mort doit être levé. La gérance religieuse de la mort, qu’elle s’accomplisse ou non dans le cadre rituel d’une confession particulière, devrait permettre aux personnes en deuil de survivre à la séparation, en convivialité avec d’autres vivants. Outre ces raisons thérapeutiques qui concernent les survivants, il ne faudrait pas oublier que les morts nous regardent. Les défunts, reconnus comme témoins de l’invisible, ont le pouvoir subversif de nous rappeler que la vie pourrait sans doute être vécue autrement, selon d’autres critères que ceux que nous offre le présent. La mort rend possible l’affranchissement de l’esprit et devient ainsi « ouverture à l’éthique » (F. Couturier*,1990), invention de solutions nouvelles aux problèmes de l’heure inspirées par le souci d’autrui et à contre-courant des figures imposées par une rationalité indifférente à la souffrance.

Au Québec, les travaux de recherche en sociologie, en histoire et en anthropologie n’ont pas été très sensibles aux diverses inégalités sociales qui affectent les soins aux mourants, les façons de mourir et les rites funéraires. On peut regretter le silence de la psychologie de la religion (Richard, 1990) sur cette question. L’étude entamée par Richard (1985) sur le cadavre représenté en tant que « dépouille mortelle » dans la tradition religieuse, et en tant qu’« objet sacré » dans la thanatopraxie, mérite d’être poursuivie. La sacralisation moderne du corps perdure ainsi jusque dans la mort. Entre le mépris et l’exaltation, entre le haut risque et l’inertie, la spiritualité devrait pourtant être en mesure d’ouvrir la voie à une représentation du corps qui, destiné à mourir, est l’habitacle de la puissance et de la fragilité.

Des études plus poussées sur la nature du sport dans nos sociétés modernes et le statut du corps mèneront sans doute à préciser les liens qui existent entre le sport et la mort. Mais un fait brutal demeure : le corps d’une individualité se meurt dans la solitude, même s’il est entouré de présence et de tendresse. Si les études en sciences de la religion se sont intéressées surtout aux rites après la mort, elles doivent aux soins palliatifs d’avoir éveillé leur attention sur le drame vécu par la personne mourante, seule devant sa mort. Avis aux philosophes, psychanalystes et psychologues de la religion pour articuler un discours qui scrute, de l’intérieur, l’épreuve de l'existant dont l’être bascule dans le non-être (Jankélévitch*,1977). L’expérience suicidaire, où un Moi et un corps sont détruits par ce même Moi et par ce même corps (Améry*,1996), est mal servie par une littérature préventive qui s’en tient à considérer que « la vie est belle et vaut la peine d’être vécue ». Une éthique*de la mort volontaire et de sa prévention n’est possible que si l’on reconnaît dans le cheminement du suicidant une quête de sens et de salut, un désir de liberté ou de libération (Améry, 1996), la recherche du Deus absconditus ou la voie de la transformation de l’âme (Hillman*, 1976).

Avis aussi à la philosophie et à la théologie mystique pour un discours sur le détachement ou la libération de «l’encombrement de soi » (Saint-Germain, 1992). En dépit des engagements et des enracinements légitimes, il demeure que les expériences successives de la mort, qui parcourent la vie, sont de nature à nous porter au recueillement, au sens d’un rassemblement de nos forces intérieures. Elles nous habilitent à poser à la fois un regard esthétique, sensible aux êtres et aux choses, et un regard mystique, détaché de nous-mêmes et de nos oeuvres.


 

Date de création:-1-11-30 | Date de modification:2012-04-19

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