Nous n’avons pas de mots pour dire la mort, car la mort est impensable, donc ineffable. « Nous voulons en parler, mais c’est pour dire qu’il faut nous taire. » (Médam*: p. 29) Inaccessible à l’intellect, la mort ne s’explique pas. Or, «sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence» dit Wittgenstein* au début de son Traité logico-philosophique. Ainsi, le philosophe de Vienne assume l’inachèvement de tout discours humain ou la limite de toute approche rationnelle. On ne peut bâtir une construction de l’intelligence sur le vide.
Et pourtant, la mort habite le vivant comme son ombre. Et si la mort n’est rien, peut-elle être bonne? Si je tiens tant à la vie et si la mort est la destruction de la vie, n’est- elle pas mauvaise en soi? Arrêtons nos interrogations et, des fonds des temps, laissons venir jusqu’à nous les échos de la pensée d’Héraclite d’Éphèse, dont seules quelques bribes ont survécu et se trouvent dispersées dans les œuvres des anciens et des modernes. Quelles paroles sur la mort nous a-t-il données en héritage, susceptibles de nous éclairer et de stimuler la poursuite de notre réflexion sur la mort?
Aussitôt nés, ils veulent vivre et subir leur destin de mort ou plutôt trouver le repos, et ils laissent après eux des enfants, destins de mort à naître (DK 20)*.
Héraclite ne fut pas tendre pour ses contemporains. Nombreux sont les hommes, pensa-t-il, qui veulent ne rien faire d’autre de leur vie que de la subir. Ils ne songent qu’à trouver dans la vie le repos avant de le trouver dans la mort. Ils vivent leur vie et acceptent leur mort comme des endormis. Puis ils donnent naissance à des générations d’endormis. Vivant à demi, ils meurent à demi (Bolack-Wismann: p. 109). Or, pour le sage d’Éphèse, la vie n’est vraiment la vie qu’en étant autre chose que la vie. En effet, dès sa naissance, le petit de l’homme et de la femme est devant une seule route, mais celle-ci va dans deux directions : vers le bas ou vers le moins être et vers le haut ou vers le plus être (Bernard: p. 216). Chaque épreuve de l’existence est un événement où l’on fait l’expérience de la peine, de la souffrance, de la rupture ou du deuil. Par crainte de faire ce type d’expérience de la mort, nous pouvons opter pour la voie descendante, la voie du retrait, de la fuite, de l’immobilisme ou de l’inaction. Par contre, nous pouvons opter pour la voie ascendante et assumer librement les joies et les peines de la vie, croquer à pleines dents dans la vie en la savourant et en humant ses odeurs, même si la montée est épuisante et si elle nous en fait voir de toutes les couleurs. Dès lors, la vie n’est pas terne, mais exaltante et risquée. La mort se trouve ainsi à l’origine de la culture et devient la source même de la créativité humaine.
Mort est tout ce que nous voyons, éveillés, et tout ce que nous voyons en dormant, sommeil (DK 21).
Héraclite reproche aux humains leur aveuglement. Tout comme dans le sommeil où nous ne voyons que des songes éphémères, notre vision peut être trompeuse même lorsque nous prenons une part active dans les affaires du monde. Nous pouvons nous lancer tête perdue dans une fuite en avant, nous dépenser sans compter, nous plonger, corps et âme, dans la spirale infernale de la productivité et de la consommation, dans la course effrénée de la compétition, dans la quête de l’avoir et du pouvoir. C’est cette forme particulière de la crainte de la mort qui est propre à la culture contemporaine de l’urgence. Nous, les humains du vingt-et-unième siècle, nous nous laissons endormir par la recherche de la performance et de l’apparence, par les discours d’une politique mensongère, par des actions immédiates et à court terme sans perspectives. Il nous manque alors la présence d’un esprit éveillé au plus haut degré. Il ne suffit pas de voir avec les yeux ou d’entendre avec les oreilles, il faut savoir regarder et écouter avec une intelligence avide de sens et capable de découvrir le nœud des choses où les contraires se croisent et s’unissent, la vie et la mort, la lumière et l’obscurité, la nuit et le jour.
Les morts tués par Arès, les dieux et les hommes les honorent (DK 24).
Arès est le dieu grec de la guerre* et correspond au Mars des Romains. Dans la langue homérique, les morts tués par Arès sont les combattants morts au champ de bataille. Dans l’imaginaire mythique, la seule forme de gloire à laquelle les humains puissent s’attendre de la part des dieux et des hommes est celle de la mort héroïque. Or, aux yeux d’Héraclite, dans leur bravoure et dans leur parole, les combattants ne voient qu’un côté des choses, l’endroit et non pas l’envers. Ils ne semblent pas se rendre compte que le même honneur est attribué aux combattants du camp adverse, à ceux qui défendent une cause et des intérêts opposés aux leurs. Par leur manque d’une juste perception des choses, ce sont des endormis, même s’ils sont efficaces au combat. C’est d’une façon inconsciente qu’ils se conforment à la grande loi de l’unité des contraires. Ils se bercent de leur gloire, mais ils oublient que la vérité et la justice n’appartiennent pas à un seul camp. L’axe du bien et du mal traverse la ligne des positions militaires et les frontières des pays en guerre.
À davantage de funestes destins, davantage de parts de vie sont remises (DK 25).
Afin d’appuyer sa foi dans une récompense divine à celui qui a souffert dans sa vie, Clément d’Alexandrie cite à la fois Héraclite et Eschyle. Ce dernier dit : «À celui qui peine, les dieux doivent le salaire de la peine: la gloire.» (Pradeau: p.184) Et pourtant le discours d’Héraclite n’est pas d’ordre eschatologique, mais un logos pour cette terre. Lorsqu’un être est capable de regarder en face la mort, présente dans sa vie, il aura comme récompense une vie plus exaltante et une mort plus glorieuse. Dans la mesure où on est prêt à éprouver sa mort tous les jours, on se trouvera disponible à la donner effectivement lorsqu’une situation cruciale se présentera. La fréquentation quotidienne de la mort le gardera éveillé au sens des choses de la vie et des multiples contraires qui les traversent (Ramnoux: p.111). D’ailleurs, la grandeur d’une personne s’affirmera plus particulièrement au terme de sa vie, car de la noblesse d’une vie, on ne peut juger qu’après coup. Autant dire que la véritable aristocratie ne se fonde pas sur la naissance, mais sur la façon de vivre et de mourir d’une personne (Conche : p.128).
L’homme dans la nuit s’allume une lumière; il est mort pour lui-même, les yeux fermés. Bien que vivant, il touche, les yeux fermés et endormi à ce qui est mort; bien qu’éveillé, il touche à ce qui dort (DK 26).
Cet énoncé nébuleux exhibe plusieurs synonymes comme toucher au mort, toucher à ce qui dort, les yeux fermés, endormi pour signifier une mort partielle: être comme mort, être immobile ou inerte. Qu’il rêve ou qu’il ne rêve pas, le dormeur est un mort partiel. En lui se côtoient la mort et la vie. Celui qui se promène comme un somnambule inconscient des enjeux majeurs de son existence, de sa société ou de l’humanité tout entière, tout en étant vivant, il est absent de sa propre vie (Conche: p.365-366). Comble du dérisoire, il s’agite dans la nuit et s’excite, court de droite à gauche pour servir ses ambitions, mais sa chandelle n’est pas allumée ou n’éclaire pas! Un grand fanal avec une petite lumière! Par contre, il y a des hommes et des femmes dont l’esprit critique est sans cesse en éveil. On ne peut pas leur conter des histoires. À l’affût de la vérité, ils ne se contentent pas des pains et des jeux que la société leur offre pour en faire des citoyens dociles. Le commun des mortels dort et rêve les yeux ouverts. Il glisse du rêve éveillé au rêve endormi et du rêve endormi au néant. Clément d’Alexandrie se sert de DK 26 pour rappeler que le Seigneur demande aux humains d’être sans cesse en éveil (Pradeau: p.177). Selon lui, la vigilance est une disposition particulière, la capacité de discerner le sens interne des choses de la vie, de découvrir la relation entre les multiples contraires qui composent l’existence.
Ce qui attend les hommes après la mort, ils ne peuvent ni l’espérer ni même l’imaginer (DK 27).
La mort, cette grande inconnue! Héraclite professe son agnosticisme devant la mort. Si l’heure et les circonstances de notre mort ne nous sont pas révélées, nous ne saurions pas non plus nous attendre à quoi que ce soit sur la manière d’être mort. Même si quelqu’un croit à la survie, il n’en a pas la certitude. Il l’espère seulement. L’espoir le plus répandu est celui de l’immortalité de l’âme, mais Héraclite est d’avis que les âmes meurent. Le souffle de l’homme s’éteint et l’homme se trouve réduit à l’état de cadavre. Le feu psychique se confond avec le feu éternel, la vie personnelle se fond dans la vie cosmique (Bernard: p.217; Conche: p.367-368 ; Pradeau: p.292). Les humains ont tort de vouloir s’imaginer ce qui les attend, car ce qui les attend ne se laisse pas représenter. Héraclite nous propose une manière d’être pour cette vie, dépouillée de fantasmes, une spiritualité sobre pour adultes : vivre éveillés en regardant la mort en face, être disponibles à l’occasion héroïque comme l’arc tendu vers le but, un but encore non découvert (Ramnoux : p.134-135). Ce fragment en rappelle un autre: «Si l’on n’attend pas l’inattendu, on ne le trouvera pas, car il est difficile à trouver» (DK 18). Héraclite nous exhorte à une différence qualitative de notre manière d’espérer. Elle consiste à explorer dans ses profondeurs la nature de toutes choses. Cette espérance réclamera de notre regard un changement de perspective afin de découvrir ce qui se cache derrière toutes choses et de dévoiler ce que taisent les événements et les êtres. Nous espérons ainsi atteindre le non-dit et l’inter-dit des choses, c’est-à-dire ce qu’elles dissimulent et révèlent entre les lignes. Alors, nous nous rendrons compte que, dans le présent quotidien de toutes choses, la joie ne va pas sans douleur, ni le bien sans le mal, ni la lumière sans les ténèbres, ni le jour sans la nuit. Et vice-versa! La mort ne va pas sans la naissance, ni le conflit sans la réconciliation, ni le silence sans la voix, ni l’oubli sans la mémoire. C’est la voie philosophique ou mystique, la quête d’une vérité existentielle, celle du devenir perpétuel de toutes choses et de l’unité des contraires (Conche: p.245-247).
Immortels mortels, mortels immortels: vivant la mort de ceux-là, mourant la vie de ceux-là (DK 62).
Les dieux ont besoin de la mort pour se reconnaître comme immortels. En fin de compte, ils ne sont que des non-mortels, ils ne risquent pas de mourir. La mort n’est que la mort des autres et ne sera jamais la leur. De la mort, ils n’ont donc aucune expérience personnelle. Malheureux les dieux, car ils ne savent pas mourir ! Ils ne sont que des mortels niés : «on ne pense un dieu qu’en pensant d’abord un mortel et en y ajoutant une négation» (Conche : p.370-371). Or, si les dieux sont satisfaits de leur sort d’êtres immortels, il en va tout autrement des humains, car au lieu de concevoir leur vie comme une vie qui ne peut pas ne pas mourir, ils désirent une vie qui ne peut mourir. Ils ont de la peine à faire le deuil d’une vie qui ne finira pas. Or, leur erreur est de méconnaître l’unité de deux contraires indissociables: la mort appartient à toute vie comme à son contraire. Le mouvement alternatif des vagues porte nos vies de la froidure à la chaleur, de l’éclosion des fleurs à la chute des feuilles, de la joie à la peine, de la tristesse à l’enchantement, de la solitude à l’amour, du cri de révolte au chant de liberté.
Se dresser contre ce qui est là et se faire les gardiens vigilants des vivants et des morts (DK 63).
Aux yeux d’Hippolyte de Rome, ce fragment fait mention de la résurrection de la chair. Or, sa signification ne saurait être eschatologique. Héraclite fait tout simplement valoir que l’écoute du logos ou du discours vrai – le sien – est en mesure d’éclairer les vivants - ses contemporains. Parmi les vivants, certains exercent à l’égard de leurs semblables le rôle de gardiens et d’éveilleurs de consciences (Pradeau: p.304). Ainsi se dessine la fonction du philosophe, celui qui dit la vérité et en qui les humains pourront mettre leur confiance. Au milieu des bouleversements sociaux et politiques, qui mettent en péril leur sécurité, le discours vrai – comme celui d’Héraclite – leur enseigne que le monde est tenu en équilibre par le jeu des transformations successives et des forces adverses. Dans les mêmes fleuves, ils entrent, des eaux toujours nouvelles les assaillent (DK 12). Tout s’écoule, tout continue indéfiniment à s’écouler, sans fin et sans retour. Le va-et-vient du soleil et de la lune, de la naissance et de la mort ponctue nos allées et venues. Mais tous ces contraires sont indissociables, comme le sont les vivants qui sont des futurs morts et les morts qui sont d’anciens vivants (Conche: p.134).
La vie et la mort sont une seule et même chose ; de même, la veille et le sommeil, la jeunesse et la vieillesse ; car les premiers de ces états sont devenus les seconds et les seconds, à rebours, devenus les premiers (DK 88).
En se référant à Héraclite, Plutarque*exhorte ses contemporains à ne pas s’affliger de l’imminence de leur propre mort, car celle-ci est inscrite dans leur vie comme une nécessité inéluctable. Comme, avec une même argile, un potier peut modeler des figures d’êtres vivants et les détruire à son gré, puis en modeler à nouveau d’autres pour les détruire ensuite, ainsi le temps, avec la même matière, a fait surgir nos ancêtres, puis les a fait disparaître pour créer nos parents, puis nous-mêmes et d’autres humains qui disparaîtront à leur tour, en cycle infini. Le fleuve des générations coule perpétuellement sans jamais s’arrêter (Pradeau : p.122). Le vivant sera un mort, le mort a été un vivant. Il n’y a des morts que parce qu’il y a eu des vivants, et il n’y a des vivants que parce qu’il y a eu d’autres vivants. On ne peut vivre sans mourir. La pensée de la vie n’est possible que par la pensée de la mort et inversement. Celui qui dort se réveillera et celui qui veille s’endormira. Le jeune est un futur vieux, tandis que le vieux est un ancien jeune. Ainsi, le devenir universel est une chaîne ininterrompue de ce qui apparaît et disparaît, de ce qui vit et meurt (Conche : p.372-376). «En mettant bout à bout toutes ces coupures du temps (ces vies interrompues), on construit un temps sans coupure. On en vient à concevoir la non-coupure du temps. Et plus encore : en transmettant aux descendants, l’impératif du culte des ancêtres, on poursuit cette édification de l’ininterrompu par l’interrompu – de l’immortalité par la mortalité» (Médam: p.38).
* Nous suivons la classification faite par Diels et poursuivie par Kranz (DK) dans Diels, H. et W. Kranz, Die Fragmente der Vorsokratiker, (Les fragments des Présocratiques), Zürich, Weidmann, 1985 (1903).
Bibliographie
BERNARD, J.-P., L’univers d’Héraclite, Belin, « L’extrême contemporain », 1998.
BOLLACK, J. et H. WISMANN, Héraclite ou la séparation, Paris, Les Éditons de Minuit, « Le sens commun », 1972.
CONCHE, M., Héraclite. Fragments, Texte établi, traduit et commenté par Marcel Conche, Paris, PUF, « Épiméthée », 1986.
MÉDAM, A., L’état des lieux par ciel variable. Regards sur soi et sur le monde, Montréal, Liber, 2007.
PRADEAU, J.-F., Héraclite, Fragments (Citations et témoignages), traduction et présentation par Jean-François Pradeau, Paris, GF Flammarion, 2002.
RAMNOUX, C., Héraclite ou l’homme entre les choses et les mots, Paris, Les Belles Lettres, 1968.
IMAGE: «Héralite» par Hendrik Ter Brugghen