L'Encyclopédie sur la mort


Capoue: Vibius Virrius et les 27 sénateurs

Dans son Histoire romaine, Tite-Live nous livre le récit du suicide collectif* des sénateurs de Capoue accompagnant Vibius Virrius dans la mort. Nous reproduisons ci-dessous la description de cet événement historique, suivie d'un court extrait de l'analyse que Jean-Louis Voisin en fait dans son article «Tite-Live, Capoue et les Bacchanales».

26,13. Reddition de Capoue; discours de Vibius Verrius

(1) Le peuple, se portant en foule au palais, obligea Loesius d'assembler le sénat; on menaça publiquement les principaux sénateurs, s'ils ne se rendaient pas au conseil, où depuis longtemps ils n'assistaient plus, d'aller les chercher jusque dans leurs maisons et de les traîner de force dans les rues. Cette menace entoura Loesius d'un sénat assez nombreux. (2) Tous étaient d'avis d'envoyer des ambassadeurs aux généraux romains, lorsque Vibius Virrius, dont les conseils avaient décidé la révolte contre Rome, interpellé à son tour, (3) soutient d'abord "que ceux qui parlent d'ambassade, de paix, de soumission, ont oublié ce qu'ils eussent fait eux-mêmes s'ils avaient eu les Romains en leur pouvoir, et ce qu'ils doivent en attendre.

(4) Eh quoi! ajoute-t-il, croyez-vous qu'en nous rendant aujourd'hui nous serons traités comme dans le temps où, pour obtenir leur secours contre les Samnites, nous leur avons livré nos personnes et nos biens? (5) Avez-vous déjà oublié à quelle époque et dans quelles circonstances nous avons renoncé à l'alliance des Romains? comment, dans notre révolte, au lieu de renvoyer leur garnison, nous l'avons fait périr au milieu des tourments et des outrages? (6) Combien de fois et avec quel acharnement nous nous sommes jetés sur eux pendant le siège, nous avons attaqué leur camp et appelé Hannibal pour les écraser? comment, enfin, nous l'avons tout récemment pressé de quitter ce pays pour aller assiéger Rome?

(7) Rappelez-vous aussi avec quelle animosité ils ont eux-mêmes agi contre nous, et, par là, jugez de ce que vous devez en attendre. Lorsqu'ils avaient en Italie un ennemi étranger, et que cet ennemi était Hannibal; lorsque la guerre avait mis tout en feu dans leur empire, oubliant tous leurs ennemis, oubliant Hannibal lui-même, c'est au siège de Capoue qu'ils ont envoyé les deux consuls et les deux armées consulaires. (8) Depuis près de deux ans ils nous tiennent investis et enfermés dans nos murs, où ils nous épuisent par la faim, exposés comme nous aux plus grands périls et supportant des fatigues extrêmes, souvent massacrés autour de leurs retranchements et de leurs fossés, et dernièrement presque forcés dans leurs lignes.

(9) Mais c'est peu encore; car rien de plus ordinaire que d'affronter les fatigues et les dangers au siège d'une ville ennemie; voici une marque de ressentiment et de haine implacable. (10) Hannibal, avec des troupes nombreuses d'infanterie et de cavalerie, est venu attaquer leur camp et l'a pris en partie; un danger si pressant ne leur a point fait interrompre le siège. Il a passé le Vulturne et livré aux flammes tout le territoire de Calès; cet horrible désastre de leurs alliés ne les a point fait marcher à leur secours. (11) Il a tourné ses armes contre Rome elle-même; ils ont méprisé cet orage menaçant. Il a franchi l'Anio et campé à trois milles de la ville; il s'est approché de ses remparts, de ses portes mêmes; il leur a montré qu'ils allaient perdre Rome s'ils n'abandonnaient pas Capoue; ils ne se sont pas retirés. (12) Les bêtes féroces, même dans les plus violents accès de leur rage, si elles voient qu'on attaque leurs tanières et leurs petits, quittent tout pour courir les défendre. (13) Il n'en est pas ainsi des Romains: ni Rome menacée, ni leurs femmes, ni leurs enfants, dont les cris plaintifs retentissaient presque jusqu'ici, ni leurs autels, ni leurs foyers, ni les temples de leurs dieux, ni les tombeaux de leurs ancêtres profanés et détruits, rien n'a pu les arracher de Capoue: tant ils sont avides de vengeance, tant ils ont soif de notre sang! (14) Et peut-être n'est-ce pas à tort: nous eussions fait comme eux si la fortune nous eût été favorable.

Mais puisque les dieux immortels en ont ordonné autrement, et que je ne dois même pas refuser la mort, je puis au moins, tandis que je suis encore libre et maître de moi, éviter, par une mort aussi douce qu'honorable, les tourments et les outrages que l'ennemi me destine. (15) Je ne verrai point Ap. Claudius et Q. Fulvius tout fiers de leur insolente victoire; je ne me verrai pas chargé de fers, traîné dans les rues de Rome, servir d'ornement à leur triomphe, pour être ensuite jeté dans un cachot, ou, attaché à un poteau, être déchiré à coups de verges et tendre ma tête à la hache romaine; je ne verrai point la ruine et l'embrasement de ma patrie, ni le déshonneur et l'opprobre de nos épouses, de nos filles et de notre jeune noblesse. (16) Albe, le berceau de Rome, fut par les Romains détruite de fond en comble, pour qu'il ne restât aucune trace, aucun souvenir de leur origine: puis-je croire, après cet exemple, qu'ils épargneront Capoue, qui leur est plus odieuse que Carthage?

(17) Ceux donc d'entre vous qui veulent céder à la destinée avant d'être témoins de tant d'horribles maux, trouveront aujourd'hui chez moi un festin préparé pour eux. (18) Lorsque nous serons rassasiés de vin et de nourriture, une coupe, qui m'aura été présentée d'abord, sera portée à la ronde. Ce breuvage arrachera nos corps aux supplices, notre âme à l'infamie, nos yeux, nos oreilles à la nécessité de voir et d'entendre toutes les horreurs, toutes les indignités qu'on réserve aux vaincus. Il se trouvera des gens tout prêts pour jeter dans un vaste bûcher, allumé dans la cour de ma maison, nos corps inanimés. (19) C'est la seule voie qui nous reste de mourir avec honneur et en hommes libres. Nos ennemis eux-mêmes admireront notre courage, et Hannibal saura quels alliés il a abandonnés et trahis."

26,14. Suicide collectif. Premières arrestations

(1) Ce discours de Virrius fut approuvé de la plupart des sénateurs; mais ils n'eurent pas tous le courage d'exécuter ce qui avait obtenu leur assentiment. (2) Le plus grand nombre d'entre eux ne désespérèrent pas de la clémence du peuple romain, déjà éprouvée dans beaucoup de guerres; ils firent passer l'avis de se rendre, et envoyèrent aux consuls des députés pour leur livrer Capoue.

(3) Vibius Virrius fut suivi de vingt-sept sénateurs environ, qui se mirent à table avec lui dans sa maison. Après avoir perdu dans l'ivresse le sentiment du malheur qui les menaçait, ils prirent tous le poison préparé; (4) puis se levant de table, ils se donnèrent la main et le dernier baiser, en versant des larmes sur leur sort et sur celui de leur patrie. Les uns restèrent pour être brûlés sur le même bûcher, les autres se retirèrent dans leurs demeures. (5) L'excès de la nourriture et du vin retarda le moment de leur mort et affaiblit l'effet du poison. Aussi la plupart d'entre eux languirent-ils encore toute la nuit et une partie du jour suivant; tous cependant expirèrent avant qu'on eût ouvert aux ennemis les portes de Capoue.

(6) Le lendemain, la porte de Jupiter, qui était en face du camp romain, fut ouverte sur l'ordre du proconsul; on fit entrer par là une légion et deux escadrons de troupes auxiliaires, sous la conduite du lieutenant C. Fulvius. (7) Dès qu'il eut pourvu à ce qu'on lui apportât les armes de toutes sortes qui étaient dans Capoue, et placé des corps de garde à toutes les portes, pour empêcher qui que ce fût de sortir ou de s'échapper, il arrêta la garnison carthaginoise et ordonna au sénat de se rendre au camp, auprès des généraux romains. (8) Aussitôt après leur arrivée, on les mit tous aux fers, et on leur enjoignit de déclarer aux questeurs ce qu'ils possédaient d'or et d'argent. L'or monta à soixante-dix livres pesant, et l'argent à trois mille deux cents livres. (9) Vingt-cinq sénateurs furent envoyés comme prisonniers à Calès, et vingt-huit à Téanum; c'étaient ceux que l'on savait être les principaux auteurs de la défection. (le site de «L'antiquité grecque et latine et du Moyen âge», Tite-Live)
http://remacle.org/

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Jean-Louis Voisin, dans «Tite-Live, Capoue et les Bacchanales», Mélanges de l'École française de Rome. Antiquité, vol. 96, n° 2, 1984, p. 601-653, estime que le jugement de Tite-Live traduit «son inaptitude de comprendre la religion dionysiaque» et le sens sacré de ce rite collectif en tant que préfiguration de la convivialité éternelle* :

Quelques conclusions se dégagent. Le vin que boivent Vibius Virrius et ses compagnons n'est pas le vin que chante Horace, la boisson du plaisir qui guérit l'inquiétude, donne la joie et nourrit la gaieté. Ce n'est non plus un hommage offert à un dieu, lié à «la première fonction». Sa valeur sacrale de liqueur mystérieuse, substitut du sang, philtre capable de capter la bienveillance divine, rien dans le texte ne la confirme. Irréductible à un produit ou à un breuvage comme l'admet Tite-Live, le vin est ici un moyen merveilleux. Moyen d'oublier la vie terrestre, de délier l'âme du corps. Moyen de libération donc. Mais aussi moyen d'accéder à un espèce de béatitude qui préfigure celle que réserve Dionysos à ses initiés. Moyen d'immortalité*.

Banquet et vin n'ont alors rien d'extraordinaire. Pour les convives sur le pont de mourir, ils procurent à la fois une dernière dégustation terrestre, «prélibation des joies sans fin de l'au-delà», et une garantie de bonheur pour l'autre monde. Ils représentent une victoire sur la mort. Ils accordent un avant-goût d'immortalité. Même dans les circonstances dramatiques où ils se trouvent, le banquet et ses libations deviennent pour les Capouans d'ardentes obligations. Satiatis vino ciboque cesserait alors d'être une expression scandaleuse. Est-il téméraire d'y voir une formule d'invitation rituelle à un banquet rituel? (p. 630-631)

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Date de création:-1-11-30 | Date de modification:2012-04-18