L'Encyclopédie sur la mort


Même sort, même souffle. La philosophie de la mort selon Qohélet

Jean-Jacques Lavoie

Cet article interroge la philosophie de la mort de Qohélet. Pour ce philosophe juif de la Bible hébraïque, la mort déshumanise dans tous les sens du terme : littéralement, parce qu’elle détruit les composantes de l’existence, et symboliquement, parce qu’elle ne fait aucune différence entre les êtres humains et les autres formes de vie. La mort est la grande niveleuse de l’humanité.
Selon Schopenhauer*, « la mort est proprement le génie inspirateur ou le musagète de la philosophie » (1966, p. 1203). Sans la mort, précise-t-il à la même page, il n’y aurait sans doute pas de philosophie. C’est pourquoi de Socrate * à Heidegger, les philosophes n’ont jamais cessé de méditer sur la mort. Les pages suivantes n’auront pas d’autre but que d’examiner comment la mort, objet nécessaire et pourtant impossible, donne à penser à Qohélet, ce philosophe juif de la Bible* hébraïque.
Pour Qohélet, comme pour maints philosophes de l’Occident, philosopher signifie d’abord et avant tout accepter de regarder la mort en face et reconnaître sa propre finitude*. C’est pourquoi, celui qui veut éviter la folie et qui aspire à devenir philosophe va dans la maison* du deuil*:

Mieux vaut aller à une maison de deuil
qu’aller à une maison de festin,
parce que c’est là la fin de tout être humain
et que le vivant le soumettra à son cœur.
Le cœur des philosophes est en maison de deuil,
Mais le cœur des insensés en maison de réjouissance(1). (7,2.4)

Doit-on déduire de ce passage que reconnaître sa finitude humaine condamne à une vie d’ascèse* et d’austérité? Qohélet refuserait-il de manière morbide toute forme de bonheur ici-bas? Il n’en est rien, car il s’agit simplement d’une comparaison qui entend souligner la supériorité de la méditation de la mort. C’est aussi ce que montre la justification introduite par «parce que» qui rappelle que la maison de deuil est la fin de tout être humain. Par l’emploi du mot « fin » qui a un sens temporel (voir aussi 3,11 et 12,13), Qohélet revient sur un thème qui lui est cher : la précarité de l’être humain dans le temps. En effet, d’entrée de jeu, en 1,4, Qohélet oppose la fragilité de l’humanité à la permanence et la stabilité de l’univers: « Une génération s’en va, / une génération s’en vient, / mais la terre tient toujours (‘wlm) ». La pérennité de la terre n’est affirmée que pour mieux mettre en évidence le caractère éphémère des générations qui meurent et qui naissent (2). La même idée se retrouve à la fin du livre, alors que Qohélet oppose le caractère précaire de la vie, symbolisé par la maison abandonnée (12,3-4), à la durabilité de la mort, illustrée par l’image de la tombe, cette « maison d’éternité (‘wlm) » (12,5f). Espace (maison) et temps (d’éternité) se rejoignent, mais pour ne manifester que la finitude humaine. On n’a qu’une seule tombe, une seule fois et pour toujours.
En résumé, si Qohélet donne sa préférence à la maison de deuil plutôt qu’à la maison du festin ou de la réjouissance, c’est pour une double raison : premièrement, c’est parce que la maison de deuil fait davantage réfléchir le vivant sur sa véritable condition : la précarité de la vie qui débouche inévitablement sur la mort; deuxièmement, c’est parce qu’il sait que festin et réjouissance ne sont que des divertissements qui permettent d’oublier temporairement la fragilité de la condition humaine. C’est par exemple clair en 5,19 : « Oui, il ne pense pas beaucoup aux jours de sa vie, / parce que la Divinité l’occupe à la joie de son cœur. » Pour Qohélet, l’idée de la mort est la clé de la philosophie; c’est elle qui nous apprend la donnée essentielle et universelle de la condition humaine.

UN MÊME SORT POUR LE PHILOSOPHE ET L’INSENSÉ
Comme la philosophie consiste d’abord et avant tout à reconnaître le caractère inéluctable de la mort (7,2.4), il n’est pas étonnant que Qohélet considère qu’il y a « un avantage de la philosophie sur la folie / comme du jour sur l’obscurité » (2,13). Certes, « le philosophe a ses yeux dans sa tête, / tandis que l’insensé marche dans les ténèbres » (2,14ab), mais cette supériorité de la philosophie sur la folie est aussitôt relativisée : « Cependant, moi je sais aussi qu’un même sort arrive à eux tous » (2,14c). Comme l’avantage du philosophe sur le fou ne l’empêche pas de mourir, Qohélet s’interroge donc sur la pertinence d’être philosophe : « Alors je me dis dans mon cœur: / le sort de l’insensé sera aussi le mien. / Alors pourquoi est-ce que moi je philosophe davantage? / Je me dis en mon cœur que cela aussi est absurdité » (2,15). Après avoir constaté que la mort ne différencie pas le philosophe de l’insensé et que la philosophie ne répond aucunement au problème de la mort, Qohélet démystifie la soi-disant immortalité dans la mémoire des êtres humains : « En effet, il n’y a pas de mémoire éternelle à l’égard du philosophe / aussi bien que de l’insensé, / puisque déjà dans les jours qui viennent / tout est oublié / et comment, le philosophe meurt avec l’insensé! » (2,16). Pour Qohélet, qui se lamente (3), il n’y a aucune compensation, ni dans l’en-deçà (4), ni dans la vie ici-bas. La mémoire n’offre qu’une pseudo-immortalité (voir aussi 1,11 et 9,5).

UN MÊME SORT POUR LE JUSTE ET LE MÉCHANT
Cette égalité dans la mort s’applique aussi à plusieurs autres catégories d’êtres humains :

Tout est pareil pour tous :
même sort pour le juste et pour le méchant,
pour le bon et pour le mauvais,
pour le pur et pour l’impur,
pour celui qui sacrifie et celui qui ne sacrifie pas.
Tel le bon, tel le raté;
le jureur comme celui qui a peur de jurer. (9,2)

Ces six antithèses illustrent que le sort eschatologique de l’être humain ne dépend aucunement de ses attitudes morales ou cultuelles. La mort scelle de manière identique le sort de tous les êtres humains, peu importe le genre de vie qu’ils ont mené. Pour Qohélet, les discours moralisateurs et lénifiants qui justifient tout au nom de Dieu appartiennent donc à une époque révolue. Toutefois, Qohélet déplore cette indifférence de la Divinité : « C’est un malheur dans tout ce qui se fait sous le soleil / qu’il y ait un même sort pour tous » (9,3ab). Qui plus est, cette indifférence de la Divinité incite les êtres humains à agir avec méchanceté : « Aussi, le cœur des fils de l’humain est rempli de méchanceté / et la démence est dans leur cœur durant leur vie, / mais leur avenir est chez les morts » (9,3cde). Qohélet est moins optimiste que ses prédécesseurs. On savait bien que « la bêtise est nouée au cœur du jeune homme », mais on affirmait aussitôt que « la discipline les sépare à coups de bâton » (Proverbes 22,15). Cependant, pour Qohélet, hommes et femmes, jeunes ou vieux, sont incapables d’une telle conversion, car la Divinité n’inflige pas aux êtres humains cette discipline élémentaire. Tous les philosophes ne seraient-ils donc que des « foulosophes », pour reprendre la belle image de Rabelais? Quoi qu’il en soit, la Divinité n’impose à tous les êtres humains qu’une seule chose : un avenir chez les morts, là où il n’y a plus d’avenir (9,5-6)!
Certes, Qohélet reconnaît que tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir : « Oui, pour celui qui est uni à tous les vivants, / il y a de l’espoir, / car un chien vivant vaut mieux qu’un lion mort » (9,4). Mais le ton est ironique, car si l’espoir du vivant le plus misérable vaut mieux que la mort du mieux nanti (5), c’est parce que « les vivants savent qu’ils mourront, / mais les morts, eux, ne savent rien » (9,5ab)! Telle est la supériorité des vivants! Bien entendu, ce savoir de l’être humain ne lui confère aucun pouvoir. Pascal,* qui avait longuement médité le livre de Qohélet, nous donne à penser de façon semblable lorsqu’il écrit que

L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser; une vapeur, une goutte d’eau suffit pour le tuer. Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, puisqu’il sait qu’il meurt et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien (1962, p. 121-122, n° 200).

Contrairement aux vivants à qui un salaire est possible (voir 4,9), Qohélet précise, tout en jouant avec les mots, que les morts n’ont ni salaire (sakar) ni mémoire (zéker) (9,5cd). Puis, il ajoute qu’il n’y aura aucune participation à la vie d’ici-bas dans le séjour des morts : « et leurs amours et leurs haines et leurs jalousies ont déjà péri / et ils n’auront plus de part (hlq) pour toujours / à tout ce qui se fait sous le soleil » (9,6). En affirmant que la mort anéantit l’amour, Qohélet ne partage pas l’avis du Cantique des cantiques qui déclare que l’amour est fort comme la mort (8,6). Seule la mort et non l’amour tient toujours parole. Quant à la part (hlq), c’est-à-dire la joie de vivre que la Divinité distribue arbitrairement aux êtres humains sous le soleil (voir 2,10; 3,22; 5,17-18; 9,9), elle est, elle aussi, refusée aux morts. Les morts sont privés de bonheur pour toujours (‘wlm). C’est donc la mort et non le bonheur qui est la seule réalité qui dure pour l’éternité (voir aussi 2,16 et 12,5), et c’est précisément la raison pour laquelle Qohélet s’empresse d’exhorter à la joie bien matérialiste, comme le montre l’emploi des mots « pain », « vin », « manger », « boire », « vêtement blanc, « huile » et « femme » en 9,7-10. Croire que tout se termine de la même manière pour tous réconcilie avec la vie d’ici-bas. Comme le dit si bien Camus, « s’il y a un péché contre la vie, ce n’est pas tant d’en désespérer que d’espérer une autre vie, et se dérober à l’implacable grandeur de celle-ci » (1959, p. 52). Si Qohélet affirme qu’il faut s’efforcer au bonheur parce que la mort est inévitable, il refuse toutefois de chercher un sens à la vie dans ce bonheur (2,1-2.10-11). Le bonheur, nous l’avons vu en 5,19 cité plus haut, n’est qu’un divertissement ou un narcotique qui ne résout en rien le scandale de la mort.
Non satisfait de déclarer que la mort ne fait aucune différence entre tous les êtres humains, quel que soit leur comportement moral et cultuel, Qohélet poursuit en affirmant que l’effort humain ne rapporte pas nécessairement le succès qu’il mérite :

J’ai observé, d’autre part, sous le soleil
que la course ne revient pas aux plus rapides,
ni le combat aux héros,
et non plus le pain aux philosophes,
ni même la richesse aux intelligents,
ni même la faveur aux savants,
car temps et contretemps leur arrivent à tous. (9,11)

La dernière ligne du verset 11 nous explique pourquoi les plus compétents n’atteignent pas nécessairement leurs objectifs. C’est que le succès est comparable au prix gagné à la loterie, c’est-à-dire qu’il est totalement arbitraire (6). En d’autres mots, l’être humain est fondamentalement un impuissant. C’est aussi ce que confirme l’emploi du verbe « pouvoir » (ykl) dans le livre de Qohélet. Celui-ci a invariablement l’être humain pour sujet et il est toujours précédé de la négation (1,8.15[2x]; 6,10; 8,17[2x]), sauf en 7,13 où il s’agit d’une interrogation qui a pour but de souligner l’incapacité humaine.
Après avoir insisté sur l’inefficacité des entreprises humaines, Qohélet met l’emphase sur l’ignorance qui caractérise tous les êtres humains : « En effet, l’être humain ne connaît pas son temps » (9,12a). L’être humain est non seulement impuissant à déterminer son sort, mais il est aussi incapable de le prévoir. Cette ignorance humaine est un autre thème cher à Qohélet comme nous le montre l’emploi du verbe « connaître » (yd‘), qui est précédé de la négation douze autre fois (4,13.17; 6,5; 8,5.7; 9,1.5; 10,14; 11,2.5[2x].6) ou encore qui figure dans une question rhétorique dont la réponse est négative (2,19; 3,21; 6,8.12; 8,1.17). En définitive, l’ignorance et l’impuissance sont l’alpha et l’oméga de la philosophie de Qohélet. Puis, il enchaîne avec deux comparaisons qui illustrent bien la bêtise humaine :

comme les poissons pris dans le filet funeste
et comme les oiseaux pris au piège,
comme eux, les fils de l’humain sont attrapés au temps funeste,
quand il tombe sur eux à l’improviste. (9,12b-e)

Le temps funeste qui s’abat à l’improviste sur les êtres humains vise non seulement les diverses réalités décrites dans le verset 11, mais aussi et surtout la mort. L’être humain meurt comme une proie pris dans un piège funeste. Dans l’ignorance et l’impuissance la plus totale. Cette comparaison de l’être humain à un animal revient également en 3,17-21, passage qu’il convient maintenant d’examiner.

UN MÊME SORT POUR L’ÊTRE HUMAIN ET POUR LA BÊTE
Comme en 4,1, l’observation de l’injustice de la part des êtres humains (3,16) n’est pas suivie d’une exhortation à la solidarité ou à la justice ; elle ouvre simplement sur une réflexion théologique et anthropologique construite sous la forme d’un parallélisme synonymique :

A j’ai dit, moi, en mon cœur (3,17a)
B le juste et le méchant, la Divinité les jugera (3,17b)
C car (ky) il y a un temps pour toute chose et sur toute l’œuvre, là (3,17c)
A’ j’ai dit, moi, en mon cœur, au sujet des fils de l’humain (3,18a)
B’ c’est pour que la divinité les éprouve et qu’eux voient qu’ils ne sont, eux, que des bêtes pour eux (3,18bc)
C’ car (ky) le sort des fils de l’humain et le sort de la bête, c’est un même sort pour eux (3,19a).

Deux introductions identiques (A-A’) portent sur l’agir divin (B-B’) et se terminent par une affirmation, introduite par ky, qui concerne la totalité des choses et de l’œuvre (C) et la totalité de la vie, c’est-à-dire les humains et les bêtes (C’). Cette structure montre que c’est le verset 18 qui explicite la signification du jugement divin : juger et éprouver sont ici des synonymes. L’originalité de Qohélet réside précisément dans le fait que le jugement divin n’est plus une rétribution ; il ne signifie plus que la mort ! Le jugement ne révèle que l’étroite parenté de l’être humain non avec Dieu mais avec le monde animal ! C’est ce que martèle avec force le chiasme sonore shehèm behémâ hémmâ lāhèm, littéralement « que eux bête eux pour eux ». Quant au verset 19a, il souligne l’identité de destin entre les humains et les bêtes. L’idée d’assimiler l’être humain à l’animal s’intensifie dans la suite des versets 19 et 20 :

telle la mort de l’un,
telle la mort de l’autre ;
il y a un même souffle pour tous
et l’avantage de l’être humain sur la bête est nul.
Oui, tout est absurdité.
Tout va vers un même lieu.
Tout existe à partir de la poussière
et tout retourne à la poussière (7). (3,19b-20)

La triple mention du mot ’hd, « même », signifie bien l’égalité de l’être humain et de la bête : un même sort (niveau temporel, 3,19a ; voir aussi 9,2-3), un même souffle (niveau anthropologique, 3,19d) et un même lieu (niveau spatial, 3,20a ; voir aussi 6,6). L’origine et la fin de toute forme d’existence n’est rien d’autre que la poussière (voir Genèse 2,7 et 3,19), symbole par excellence de la finitude humaine et qui, pour cette raison, joue un rôle majeur dans les rites de deuil du monde juif (Job 2,12 ; Lamentations 2,10 ; Michée 1,10 ; etc.). La mort déshumanise, elle est une création à l’envers qui rappelle que la fin de la vie n’est pas le but de la vie. La mort, cette grande niveleuse, n’est donc qu’un phénomène naturel et non le résultat d’un quelconque verdict de justice ou un châtiment dû à la prétention d’avoir voulu être semblable à Dieu (voir Genèse 2-3). La double répétition du mot « mort », môt (3,19bc), sert, elle aussi, à affirmer l’égalité de l’être humain et de la bête, mais cette fois-ci par un jeu d’homophonie avec môtar, « avantage » (3,19e), l’affirmation devient ironique : la mort (môt) rappelle à l’être humain qu’il n’a aucun avantage (môtar) sur la bête, fût-ce à titre posthume comme l’indique la question du verset 21 :

Qui connaît le souffle des fils de l’humain ?
Monte-t-il, lui, en haut ?
Et le souffle de la bête, descend-t-il, lui, en bas, vers la terre ? (3,21)

Il s’agit bel et bien d’un interrogation rhétorique, car l’expression « qui connaît » (my ywd‘) annonce toujours une réponse négative (2,19; 6,12; 8,1; voir aussi Proverbes 24,22). Quant au fait que le souffle de l’être humain puisse monter vers le haut, ce n’est aucunement un gage de supériorité. C’est tout simplement un retour normal comme nous le montre 12,7 (voir aussi Job 34,14-15 ; Psaumes 104,29-30 ; Ben Sira 40,11). Même opposée à la descente du souffle de la bête, la montée de celui de l’être humain n’exprime aucune nuance significative quant à la conception de la mort de l’être humain. Car ce n’est pas le sort de la bête qui réduit l’être humain à un animal, mais c’est plutôt la mort de l’être humain qui le réduit à la bête.
Si l’être humain n’est rien d’autre qu’un animal métaphysique qui peut dire : « je sais que je vais mourir comme une bête », la vie vaut-elle alors la peine d’être vécue ? Cette question, Qohélet n’a pas hésité à se la poser.

LA VIE VAUT-ELLE LA PEINE D’ETRE VECUE ?
La réponse de Qohélet est double. D’une part, elle est affirmative. Autrement, on comprendrait mal qu’il nous parle tant du bonheur et que celui-ci soit non seulement ce qui fait l’objet d’expérimentation (1,12-2,26), d’affirmation (8,15a), de savoir (3,12) et d’observation (3,22 ; 5,17), mais aussi de recommandation (9,7-9 ; 11,9-12,1a). Par contre, ce bonheur qui n’est lié qu’à des réalités éphémères, ne se présente jamais comme une possession garantie. Seule la Divinité dispense à sa guise bonheur et malheur :

Au jour du bonheur, sois heureux,
et au jour du malheur, regarde :
celui-ci autant que celui-là, la Divinité les a faits
de façon que l’être humain ne puisse rien découvrir de ce qui sera après lui. (7,14)

Le bonheur, si élémentaire soit-il, n’est donc pas à la libre disposition des êtres humains ; au contraire, il dépend de la volonté arbitraire de la Divinité qui le donne selon son bon plaisir à qui elle veut, comme elle veut et quand elle veut, sans rendre compte aux êtres humains et sans se plier à une loi ou à une morale (5,18 et 6,2 ). En effet, dans ces deux passages, lorsque Qohélet affirme que seule la Divinité peut « rendre maître » (shâlat) les êtres humains de jouir de leur labeur, il la dépeint comme un despote qui contrôle de façon arbitraire toutes les actions de ses sujets, car le verbe shâlat, d’où provient le mot sultan, appartient au pouvoir du souverain qui règne en maître absolu.
D’autre part, comme la vie s’apparente à un grand casino et que le bonheur est une véritable loterie, Qohélet estime qu’il y a des situations où la vie ne vaut pas la peine d’être vécue. La situation des exploités sans consolateur est le premier exemple donné en 4,1-3 :

D’autre part, moi, j’ai vu toutes les exploitations qui se font sous le soleil :
voici les larmes des exploités,
et ils n’ont pas de consolateur ;
entre les mains de leurs exploiteurs est la violence,
et ils n’ont pas de consolateur.
Alors moi de louer les morts qui sont déjà morts
plutôt que les vivants qui, eux, sont encore vivants.
Mais plus heureux que les deux est celui qui n’existe pas encore,
parce qu’il n’a pas vu l’œuvre mauvaise qui se fait sous le soleil. »

Qohélet ne parle pas d’une absence de consolation, mais bien d’une absence de consolateur. Qui est ce consolateur qui fait défaut ? Est-ce l’être humain qui ne se soucie pas de son semblable ou est-ce la Divinité elle-même ? L’emploi du singulier, et non du pluriel, nous laisse croire qu’il s’agit bien de la Divinité et non des êtres humains. En effet, consoler est l’un des attributs du Dieu des prophètes (Isaïe 40,1 ; 49,13 ; 51,3.12. 19 ; 52,9 ; etc.). On peut même voir dans le double emploi de l’expression « ils n’ont pas de consolateur » une allusion ironique à Isaïe 40,1 qui est le seul autre texte de la Bible, avec Isaïe 66,13, où cette racine est répétée deux fois. En outre, l’expression « ils n’ont pas de consolateur » ne se retrouve ailleurs dans la Bible que dans Lamentations 1,2.9.17.21, où c’est Dieu qui est le consolateur de Sion. Enfin, Lamentations 1,2 est le seul autre texte de la Bible où le mot « larme » se retrouve avec le mot « consolateur ».
Bien entendu, l’expression « il n’y a pas de consolateur », c’est-à-dire pas de Sauveur, n’est pas une profession d’athéisme spéculatif. C’est plutôt une constatation de l’absence et de l’indifférence de la Divinité à l’égard des êtres humains.
Avec le verset 2, Qohélet présente la première conclusion qu’il tire de son observation. Celle-ci est introduite par le verbe «louer», habituellement réservé à Dieu et à son œuvre (Psaumes 17,12 ; 63,4 ; 106,47 ; 117,1 ; 145,4 ; etc.). Or, Qohélet loue non pas Dieu – ce qu’il ne fait jamais –, mais les morts, c’est-à-dire ceux qui précisément ne peuvent plus louer Dieu (Psaumes 88,11 ; 115,17) !
Non satisfait de louer les morts, Qohélet déclare plus heureux ceux qui n’existent pas encore (4,3). Seul le non-être est la véritable solution face à l’exploitation qui se fait sous le soleil. En effet, jamais Qohélet ne laisse entrevoir la possibilité d’une intervention divine dans l’injustice ici-bas et jamais il n’est mu par une volonté de redressement ; il ne se présente que comme un spectateur impuissant de l’injustice humaine (3,16 ; 7,15 ; 8,14).
Pour Qohélet, ce n’est donc pas l’existence de Dieu qui fait problème, mais bien celle de l’être humain. En cela il est étonnamment moderne, car ne n’est plus la théodicée qui est l’objet de sa préoccupation, mais bien l’anthropodicée. Néanmoins, en remettant en question la pertinence de l’existence humaine, c’est Dieu que Qohélet critique indirectement.
En 6,3-4, c’est l’avorton qui est plus heureux que le vivant non rassasié de bonheur qui se multiplie :

Si un homme engendrait cent fois
et vivait de nombreuses années,
mais que, si nombreux soient les jours de ses années,
son appétit ne soit pas rassasié de bonheur,
et que même il n’ait pas de tombeau pour lui,
je dis : plus heureux que lui le mort-né.
En effet, dans l’absurdité il est venu
et dans les ténèbres il s’en va
et dans les ténèbres son nom sera recouvert.

Mais qui donc peut se dire rassasié de bonheur ? La fécondité, la postérité et la longévité, qui représentent la bénédiction par excellence, ne sont plus des critères décisifs du bonheur et d’une vie signifiante. La postérité n’est qu’une pseudo-immortalité, un refoulement de la mort. À la vie-bénédiction fait place, non pas la mort-malédiction (8), mais la mort-avantage. Pas étonnant alors que, pour parler de la mort, Qohélet utilise l’image du repos : « Même le soleil / ni vu / ni connu ; / à celui-ci le repos plutôt qu’à celui-là. » (6,5) La mort, loin d’être un mal en soi, se présente comme un soulagement, un apaisement. Et Qohélet insiste : « et même s’il vivait deux fois mille ans / et sans goûter le bonheur ; / n’est-ce pas vers un même lieu que tout va ? » (6,6) La vie n’est plus une question de longévité, mais de qualité.
Ces deux derniers textes (4,1-3 et 6,3-6), comme celui de 7,1b où Qohélet donne sa préférence au jour de la mort plutôt qu’au jour de la naissance, montrent que la mort n’est pas qu’un phénomène naturel inévitable (3,20) ; elle peut également être un phénomène enviable.

LA PHILOSOPHIE DE QOHELET EST-ELLE DEPASSEE ?
Pour Qohélet, la fin est la même pour tous les vivants. Sans exception. Il n’y a ni paradis ni enfer après la mort. La mort reste ce qu’elle est : un scandale non récupéré par un quelconque discours théologique. Et pourtant, il n’est pas athée ! Mais en aucun passage il ne cherche à « sauver » Dieu de ce qui fait scandale dans le monde, pas plus d’ailleurs que celui-ci ne cherche à sauver les êtres humains. Qohélet s’est refusé d’emprunter les voies faciles d’une théologie superficielle qui justifie tout au nom de Dieu. Par conséquent, sa conviction que la mort est la fin et rien d’autre présente un triple avantage pour le croyant : 1- elle affranchit des servitudes imaginaires que d’aucuns prennent facilement pour des évidences ; 2- elle déleste les pratiques cultuelles de tout ce qu’elles comportent de plus douteux ; 3- elle oblige à se réconcilier avec la vie d’ici-bas.
« Le tort de la philosophie, nous dit Cioran*, est d’être trop supportable » (1952, p. 36). Force est de reconnaître que la philosophie de Qohélet est éminemment moderne et qu’elle est insupportable, particulièrement pour les croyants, Juifs ou chrétiens (9). Bien sûr, on pourrait rétorquer que c’est l’ensemble de la Bible qui est normatif et que celle-ci présente aussi des textes qui témoignent de la foi en la résurrection. Ce fait est indéniable, mais le lecteur de la Bible doit consentir à la diversité des points de vue, non comme le signe d’une incohérence, mais plutôt comme une interpellation qui l’oblige à se laisser interroger par tous les textes. Et surtout par Qohélet! Autrement dit, on ne saurait se contenter de classer dans un moment de la Révélation le livre de Qohélet pour qui le temps est résolument cyclique. Il y a un temps pour tout, dit-on encore très souvent en invoquant à tort Qohélet 3,1-9. Or, le temps de la remise en question de Qohélet n’a pas à être escamoté. On ne doit pas occulter le fait qu’il y a des situations où la vie ne vaut pas la peine d’être vécue. On ne doit pas davantage occulter le fait qu’il y a des gens qui croient en Dieu tout en niant une vie post mortem dans un quelconque paradis ou enfer, ou encore qui croient en Dieu, mais sans se soucier d’aucune façon de ce qui adviendra après la mort. D’ailleurs, pourquoi devrait-on occulter cette théologie, où Dieu ne propose aucune eschatologie réjouissante (le paradis) ou terrifiante (l’enfer), alors qu’elle correspond encore aujourd’hui à la seule véritable expérience religieuse de maints croyants et lecteurs de la Bible?

BIBLIOGRAPHIE
BELLEAU, Remy (2003). « Discours de la vanité », dans Œuvres poétiques, sous la direction de Guy Demerson. Édition critique par Jean Braybrook et al., Paris, Honoré Champion Éditeur.
CAMUS, Albert (1959). Noces suivi de L’été, Paris, Gallimard.
CIORAN, Émile Michel (1952). Syllogismes de l’amertume, Paris, Gallimard.
PASCAL, Blaise (1962). Pensées, Paris, Seuil.
SCHOPENHAUER, Arthur (1966). Le monde comme volonté et comme représentation, Paris, Presses Universitaires de France.

NOTES
1, La traduction de tous les textes est de nous. L'expression « le soumettra à son cœur» (littéralement: «il donnera à son cœur»), signifie que le vivant y réfléchira, car le cœur dans l'anthropologie de Qohélet est avant tout le siège de l'intelligence et de la volonté (voir 1,16; 2,1.3.10.15.20.22.23; etc.). De la même façon, affirmer que «le cœur des philosophes est dans la maison de deuil» signifie que la mort est l'objet de ses méditations.

2. Le couple de verbes «aller» et «venir» (hlk et b') revient également en 5,14-15, 6,4 et 11,9-10 avec ce même sens de mourir et de naître. L'emploi du verbe hlk, littéralement «marcher », est un euphémisme pour la mort déjà bien connu dans l'Antiquité. L'emploi de ce verbe suppose aussi une représentation de la vie comme un voyage. Un voyage qui est toutefois un aller sans retour!

3. Le mot traduit par «comment» ('yk) est celui .qui introduit les lamentations (voir, par exemple 2 Samuel 1,19 et Proverbes 5,12), parfois satiriques (Isaie 14,4; EzéchieI 26,17; etc).

4. En effet, du point de vue cosmologique le monde des morts ou shéol (9,10) n'est pas un «au-delà », mais plutôt un «en-deçà », car ce monde est décrit comme un lieu souterrain (Psaumes 86,13; Proverbes 15,24; etc.) où l'on descend (Genèse 37,35; 42,38; 44,29,31; Nombres 16,30; etc), d'où la traduction latine du mot shéol par infernus, littéralement «ce qui est en bas», «ce qui est au-dessous».

5. Il faut savoir que la tradition juive ancienne ne connaît guère le chien comme animal domestique (voir seulement Job 30,1 et Tobit 11,4. Par contre, elle le connaît très bien comme charognard (Exode 22,30, 1 Rois 14,11; 16,4; 21,19.23.24; 22,38, 2 Rois 9,10.36) associé au porc (Matthieu 7,6; voir aussi 2 Pierre 2,22 qui cite Proverbes 26,11). C'est pourquoi le mot chien servait de terme de mépris (1 Samuel 3,8, 9,8; 16,9; 17,43; 24,15; etc). Au chien, le proverbe oppose le lion, symbole de puissance royale (Genèse 49,9, Ézéchiel 32,2; Esther 4,17 LXX; Apocalypse 5,5-6 de courage et d'héroïsme (Proverbes 30,30; 2 Samuel 17,10, 1 Chroniques 12,9; 1 Maccabées 3,4; 2 Maccabées 11,11).

6. Les mots clés sont ici 't, pg' et qrh. Le premier terme pourrait être traduit par «temps» ou «sort». Le second terme est diversement rendu par «contretemps», «destin», «accident», «hasard», «sort», etc.; on pourrait égaiement lui donner la valeur d'un adjectif qui qualifie le temps ou le sort comme imprévu, incertain (9,12e: pt'm) et fatal (9,12b-d: r'h). Quant au verbe qrh, «arriver à quelqu'un», «atteindre», il ne se retrouve que deux autres fois dans le livre (2,14-15; et dans les deux cas, il est accompagné du substantif mqrh (voir 3,19 ct 9,2-3), «sort», «destin», terme qu'on pourrait aussi traduire par «lot» afin de permettre le jeu de mots avec «loterie».

7. Voir, dans l'encadré, la belle traduction de ce passage proposée par Remy Belleau (1528-1577), poète de la Pléiade.

8. Le texte de Deutéronome 30,19, pour ne citer que celui-ci, justifie cette équivalence entre bénédiction et vie, malédiction et mort.

9. C'est du moins ce que montre avec éloquence l'histoire de la réception de ce livre dans les traditions juive et chrétienne. Par exemple, c'est parce que le livre de Qohélet a été profondément «rabbinisé" et christianisé qu'il a pu être maintenu dans le canon des juifs et des chrétiens. Par ailleurs, de nos jours, comme l'exégèse allégorique n'est plus guère crédible, les commentateurs de ce livre ont souvent beaucoup plus de facilité à pointer ses prétendues défaillances théologiques qu'à lui reconnaître une véritable actualité.


ENCADRÉ
(Traduction de Qohélet 3,17-22 selon Belleau 2003, p. 233-234).

Lors je dis en mon cueur : Dieu jugera le juste
De juste jugement comme il fera l’injuste.
Soudain je repensé sur le faict des humains,
Que Dieu les a faits grands, excellents, neantmoins
Pour domter leur orgueil ne veut pas qu’ils dédaignent
Aux brutes qui çà bas vivant les accompagnent,
Faire comparaison : car presque egalement
S’affligent sans raison, vivant ensemblément.
Et vrayment quant au corps ils sont comme la beste :
Car qui tombe sur l’un, il tombe sur la teste
De l’autre, ayant semblable et pareille action,
Tous ont mesme soupir, et mesme passion.
L’esprit commun leur donne et sentiment, et force,
Et mouvement pareil : et sous la vie escorce
De tige mortel, l’homme ne sçauroit voir
Qu’il ait dessus la beste avantage ou pouvoir.
Tout ainsi que l’un meurt, l’autre meurt, et n’a l’homme
Rien de plus precieux que la beste : et en somme
Tout n’est que vanité, tout court en mesme lieu,
Tout s’en retourne en poudre, et se fait peu à peu
Ce qu’il estoit alors que sa lente matiere
Trempoit confusément en sa masse premiere,
Despouillant en la mort la mesme accoustrement
Qu’il avoit pris naissant de son propre element.
Mais qui sçait si l’esprit de l’humaine semence
Vole au Ciel, et celuy des animaux s’elance
Sous les flancs de la terre? Il n’y a rien meilleur
Que jouir bienheureux du fruit de son labeur :
Et ceste jouissance, est l’unique partage,
Et le fruit mieux choisi de ce commun passage.
Doncques ne trouvant rien, ny plus cher, ny plus doux
Que jouir de ce bien qui coule jusqu’à nous
Par les avares mains de quelque miserable,
Vivons vivons heureus, rien n’est au monde stable.
Hé qui ramenera l’homme pour revenir
Juger apres sa mort ce qui doit advenir?
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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