L'Encyclopédie sur la mort


Mort fait biologique et phénomène social

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Pour qui sonnent les glas? Ils annoncent la mort aux vivants. La mort d'autrui annonce notre propre mort: tous nous mourrons! La proximité de la mort d'un être cher rend tout à coup notre propre vie extrêmement fragile: nous aussi, nous sommes mortels! La mort est donc une nécessité inéluctable qui n'épargne aucun vivant. Une vérité fondamentale et fatale que l'on peut énoncer avec certitude sur l'être humain, c'est que celui-ci est tôt ou tard la proie de la mort. Ce n'est pas une menace de mort que nous prononçons sur une personne ni un souhait ou un désir que nous nourrissons contre quelqu'un. La mort est un fait biologique, mais aussi un fait culturel et social.

LA MORT, FAIT BIOLOGIQUE, SOCIAL ET CULTUREL

Immobile, le sculpteur Alberto Giacometti se tient debout devant le lit où repose le cadavre de son concierge. Il regarde cette tête devenue objet, petite boîte, mesurable et insignifiante. En modifiant la position de la tête du défunt, il se rend compte que le cadavre est habillé et porte une cravate. Le sculpteur rapporte sa découverte: «Il était étrangement habillé, tout semblait usuel, naturel, mais la chemise était cousue au col, il n'avait ni ceinture ni bretelles et pas de souliers.» De cette anecdote cocasse, retenons, d'une part, la situation absurde de ce cadavre sans pouvoir ni fonction. D'autre part, la reconnaissance sociale accordée à la personne du concierge que l'on réintègre dans la société en tant que défunt: on l'a habillé et il porte une cravate. C'est dans la mémoire d'autrui et dans le culte qu'on lui rend qu'il continue son existence sociale.

Les rites funéraires exercent donc une fonction bien précise, car ils transforment la réalité biologique de la mort en événement collectif. Or, ce phénomène transformé en phénomène public peut changer de signification selon les époques et les civilisations, les groupes sociaux et les classes sociales. La mort peut donc revêtir divers visages et être soumise à de multiples interprétations. L'imaginaire collectif s'empare de la mort et a recours à des représentations symboliques qui varient selon les mentalités. Les valeurs dominantes d'un peuple ou d'un groupe se reflètent dans ses artes moriendi et dans son style particulier de deuil. Par exemple, les Américains attachent une très grande importance à la santé et à l'hygiène. Celles-ci expliquent, pour une bonne part, les soins accordés à la toilette des cadavres. Leurs morts ont le sourire artificiel de leurs mannequins. En Europe et dans les classes supérieures de la société québécoise, le deuil*commence à se faire plus discret, pour ne pas dire qu'il disparaît de plus en plus de l'espace publique pour devenir un acte privé. La privatisation du deuil est une forme d'occultation de la mort. Dans l'époque où domine la valeur de la performance, la mort est perçue comme un échec et comme la fin du prestige social. On dissimule mal sa maladresse devant le cadavre du défunt qui ne signifie plus rien dans la hiérarchie sociale et n'est plus rien sur l'échelle des valeurs.. On accepte mal de perdre du temps pour passer quelques heures en présence du défunt qui est devenu en fin de compte un gêneur encombrant. Les contraintes sociales du travail et de la profession, de la rentabilité et de la productivité empêchent de consacrer beaucoup de temps au départ et à la mémoire du défunt. Il arrive que des patrons commencent à faire le deuil de leur conjointe avec plusieurs années de retard ...

Nécessité biologique, semblable pour tous, la mort est également un phénomène culturel qui diffère d'une communauté à l'autre. Selon les enracinements culturels et les priorités sociales, les rapports entre la vie et la mort sont perçus différemment. Le sens de la vie est étroitement lié à celui de la mort. Il en va de même pour les modalités de vivre et de mourir, les styles de vie et les styles de deuil qui varient selon les flux culturels. Par exemple, une classe bourgeoise, autrefois très fière de faire la démonstration de son deuil par un luxe funéraire à grands frais, préfère maintenant la discrétion laissant aux classes populaires le recours aux grandes pompes!

LA MORT EXHIBÉE, LA MORT ESCAMOTÉE

Au sujet de la mort, les sociétés occidentales contemporaines entretiennent un étrange paradoxe. Objet d'échange rentable et annoncée comme tel, la mort est en même temps un objet d'horreur que l'on dissimule parce qu'on la redoute. (1) La mort est exhibée dans toute sa nudité par les médias de l'information. Les écrans de la télévision et les pages des journaux se peuplent des atrocités de la mort: séismes et famines, catastrophes aériennes ou ferroviaires, accidents au travail et sur la route. La mort est pratiquée à grande échelle: génocides et fratricides, guerre* et attentat suicide*, prises d'otages et actes de terrorisme, homicides et infanticides. La mort est réclamée par des citoyens en faveur de la restauration de la peine de mort. La mort est trafiquée par la vente des armes et de la drogue. Elle est véhiculée comme une menace par l'installation de bases de missiles nucléaires. La mort est commercialisée comme un produit rentable par l'industrie très florissante qu'est devenue l'organisation funéraire.

Par ailleurs, la mort est passée sous silence comme un sujet tabou*. La mort, c'est le mot qu'il est préférable d'éviter de prononcer dans les conversations entre amis. La mort, c'est le spectre que l'on ne peut plus évoquer en présence du mourant. Celui-ci est lui-même contraint de la taire de peur d'attrister ses proches. Évacuée du domicile, la mort s'est déplacée vers l'hôpital où des malades ou des vieillards meurent seuls. La mort s'est faite discrète par la tendance accrue de réduire aujourd'hui les pratiques du deuil. La mort est édulcorée par des techniques qui la rendent semblable au sommeil et inoffensive. La mort est ainsi privée de son caractère scandaleux.

La société moderne se scandalise devant la mort comme devant un objet obscène qu'il faut cacher ou voiler. Cependant, le refoulé revient au galop comme objet de sensation lorsqu'il s'agit d'une mort qui ne nous concerne peu ou point du tout. Les morts lointaines de ceux avec qui nous n'entretenons pas de relations de proximité ne nous touchent guère, tandis que les morts violentes, accidentelles ou meurtrières, ne pourront pas nous arriver, croyons-nous. La mort violente et la mort d'autrui sont perçues comme extérieures à nous et ne pouvant pas nous atteindre. Notre propre mort, nous la traitons également comme extérieure à nous en la déniant ou en la plaçant à l'extrémité de la vie, là où nous ne sommes plus.

La mort est vécue comme un constat d'échec, difficile à admettre dans un monde dominé par la science et la technologie. Grisé par le progrès, on a cru pouvoir ajourner pour une période indéfinie l'heure de la mort. D'immortels, les humains seraient devenus a-mortels. Le mythe de l'immortalité aurait fait place à celui de l'a-mortalité. (2) Edgar Morin confesse d'avoir entretenu un fol espoir et d'avoir créé un divorce entre la vie et la mort, là où il accepte aujourd'hui que la mort s'enracine dans le mystère de la vie. Il persiste, cependant à proposer une «réforme de la mort» qui consisterait à créer des conditions pour que toute personne humaine puisse accéder à une maturité relative dans un monde où les périodes de l'enfance et de l'adolescence sont largement prolongées.

Bien sûr, avec Herbert Marcuse, nous sommes en droit de nous scandaliser de toutes les formes répressives de la mort. Il est légitime de combattre toute mort inutilement prématurée ou arbitrairement douloureuse, toute mort dont la décision ou la responsabilité incombent à autrui. D'après Marcuse, la mort ne doit être ni glorifiée ni célébrée. Devant elle, il ne faut ni manifester de la crainte ni se résigner. La mort doit être libérée de toute peur, de toute répression ou de toute souffrance non-nécessaires.

Après le triomphalisme de l'homo technologicus qui s'est cru capable de vaincre la mort, les penseurs commencent à réapprendre à «convivre avec la mort». L'expression est de Morin pour qui la mort s'est incrustée dans le tissu même de l'être humain, de son esprit, de son passé, de son futur et de son environnement. Le chemin de la mort doit nous conduire plus avant sur le chemin de la vie, comme le chemin de la vie doit nous conduire plus profond dans la mort. Albert Fabre-Luce qui préparait un livre sur la mort répondait à ceux qui lui demandaient à quoi il travaillait: «J'écris un livre sur la vie» (4) C'était sans doute une réponse évasive sachant que ses interlocuteurs ne l'auraient pas compris. Il portait seul la solitude de l'écrivain dans le processus de production de son œuvre. Mais c'était aussi une observation remarquablement juste: la vie et la mort sont des associées inséparables. La mort appartient à la vie. L'acte de mourir est l'acte d'un vivant.

DISCUSSION SUR LA MORT

Les questions éthiques posées par les problèmes de l'euthanasie et de l'avortement ou les enjeux moraux de la biotechnologie obligent à instituer une nouvelle réflexion sur le sens de la vie et de la mort. De nombreux penseurs ou experts de diverses disciplines reprennent ou poursuivent en la menant plus loin la discussion suscitée par Sartre et Heidegger. Ceux-ci puisaient leur pensée aux sources de la grande tradition philosophique qui, des présocratiques via Socrate*, Zénon et Epicure*, nous conduit aux modernes. Sans oublier les romantiques allemands qui glorifiaient la mort et dépréciaient la vie, un peu comme l'industriel Thomas dans Les Buddenbrook de Thomas Mann: «La mort était un si profond bonheur qu'on ne la mesurait que dans les instants privilégiés. Elle est le retour au foyer après une course sans but, semée de peines infinies, la correction d'une lourde faute, la libération des chaînes et des entraves les plus répugnantes, la réparation d'un lamentable accident.»

Selon Sartre, la liberté humaine n'a aucune prise sur la mort. Celle-ci lui échappe et n'est jamais ce qui peut donner sens à la vie. Bien au contraire, elle lui enlève, par principe, toute signification. Le fait même que nous sommes condamnés à mourir rend notre vie absurde. S'il nous est loisible d'inventer un sens à notre vie, ce n'est certainement pas à cause de la mort qui nous attend, mais à cause de certaines zones de notre existence où nous exerçons notre liberté. En bon Épicurien, Sartre considère la mort comme une réalité en dehors de notre existence, une réalité qui ne nous appartient pas et avec laquelle nous ne pouvons établir aucun rapport. Nous ne pouvons ni la penser ni l'attendre. Nous ne pouvons même pas nous armer contre elle. Avec un peu d'imagination, dit Sartre, je puis me représenter mon cadavre. Mais, une fois mort, je ne verrai plus rien et je n'entendrai plus rien. Le monde continuera pour les autres, mais pas pour moi. Ce sont les autres qui connaîtront ma mort et s'occuperont de mon cadavre et de mon enterrement ainsi que du souvenir qu'ils veulent bien garder de moi. Impossible que la mort soit mienne. Elle est absurde.

Pour Camus* aussi, la vie est absurde parce qu'elle conduit à la mort. Si la vie est dépourvue de sens, elle vaut pourtant la peine d'être vécue. Nous n'avons pas le droit de nous résigner devant le non-sens de la vie. Valoriser la vie et maintenir la révolte contre l'absurdité de cette vie, ce sont deux impératifs indissociables. Le prix élevé que Camus accorde à la vie monte d'après la quantité et la variété de nos expériences, d'après le nombre des défis que nous sommes capables d'assumer. Camus se situe dans la lignée de Kierkegaard *qui valorise la vie en vertu même de sa précarité et de sa vulnérabilité. Nietzsche* lui aussi valorise l'existence en faisant chanter Zarathoustra avec reconnaissance et plein consentement: «oui à la joie, oui à la peine». Amor fati, cet étrange amour du destin, c'est ce qui donne le goût de vivre une vie dangereuse sur une mer houleuse portée par un bateau qui ne mène nulle part.

Jaspers pose une question radicale: quelles forces me font vivre? quelles forces peuvent apporter aujourd'hui secours et salut à l'humanité? Son souci d'honnêteté intellectuelle ne lui permet pas de donner à sa réponse l'allure d'une confession de foi. En effet, les sources où il a puisé ses énergies ne furent ni l'Église ni l'État ni la nation ni sa classe sociale. Ce furent, pour une part, ses parents et quelques amis et, pour une autre part, sa volonté de savoir et l'Université d'où il fut exclu. Mais, pour la majeure partie, il ne trouve pas d'explication à cet élan vital qui l'anime. C'est finalement le pouvoir de manger et de respirer, mais surtout celui d'avoir des perceptions, des sentiments et des pensées qui le maintient dans l'existence (6)

Pour Heidegger qui renoue avec la tradition présocratique, l'être humain est l''être-pour-la-mort» ou l'être «jeté-dans-la-mort». La mort ne se situe pas seulement à la fin de l'existence, elle pénètre toute la vie: «l'existence meurt tant qu'elle existe» (7) Dès l'instant où l'homme vient au monde, il est assez vieux pour mourir. La mort est sa manière d'être au monde. Elle n'est pourtant pas un accomplissement pour l'être humain car celui-ci meurt toujours inachevé. C'est la finitude qui caractérise toute expérience humaine. De nombreux deuils jalonnent notre existence qui va cesser un jour.
La mort n'est pas une rupture soudaine. Chez Heidegger, le mourant «s'éteint», tandis que, chez Sartre, il «crève». Chez le premier, la mort est immanente à la vie, tandis que, chez le second, elle lui est extérieure. La première position semble prépondérante dans la pensée traditionnelle, tandis que la seconde est propre aux mœurs de notre époque. Loin de rejeter la mort hors de la vie comme un véritable tabou, «le monde antique la regardait comme une partie de la vie elle-même, au même titre que la naissance»(8). Pénétrer le mystère de la mort, c'est pénétrer l'énigme même de la vie. Dans ses Pensées, Marc Aurèle* se dit à lui-même: «C'est, en effet, une des actions de ta vie que le fait de mourir.»

Dans son livre d'heures, Rilke *ne fait qu'assumer pour lui une conviction antique quand il fait la prière suivante: «Seigneur, donne à chacun sa propre mort, qui soit vraiment issue de cette vie où il trouva l'amour, un sens et sa détresse ... La grande mort que chacun porte en soi, tel est le fruit autour duquel tout gravite. Car ceci rend la mort étrangère et pénible, que ce n'est pas notre mort, mais une mort qui nous arrache enfin parce que nulle autre ne mûrit en nous ... » (9)

Klaus Mann* développe un thème identique lors du décès de son ami René Crevel*: «sa mort germait en lui, sa mort difficile (titre d'un des romans de Crevel). Elle grandissait au plus intime de son être organique et psychique, semblable à un fruit mortel qui veut mûrir; et quand il sera mûr et tendre, il s'ouvrira pour submerger et anéantir, du flot de sa sève couleur de pourpre, le cœur fragile qui l'a nourri» (10) Certes, la mort de Crevel est un suicide. Mais les paroles de Klaus Mann ne s'appliquent-elles pas à la vie de tout être humain: un fruit qui germe et mûrit, un fruit qui tombe et se décompose?

Pour conclure, il faut éviter de choisir entre les deux tendances antagonistes dont Heidegger et Sartre sont des représentants contemporains respectifs : la mort comme finitude de la condition humaine et la mort comme trépas. Mieux vaut les garder toutes les deux vivantes dans leur contradiction. De la tension entre les deux jaillit un équilibre fragile, mais fortifiant. D'une part, en tant qu'êtres mortels, nous subissons en route des morts multiples: «Media vita, in morte sumus.» D'autre part, dans la mesure du possible, il nous faut approprier la fin de notre existence comme un moment important. Il ne faut pas abandonner notre acte de mourir aux mains d'autrui, que ce soient des experts consciencieux ou des bourreaux irresponsables. La mort nous échappe à notre savoir et à notre liberté. Nous ne la connaissons que par ses anticipations provisoires et incomplètes. La phase terminale nous ne la connaissons que par autrui quand il est dans cette condition. Il faut prendre au sérieux le caractère mortel de la mort, son irréversibilité. La mort est la fin du monde pour nous. Le soleil ne sera plus comme avant, parce qu'il ne sera plus regardé par des yeux identiques aux nôtres. La mort est plus qu'un passage ou qu'une transformation, c'est une rupture et une cessation. C'est à partir de ce constat radical que les paris de la survie et de l'au-delà, de la résurrection ou de la réincarnation prennent tout leur sens.

© Éric Volant

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Fanou Montel, « Paysage d'automne »

Date de création:-1-11-30 | Date de modification:2012-04-17

Notes

Source : Éric Volant, «Annoncer la mort. Questions de la vie et de la mort chez des penseurs contemporains» Prêtre et Pasteur, vol. 89. n. 2, février 1986, p. 66-72.
Reproduit avec l'autorisation de la Revue.

Notes
1.L.-V. Thomas, «Problèmes de la mort aujourd'hui» dans La mort aujourd'hui sous la direction de L.-V Thomas, e.a., Paris, Anthropos, 1977, p. 17-29.
2 E. Morin, L'homme et la mort, Paris, Seuil, «Points»,1970.
3. H. Marcuse, Éros el civilisation, 0aris Minuit, 1968, p. 204.
4 A. Fabre-Luce, La mort a changé. Paris, Gallimard, 1966, p. 62.
5 J.-P. SARTRE, L'Être el le néant. Paris, Gallimard, 1943, p. 616·636.
6 K. JASPERS, Essais philosophiques. Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1970, p. 197-212.
7 R. JOLIVET, Le problème de la mort chez M. Heidegger el J.-P. Sarlre. Paris, Fontenelle, 1950, p. 20-28; J. CHORON, La mort et la pensée occidentale. Paris, Payot, 1969, p. 200-210.
8 Y. GRISÉ, Le suicide dans la Rome antique. Montréal, Bellarmin, 1984, p. 168.
9. R. M, Rilke, cité dans M. SCHELER, Morl el Survie, p. 42.
10 K. MANN, Le tournant. Paris, Solin, 1984, p. 226.

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