L'Encyclopédie sur la mort


La morte

Émile Verhaeren

Dans un superbe poème, Verhaeren «a la vision du cadavre de la raison flottant au fil de la Tamise et nous décrit ainsi cette fin tragique. Mais cette pensée ne l'effraie pas. [...] Tel un malade qui, au sein de ses tourments, se prend à appeler la mort à grands cris, le supplicié n'a plus que ce cruel désir : la folie. [...] Nous atteignons ici au suprême degré du désespoir. La mort et la folie accolent leurs deux drapeaux, noir et rouge. Par voie de conséquence, selon une logique inouïe, Verhaeren, parce qu'il désespère de trouver un sens à la vie, a haussé la démence et la vésanie à la dignité de fin universelle. Mais justement cette conversion complète porte en elle les germes de la victoire.» (S. Zweig*, Émile Verhaeren, p. 59-60)


En sa robe, couleur de feu et de poison,
Le cadavre de ma raison
Traîne sur la Tamise,

Des ponts de bronze, où les wagons
Entrechoquent d'interminables bruits de gonds
Et des voiles de bateaux sombres
Laissent sur elle, choir leur ombres.

Sans qu'une aiguille, à son cadran, ne bouge,
Un grand beffroi masqué de rouge,
La regarde, comme quelqu'un
Immensément de triste et de défunt .

Elle est morte de trop savoir,
De trop vouloir sculpter la cause,
Dans le socle de granit noir,
De chaque être et de chaque chose.
Elle est morte, atrocement,
D'un savant empoisonnement,
Elle est morte aussi d'un délire
Vers un absurde et rouge empire,

Ses nerfs ont éclaté,
Tel soir illuminé de fête,
Qu'elle sentait déjà le triomphe flotter
Comme des aigles, sur sa tête.
Elle est morte n'en pouvant plus,
L'ardeur et les vouloirs moulus,
Et c'est elle qui s'est tuée,
Infiniment exténuée.

Au long des funèbres murailles,
Au long des usines de fer,
Dont les marteaux tannent l'éclair,
Elle se traîne aux funérailles.

Ce sont des quais et des casernes,
Des quais toujours et leurs lanternes,
Immobiles et lentes filandières
Des ors obscurs de leurs lumières;
Ce sont des tristesses de pierres,
Maisons de briques, donjons en noir
Dont les vitres, mornes paupières,
S'ouvrent dans le brouillard du soir;
Ce sont de grands chantiers d'affolement,
Pleins de barques démantelées
Et des vergues écartelées
Sur un ciel de crucifiement.

Et sa robe de joyaux morts, que solennise
L'heure de pourpre à l'horizon,
Le cadavre de ma raison
Traîne sur la Tamise.

Elle s'en va vers les hasards
Au fond de l'ombre et des brouillards,
Au long bruit sourd des tocsins lourds,
Cassant leur aile, au coin des tours.
Derrière elle, laissant inassouvie
La ville immense de la vie;
Elle s'en va vers l'inconnu noir
Dormir en des tombeaux du soir,
Là-bas, où les vagues lentes et fortes,
Ouvrant leurs trous illimités,
Engloutissent à toute éternité:
Les mortes.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30