L'Encyclopédie sur la mort


La vie cachée de l'argent

Le texte ci-dessous montre les multiples liens originels et sacrificiels existant entre l'argent et la mort. Nous l'empruntons à Annick Barrau dans Mort à jouer, mort à déjouer. Socio-anthropologie du mal de mort.

[...] nous ne pouvons que souscrire à l'affirmation de C. Le Cœur lorsque celui-ci, en se référant à l'Essai sur le don, énonce qu'il n'y a pas de peuple «où la richesse et l'échange ne soient une création mystique au sens strict du mot »(1). Or, à cet égard, il est un bien, à savoir l'argent, qui cristallise de façon remarquable les aspirations et les passions humaines.
L'ambivalence ou l'ambiguïté dont est chargée la relation qu'entretient l'homme avec l'argent est bien connue. Néanmoins, d'un point de vue anthropologique, il nous faut mettre l'accent sur le fait que l'argent doit être appréhendé comme une institution permanente dont l'essentiel réside dans la surdétermination: ce qui «définit une institution permanente - à la différence d'une simple organisation - c'est qu'elle porte en elle plus de forces agissantes que n'en implique sa destination première et immédiate» (2). Alors, dans cette optique, on est amené à envisager l'existence d'une véritable vie cachée qui habiterait cette institution des plus anciennes qu'est l'argent.

C'est d'ailleurs dans cette perspective que J. Schacht, auteur d'une Anthropologie culturelle de l'argent, propose une analyse structurelle de ce dernier. Remarquons au passage le sous-titre évocateur donné à cet ouvrage: Le masque mortuaire de Dieu. Partant tout d'abord de la constatation que l'argent n'est pas né de considérations purement rationnelles (comme se plaisent à le répéter la plupart des économistes), J. Schacht s'attache à souligner, à la suite de W. Gerloff, l'importance de l'instinct de possession en la matière. Ce dernier, que l'on peut considérer comme l'une des premières expériences instinctuelles de l'individu, intervient aussi - nous le savons depuis longtemps - comme condition de valorisation sociale. C'est ainsi, pour ne citer qu'un exemple en lien avec notre thème, que l'«ambition des Canaques est d'amasser le plus d'argent possible pour qu'à leur mort leurs héritiers puissent organiser des funérailles pompeuses et d'abondantes distributions d'argent» (3).

En rapport direct avec notre problématique de l'économie profane et de l'économie sacrée, ajoutons qu'à l'instinct de possession s'adjoint, d'une part, le désir de conservation (sous le double aspect captatif et rétenteur) et, d'autre part, son envers: le besoin de se défaire de l'objet possédé. Or, à ce propos, on peut rappeler que le besoin de réplétion représente, justement, pour la psychologie analytique, le lien privilégié qui permet de ramener à un même dénominateur l'argent et les excréments. C'est en effet S. Freud* qui, pour la première fois en 1908 dans un article princeps intitulé Caractère et érotisme anal, établit le rapport de l'argent à l'analité et, par là, son équivalence avec les excréments; thèse, on le sait, qui sera reprise et approfondie dans les années qui suivirent (nous pensons, ici, plus particulièrement à la fameuse thèse de S. Ferenczi montrant comment on élève de l'érotisme anal à l'accumulation de richesses et, de là, au capitalisme (4).
G. Roheim, notamment, en s'appuyant sur d'anciennes coutumes funéraires australiennes et mélanésiennes, montre comment est devenu argent quelque chose qui, à l'origine, ne valait pas comme moyen d'échange entre les vivants mais intervenait dans le commerce entre les vivants et les morts, quelque chose qui apparaissait comme une compensation du repas sacrificiel.

[...]

Nous savons que l'aliment rendu tabou* après la mort est le même que l'aliment du repas funèbre; c'est, en dernière analyse, de la chair humaine (...) » (5). Roheim propose alors l'explication anthropopsychanalytique suivante: «les frères ont mangé le père mort et se sont soulagés sur son tombeau. Les excréments étaient sacrés, tabous, parce que psychiquement identiques au mort qui était devenu l'aliment des vivants. Après sa mort il les a nourris avec sa chair sacrée, en échange de quoi ils lui ont donné une matière également sacrée, leurs propres excréments (6). Alors, dans ces conditions, Roheim en vient à évoquer différentes situations - qu'il serait trop long ici de détailler - où les vivants déposent de l'argent sur les tombeaux des morts, attestant par là que l'argent est bien une forme de sublimation ou encore l'équivalent culturel d'un autre matériau plus organique, en l'occurrence, les fèces.

Quoi qu'il en soit exactement au niveau de l'inconscient, il n'en demeure pas moins que l'argent a incontestablement, d'une façon ou d'une autre, partie liée avec le divin et ce, sans doute, depuis son origine. C'est ainsi que selon W. H. Desmonde l'origine de l'argent serait à rechercher dans le sacrifice* animal*.

Partant de l'hypothèse que l'argent a d'abord fait son apparition dans l'ancienne Grèce et à Rome, W.H. Desmonde montre en quoi l'animal sacrificiel et, tout particulièrement dans ce cas le taureau, a pu assurer la fonction de première unité de valeur et l'on estime même que les premières monnaies d'or étaient convertibles en taureaux ou en bœufs, Le fait se produit d'ailleurs à plusieurs reprises chez Homère où la valeur de certains objets est effectivement mesurée en bœufs. Les linguistes le confirment: beaucoup de nos expressions se rapportant à la monnaie dérivent étymologiquement de mots qui signifiaient autrefois: vache, bétail, taureau ou bœuf; par exemple: le latin pecunia (argent) vient de pecus (bétail).
Or, dans maintes religions* des temps anciens (comme ce fut le cas en Egypte*, Mésopotamie*, Perse, Crète, Grèce ou Inde), la mise à mort rituelle et la consommation en commun d'un taureau sacré jouaient un rôle capital dans le culte. On se rappelle notamment que le dieu grec Dionysos, souvent identifié avec Zeus, était honoré et consommé sous une forme taurine, De plus, ajoute W. H. Desmonde: l'«étroite liaison entre l'animal sacrificiel et le culte des ancêtres d'une part et les nombreuses preuves d'un cannibalisme rituel dans la Grèce archaïque d'autre part nous fait supposer que le sacrifice d'un taureau n'était que le résidu symbolique du meurtre et de la consommation originaires du père» (7).

[...]

Ainsi: l' «offrande consistait donc en une marchandise d'une certaine qualité et d'une certaine nature. Ces marchandises fonctionnaient comme moyens d'absolution, donc de paiement, car la relation de l'homme et du dieu était bien un rapport de créancier à débiteur. Laum estime donc que le taureau était devenu un moyen de paiement universel parce que les prêtres utilisaient cette unité de valeur dans leurs transactions commerciales, et que ces prêtres ne seraient jamais parvenus à cette idée si le taureau n'avait pas d'abord servi d'unité de valeur dans le commerce entre les hommes et les dieux» (8).

[...]

En remontant donc aux origines de l'argent - ce bien apparemment si profane à nos yeux d'aujourd'hui - nous rencontrons encore une fois la mort et la divinité. En tant que morceau authentifié de Dionysos éparpillé à travers la matière, selon la belle formule de J, Schacht, l'argent demeure toujours chose sacrée, tantôt saint ou sanctifié, tantôt impur ou maudit, car rien de divin ne s'évanouit dans ce qui est issu du divin. Tout comme la vie un jour donnée doit nécessairement retourner à son néant d'origine, l'argent tend, dans une économie sacrée éminemment circulaire, à rentrer dans ce que Hertz appelait son foyer d'origine. En conséquence de quoi, dans cette conception où la monnaie est appropriation humaine d'un symbole divin, nous sommes amenés à voir dans la pièce de métal que l'on dépose sur le corps du mort, dans le trésor qui accompagne le puissant dans son dernier voyage, dans l'argent répandu sur le tombeau ou, de façon plus générale, dans la dépense qui s'exerce à l'occasion de toute mort, un juste retour des choses ou encore le signe de la suprême obligation - et donc, d'une certaine manière, de la toujours vivace culpabilité*- qui fait de l'homme, au bout du compte, celui qui doit toujours payer...

Notes
(1) C, Le Cœur, Le rite et l'outil, Paris, PUF, 1939, p. 8.
(2) Michel, cité par J. Schacht, op. cit., p. 10.
(3) W. Gerloff, cité par J. Schacht, op.cit., p. 22.
(4) Cf. S. Ferenczi, «Sur l'ontogénèse de l'intérêt pour l'argent», dans E. Borneman, Psychanalyse de argent, Paris, PUF, 1978, p. 94 à 102.
(5) G. Roheirn, «L'argent sacré en Mélanésie», dans E. Borneman, op. cit. , p. 220.
(6) G. Roheim, op. cit, p. 221.
(7) W. H. Desmonde, «L'origine de l'argent dans le sacrifice animal», dans E. Borneman, op. cit., p. 135.
(8) W. H. Desmonde, op. cit., p. 136-137.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

Notes

Source : Annick Barrau, Mort à jouer, mort à déjouer. Socio-anthropologie du mal de mort. Préface Louis-Vincent Thomas, Paris, PUF, «Sociologie d'aujourd'hui», 1994, p.112-115.