L'Encyclopédie sur la mort


Inde brahmanique: idéologie funéraire

Chez les Indiens, «la volonté de faire entièrement disparaître tous les restes du corps, d'effacer la moindre trace de ce qu'était ici-bas l'individu vivant, de façon que, purifié de ses attaches à l'existence terrestre, transmuté en oblation sacrificielle, il soit restitué à un "espace sans limite": les chairs, les tendons une fois brûlés, on récolte, mêlé aux cendres, ce que même une double crémation peut laisser encore apparaître des ossements; on le disperse dans les eaux d'une rivière pour qu'il s'y évanouisse, comme le défunt doit se perdre dans l'au-delà. [...] Les Indiens eux, ne connaissent pas les sépultures; ils ne creusent ni tombeaux, ni cénotaphes; ils n'érigent nul monument funéraire; leurs morts ne disposent d'aucun espace; ils n'occupent pas de lieu où situer leur présence; dénués de territoire, ils ne sont nulle part.»

Parallèlement, «c'est à arracher le défunt à son identité sociale de vivant, à le retrancher de la communauté dont il faisait partie, à effacer sa présence de l'espace terrestre où son groupe est implanté, que tend, pour l'essentiel, la politique indienne de la mort. La crémation* funéraire ne fonctionne pas seulement comme un sacrifice*. Elle est le modèle de toute l'activité sacrificielle qui trouve, dans cette oblation terminale où l'on fait don de soi, sa fin et son sens. Tout se passe comme si l'ensemble des pratiques rituelles et l'ordre social lui-même n'avaient d'autre objet que de préparer ce dernier acte, cet ultime passage, où l'individu, pour s'accomplir, pour atteindre dans le feu sacrificiel son "perfectionnement", devait disparaître à tout ce qu'il a été, dans son effacement complet des actes personnels et des attaches sociales qui le constituaient dans sa singularité. [...] Les communautés indiennes brahmaniques [...] ne cherchent pas à implanter leur permanence dans la terre. Elles s'enracinent dans l'au-delà. [...] L'idéologie funéraire des Indiens ne se comprend que comme pièce d'une religion* dont l'orientation est, pour l'essentiel, extra-mondaine. [...] Dans ce cadre, l'individu hors du commun [...], c'est celui qui, s'excluant de la société, de ses normes, de ses rites, a su de son vivant se délier de la vie et atteindre le "perfectionnement" qu'on obtient d'ordinaire dans la crémation du bûcher funèbre: le renonçant.»

(J.-P. Vernant, «Introduction», G. Gnoli et J.-P. Vernant (dir.), La mort, les mort dans les sociétés anciennes, Cambridge University Press, Éditions de la Maison des Sciences de l'Homme, 1982, p. 8-10)

Date de création:-1-11-30 | Date de modification:2012-04-12