Marcel Conche, traducteur d'oeuvres classiques, philosophe français et professeur émérite de philosophie à la Sorbonne, né à Altillac le 27 mars 1922
La pensée de la mort est le savoir constitutif que l’on a du fait que l’on va mourir, la mort étant une partie constitutive de notre vie :
Elle ne doit pas nous empêcher «de vivre aussi pleinement la vie que possible, mais, au contraire, y aider. Encore, faut-il, pour cela, que la pensée de la mort ne soit pas refoulée, mais assumée. Rien n’est pire, peut-être, que d’être hanté sournoisement par la mort, sans oser, clairement, y penser. […] Assumée, la mort peut être un principe d’énergie et d’action, par le sentiment d’urgence qu’elle crée » (Le fondement de la morale, Paris, PUF, « Perspectives critiques », 1993, p. 106).
La société moderne occulte la pensée de la mort et ne prépare pas les humains à assumer leur être mortel. Même la religion*, qui présente la mort comme un passage vers la vie éternelle, sous-estime la mort en tant que rupture radicale avec la vie présente :
«Mais l’homme, aujourd’hui, n’est pas éduqué comme un être qui doit mourir. On lui apprend la vie, les occupations de la vie; on ne lui apprend pas la mort. De sorte que, lorsque celle-ci survient, il est sans préparation et sans force. Il est comme étonné. […] On dira que la religion* nous parle de la mort pour nous la masquer, faisant de la mort une fausse mort. Il y a une sorte d’opposition entre la sagesse, qui croit au pire, ou du moins suppose le pire, et la religion, qui croit au meilleur » (Le fondement de la morale, p.106-107).
La mort des humains trouve sa source dans le principe de dissolution qui gouverne leur corps. Se penser, c’est se penser corporel; se penser corporel, c’est se penser matériel; se penser matériel, c’est se penser périssable :
« Or, de quelle façon vivons-nous la vie? Non pas comme une vie éternelle, mais comme vie mortelle. Toute vie est vécue sur le fond d’une angoisse mortelle, d’une angoisse de la mort. Que signifie la mort? La dissolution de notre être. Nous vivons en sentant que nous sommes dans la dépendance d’un principe de dissolution et de mort. Quel nom donner à ce principe? «Matière» semble le mot propre. Chacun sait, en effet, et ressent que, s’il donne prise à la mort, c’est par le corps. Je pense et me pense, dit Descartes. Oui, à condition d’ajouter: je me pense mortel, c’est-à-dire corporel. Or, que signifie être corporel sinon avoir son ancrage dans la matérialité? (Vivre et philosopher, Paris, PUF, 2000, p. 52) ».
« Et Saint-François a raison de mettre «frère soleil», «sœur lune» ensemble avec «frère vent», «frère feu» et de leur donner à tous, et à nous, pour «sœur» la mort corporelle. Car la contemplation du monde, admirative de la vie universelle, doit être aussi contemplation de la mort. Tout ce qui a une assise corporelle est périssable » (Vivre et philosopher, p. 104).
Cependant, c’est surtout dans ses commentaires d’Héraclite* que Conche expose sa perception de l’unité des deux contraires que sont la vie et la mort. (Héraclite, Fragments, Texte établi, traduit et commenté par Marcel Conche, Paris, PUF, «Épiméthée», 1986) Ainsi Héraclite dit : « Immortels mortels, mortels immortels: vivant la mort de ceux-là, mourant la vie de ceux-là (Fragment DK 62) ».
Malheureux les dieux, car ils ne savent pas mourir ! Ils ne sont que des mortels niés : « on ne pense un dieu qu’en pensant d’abord un mortel et en y ajoutant une négation. » Si les dieux sont satisfaits de leur sort d’êtres immortels, il en va tout autrement des humains, car au lieu de concevoir leur vie comme une vie qui ne peut pas ne pas mourir, ils désirent une vie qui ne peut mourir. Les humains ont peine à faire le deuil* d’une vie qui ne finira pas. Or, leur erreur est de méconnaître l’unité de deux contraires indissociables : la mort appartient à toute vie comme à son contraire. Le mouvement alternatif des vagues porte nos vies de la froidure à la chaleur, de l’éclosion des fleurs à la chute des feuilles, de la joie à la peine, de la tristesse à l’enchantement, de la solitude à l’amour, du cri de révolte au chant de liberté. (op. cit., p.370-371)
«La vie et la mort sont une seule et même chose; de même, la veille et le sommeil, la jeunesse et la vieillesse ; car les premiers de ces états sont devenus les seconds et les seconds, à rebours, devenus les premiers.»(Fragment DK 88)
Le vivant sera un mort, le mort a été un vivant. Il n’y a des morts que parce qu’il y a eu des vivants, et il n’y a des vivants que parce qu’il y a eu d’autres vivants. On ne peut vivre sans mourir. La pensée de la vie n’est possible que par la pensée de la mort et inversement. Celui qui dort se réveillera et celui qui veille s’endormira. Le jeune est un futur vieux, tandis que le vieux est un ancien jeune. Ainsi, le devenir universel est une chaîne ininterrompue de ce qui apparaît et disparaît, de ce qui vit et meurt. (op. cit., p. 372-376)