L'Encyclopédie sur la mort


Qohélet et la crise de la sagesse sioniste

Jacques Marchand

Alors que la sagesse traditionnelle postulait couramment une correspondance harmonieuse entre nos actes et leurs résultats, et en somme entre notre vertu et notre bonheur, chez Qohélet cette corrélation se défait et devient une illusion pure et simple. Or tout cela tient à un ensemble de raisons qui peuvent aisément se ramener aux limitations beaucoup trop grandes de notre condition. Le point essentiel est que nous menons une existence éphémère et transitoire et que cette forme d’existence très limitée ne correspond en rien à nos attentes ou encore ne permet en rien de réaliser nos attentes.

Sur ce point, Qohélet est intarissable… et inconsolable. Il n’en finit pas de nous mettre sous les yeux toutes sortes d’aspects de la condition humaine qui manifestent trop bien que nos attentes seront forcément déçues et qu’il vaut mieux en être conscient. Et d’abord, si notre vie est éphémère, c’est évidemment en vertu de la réalité inéluctable de la mort: «Mais je sais moi aussi qu’ils auront tous deux [le sage et l’insensé] le même sort. Alors je me dis en moi-même: “Le sort de l’insensé sera aussi le mien, pourquoi donc avoir été aussi sage?” Je me dis en moi-même que cela aussi est vanité» (2,14-15). Et de façon plus radicale encore: «Je me dis en moi-même, en ce qui concerne les enfants des hommes: c’est pour que Yhwh les éprouve et que l’on voie qu’en eux-mêmes ils sont des bêtes. Car le sort de l’homme et le sort de la bête sont un sort identique: comme meurt l’un, meurt aussi l’autre […]. La supériorité de l’homme sur la bête est nulle, car tout est vanité» (3,18-19).

En second lieu et de façon connexe, avec la mort vient l’oubli, l’impossibilité de se bâtir une réputation durable, de laisser sa trace. On sait déjà que les travaux d’un homme sont souvent méconnus et que les bienfaits accordés ne sont pas reconnus (9,13-18). Mais même pour celui qui réussit à se bâtir une petite réputation, n’est-il pas évident que la mort vient abolir tout cela: «Il n’y a pas de souvenir durable du sage ni de l’insensé, et dans les jours suivants, tous deux sont oubliés: le sage meurt bel et bien avec l’insensé. Je déteste la vie car ce qui se fait sous le soleil me déplaît: tout est vanité et poursuite de vent» (2,16-17; voir aussi 1,11). Qohélet aime bien argumenter au long ce genre de point: «C’est un mal, parmi tout ce qui se fait sous le soleil, qu’il y ait un même sort pour tous. Et le cœur des hommes est plein de méchanceté, la sottise est dans leur cœur durant leur vie et leur fin est chez les morts. […] Les vivants savent au moins qu’ils mourront, mais les morts ne savent rien du tout. Il n’y a plus pour eux de rétribution puisque leur souvenir est oublié. Leur amour, leur haine, leur jalousie ont déjà péri, et ils n’auront plus jamais part à tout ce qui se fait sous le soleil» (9,3-6).

En troisième lieu et encore de façon connexe, Qohélet ne cesse d’insister sur le fait que même le riche et le puissant n’emportent rien avec eux et ne trouvent trop souvent qu’un imbécile pour hériter de leurs biens et poursuivre leur œuvre. Ici, comme on dit, ça sent le vécu! Avec une certaine délectation morose, Qohélet trace les contours de cette injustice épouvantable: «Je déteste le travail pour lequel j’ai pris de la peine sous le soleil, et que je laisse à mon successeur: qui sait s’il sera sage ou fou? Pourtant il sera maître de tout mon travail pour lequel j’ai pris de la peine et me suis comporté avec sagesse sous le soleil; cela aussi est vanité. Mon cœur en est venu à se décourager pour toute la peine que j’ai prise sous le soleil. Car voici un homme qui a travaillé avec sagesse, savoir et succès, et il donne sa part à celui qui n’a pas travaillé: cela aussi est vanité et c’est un tort grave» (2,18-21). Ou encore, sous un angle tout aussi éclairant: «Il y a un autre mal que je vois sous le soleil et qui est grand pour l’homme: soit un homme à qui Yhwh donne richesses, ressources et gloire, et à qui rien ne manque de tout ce qu’il peut désirer; mais Yhwh ne le laisse pas maître de s’en nourrir et c’est un étranger qui s’en nourrit: cela est vanité et cruelle souffrance. Soit un homme qui a eu cent enfants et a vécu de nombreuses années, et alors que ses années ont été nombreuses, il ne s’est pas rassasié de bonheur et il n’a même pas de tombeau: je vois que l’avorton est plus heureux que lui» (6,1-3; voir aussi 5,12-16).

En quatrième lieu et toujours de façon connexe, Qohélet s’appesantit avec une certaine complaisance sur le drame du vieillissement car, selon lui, au moment du grand âge, toutes les limites de la condition humaine ressortent plus clairement et, avec elles, les regrets et le déclin de tout espoir. À témoin, ce très beau poème qui clôt le livre et dont je ne cite que quelques extraits: «Et souviens-toi de ton créateur aux jours de ton adolescence, avant que viennent les jours mauvais et qu’arrivent les années dont tu diras: “Je ne les aime pas”; avant que s’obscurcissent le soleil et la lumière, la lune et les étoiles, et que reviennent les nuages après la pluie; au jour où tremblent les gardiens de la maison, où se courbent les hommes vigoureux […]. Tandis que l’homme s’en va vers la maison d’éternité et les pleureurs tournent déjà dans la rue. Avant que lâche le fil d’argent, que la coupe d’or se brise […], et que la poussière retourne à la terre comme elle est venue, et le souffle à Yhwh qui l’a donné» (12,1-7).

Sur cette base amplement élaborée, en cinquième lieu, Qohélet pose sans cesse que le labeur humain est par trop pénible et sans compensation suffisante, c’est-à-dire sans profit, selon ses propres termes. Autrement dit, il n’y a pas corrélation travail-bonheur car la vertu n’est pas rétribuée comme elle le mériterait et c’est cela qui définit en fin de compte l’injustice foncière de la vie. Jamais le travail humain ne pourra rétablir un ordre rétributif qui offre une compensation adéquate pour tous nos efforts; cela est déjà établi (1,15; 3,14; 7,13). C’est pourquoi le jugement global de Qohélet sur ce point est sans appel: «Car que reste-t-il à l’homme de toute sa peine et de tout l’effort pour lequel son cœur a peiné sous le soleil? Oui, tous ses jours sont douloureux et sa tâche est pénible; même la nuit, il ne peut se reposer, cela aussi est vanité» (2,22; voir aussi 2,11). Pour amplifier son verdict, Qohélet prend pour métaphore le cas limite du travailleur solitaire: «Je vois encore une autre vanité sous le soleil: soit quelqu’un de seul qui n’a plus de second, pas de fils ni de frère; il n’y a pas de limite à toute sa besogne et ses yeux ne sont pas rassasiés de richesses: “Alors moi, je travaille, dit-il, et me prive de bonheur: c’est pour qui?” Cela aussi est vanité et c’est une mauvaise besogne» (4,7-8).
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D’un côté, le sage doit prendre conscience que jamais son labeur vertueux ne pourra être compensé comme il le mériterait: la vie est ainsi faite. Mais alors, de l’autre côté, si le sage prétend tout de même à une certaine compensation très relative de sa peine, il doit apprendre à se satisfaire des petits bonheurs qui passent et ont malheureusement aussi peu de poids que notre labeur lui-même. Or tout cela est un rude apprentissage et, à ce sujet, Qohélet va jusqu’à suggérer l’exercice spirituel suivant (qu’on retrouve aussi chez les stoïciens, mais de façon indépendante à mon avis): «Mieux vaut le renom que l’huile fine et le jour de la mort que le jour de la naissance. Mieux vaut aller à la maison du deuil qu’à la maison du banquet; puisque c’est la fin de tout homme, le vivant doit y prêter attention» (7,1-2). C’est ce qu’un anthropologue moderne, Carlos Castaneda, appelait «vivre avec la mort à ses côtés» ou encore «prendre la mort pour conseiller». Bien des commentateurs ont interprété ce texte à contresens comme un simple aveu de pessimisme. Mais tout au contraire, selon Qohélet, celui qui sait que la mort l’attend et qu’il n’a qu’une courte vie à vivre est en mesure de prendre la seule attitude viable pour l’être humain: profiter du temps qui passe et prendre les plaisirs comme ils se présentent. En somme, celui qui a pris conscience des limites de sa condition et cessé d’espérer un «profit» que la vie ne peut lui donner, celui-là est prêt pour le bonheur pratique qui est le pendant exact de la sagesse pratique et limitée de Qohélet.
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Mais la manière la plus typique qu’utilise Qohélet pour mettre en scène sa croyance en la rétribution divine, c’est de la poser clairement d’abord et de la tempérer ensuite par une observation plus ou moins inquiétante. Par exemple: «Je regarde encore sous le soleil: à la place du droit, là se trouve le crime, à la place de la justice, là se trouve le crime. Et je me suis dit en moi-même: “Le juste et le criminel, Yhwh les jugera, car il y a un temps pour toutes choses et pour toute action ici”» (3,16-17 — New Revised Standard Version). Et de façon plus équivoque encore: «Parce que la sentence contre celui qui fait le mal n’est pas vite exécutée, le cœur des fils d’Adam est plein de l’envie de mal faire. Que le pécheur fasse cent fois le mal, il survit. Mais moi, je sais aussi qu’il arrive du bien à ceux qui craignent Yhwh parce qu’ils éprouvent de la crainte devant lui, mais qu’il n’arrive pas de bien au méchant et que, comme l’ombre, il ne prolongera pas ses jours parce qu’il est sans crainte devant Yhwh. Il y a une vanité qui se fait sur la terre: il y a des justes qui sont traités selon la justice des méchants et des méchants qui sont traités selon la conduite des justes. Je dis que cela aussi est vanité» (8,11-14).
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30