L'Encyclopédie sur la mort


Réponses

Friderike Zweig

Friderike Winternitz, première épouse de Stefan Zweig, publie la correspondance que ces deux êtres ont échangé de leur première rencontre jusqu'à la mort de l'époux. Au terme de cette publication, elle essaie de comprendre le geste fatal de son mari dans une annexe qui s'intitule «Réponses». En tant qu'écrivain engagé et en tant que citoyen, Stefan fut aux yeux de ses amis, lecteurs et interlocuteurs un homme raisonnable et sensible ayant des convictions fermes, au regard ouvert sur le monde et sur les personnes. Une personnalité dont l'harmonie intérieure fut la source de son combat pour la paix mondiale. Cependant, Zweig fut un homme de contrastes, habité par une obscure révolte intime ou par ce qu'il appelle lui-même «sa bile noire» et que Friderike appelle sa «nostalgie de la mort» . Sa capacité créatrice lui permet de vaincre ce démon intérieur. Mais privé de sa langue allemande et de ses livres, il ne pouvait plus donner libre cours à la puissance communicatrice de son écriture. Affecté par ce qu'il percevait et anticipait des événements sur la scène nationale et internationale, il perdit tout espoir.

La tristesse suscitée par la mort volontaire de Stefan Zweig* a toujours été de pair avec l'étonnement qu'il ait choisi de renoncer à une existence qui, même en des temps aussi noirs, apparaissait à tant d'autres comme privilégiée. Bien que je désapprouve le suicide, et pas seulement pour des raisons religieuses, j'ai été offensée que l'on dénigrât un désespoir aussi insupportable. Aucun de ceux qui hochaient du chef, me sembla-t-il, n'avait compris la vraie nature, l'essentiel de cet être pour lequel, par ailleurs, ils avaient une haute estime. Malgré leur admiration, malgré l'enrichissement qu'ils avaient reçu de lui, ils ne percevaient pas [...] que [sa] profonde compréhension pour la détresse intime [...] repose [...] sur une totale implication de soi-même et, par voie de conséquence, sur une extrême vulnérabilité. On eut dit qu'on lui permettait seulement de ressentir la souffrance des autres, mais non la sienne propre. N'exigeaient-ils pas de lui qu'il comparât son sort à celui des autres qui, en ces années tragiques, en subissaient un pire, alors qu'il lui était donné d'être pour eux un modèle de courage et d'optimisme?
[...]
Dans son bel essai sur le Siebenkas de Jean-Paul, Hermann Hesse* dit que partout, en ces années lourdes de destin, où un Allemand ~ ajoutons un écrivain germanophone ~ cultive [...] les œuvres littéraires allemandes d'autrefois, il trouve la possibilité d'un réconfort, d'une renaissance. Ce réconfort était inaccessible à Stefan Zweig, soit qu'il n'en trouvât pas le chemin en terre aussi lointaine, soit qu'il se fût détourné volontairement du passé de l'Allemagne tant aimée autrefois et qui, à l'heure présente, lui infligeait une aussi profonde blessure. Mais il était également coupé de l'œuvre cosmopolite en chantier: c'est avec impatience qu'il attendait le manuscrit de ses travaux très avancés sur Balzac, que je l'avais persuadé de se faire envoyer.
[...]
[Les] contrastes de son comportement portent une grande part de responsabilité dans bon nombre d'aspects souvent incompréhensibles, qui rendirent souvent la vie familiale pénible et douloureuse, car on n'en comprit souvent les raisons que plus tard. Un caractère renfermé depuis sa prime jeunesse entravait les explications qui l'auraient soulagé et aidé, alors que son silence ou ses réticences pouvaient, hélas, le faire passer pour cruel, lui qui était si bon.
[...]
Tel Heinrich von Kleist*, il chercha une compagne qui le suivit dans la mort. Par deux fois, déjà, il avait formulé le sinistre souhait, mais qui peut mesurer la gravité d'une telle exigence quand on ne s'est pas soi-même penché au bord du gouffre? Qu'une malade, une asthmatique qui cherchait vainement la guérison, serait la compagne complaisante, qui pourrait se l'expliquer? D'autant plus que les lettres écrites en commun étaient sereines... Mais quand, plus tard, je relus son essai sur Kleist, il m'apparut avec une clarté aveuglante que seul quelqu'un qui partageait sa nostalgie de la mort pouvait ainsi le comprendre et l'approuver.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30