L'Encyclopédie sur la mort


Ce terrible repos qui est celui de la mort sociale

Pierre Bourdieu

En 1931, deux chercheurs, Marie Jaboda et Hans Zeisel, réalisèrent, sous la direction de Paul Lazarsfeld, une étude auprès des chômeurs de Marienthal, petite ville autrichienne dont l’entreprise principale avait fermé. Ce texte, édité en 1932 en Allemagne, à une époque marquée par un chômage de masse, quelques mois avant l’arrivée de Hitler au pouvoir (janvier 1933), est considéré comme une œuvre de référence. Pourtant, ses auteurs ont longtemps résisté à sa traduction. Ils n’étaient pas entièrement satisfaits de leur travail, estimant qu’il s’agissait d’un défrichage un peu brut.

Traduit en 1981 en France par Françoise Laroche, ce texte a été publié aux Editions de Minuit avec une courte préface de Pierre Bourdieu, dont Le Monde Diplomatique a publié le texte intégral en juin 2003 (Archives). Nous en re-publions ici des extraits.
Par un paradoxe après tout fort satisfaisant, Les Chômeurs de Marienthal est sans doute, de toutes les œuvres de Paul Lazarsfeld, celle qui nous satisfait le plus aujourd’hui, alors qu’elle est indiscutablement celle qui le satisfaisait le moins. Non, comme le diraient certains, parce qu’elle traite d’un objet positivement noté et connoté et qu’elle s’inspire d’une intention déclarée de servir, et dans ce cas la « bonne cause ». J’inclinerais à penser, au contraire, que les faiblesses les plus réelles de ce travail résident moins, comme il le croyait, dans l’imperfection et l’imprécision des mesures que dans l’incapacité de penser la science autrement que comme simple recollection, enregistrement, mesure de tout et de rien. [...]

Mais, par une étrange revanche, l’absence quasi totale de construction consciente et cohérente, qui voue le chercheur à la fuite compensatoire dans un effort frénétique de recollection exhaustive, est sans doute responsable de ce qui fait la valeur la plus rare de cet ouvrage : l’expérience du chômage s’y exprime à l’état brut, dans sa vérité quasi métaphysique d’expérience de la déréliction. A travers les biographies ou les témoignages - je pense, par exemple, à ce chômeur qui, après avoir écrit 130 lettres de demande d’emploi, toutes restées sans réponse, s’arrête, abandonnant sa recherche, comme vidé de toute énergie, de tout élan vers l’avenir -, à travers toutes les conduites que les enquêteurs décrivent comme « irrationnelles », qu’il s’agisse d’achats propres à déséquilibrer durablement leur budget ou, dans un autre ordre, de l’abandon des journaux politiques et de la politique au profit des gazettes de faits divers (pourtant plus coûteuses) et du cinéma, ce qui se livre ou se trahit, c’est le sentiment de délaissement, de désespoir, voire d’absurdité, qui s’impose à l’ensemble de ces hommes soudain privés non pas seulement d’une activité et d’un salaire, mais d’une raison d’être sociale et ainsi renvoyés à la vérité nue de leur condition.

Le retrait, la retraite, la résignation, l’indifférentisme politique (les Romains l’appelaient quies) ou la fuite dans l’imaginaire millénariste sont autant de manifestations, toutes aussi surprenantes pour l’attente du sursaut révolutionnaire, de ce terrible repos qui est celui de la mort sociale*. Avec leur travail, les chômeurs ont perdu les mille riens dans lesquels se réalise et se manifeste concrètement la fonction socialement connue et reconnue, c’est-à-dire l’ensemble des fins posées à l’avance, en dehors de tout projet conscient, sous forme d’exigences et d’urgences - rendez-vous « importants », travaux à remettre, chèques à faire partir, devis à préparer -, et tout l’avenir déjà donné dans le présent immédiat, sous forme de délais, de dates et d’horaires à respecter - bus à prendre, cadences à tenir, travaux à finir. Privés de cet univers objectif d’incitations et d’indications qui orientent et stimulent l’action et, par là, toute la vie sociale, ils ne peuvent vivre le temps libre qui leur est laissé que comme temps mort, temps pour rien, vidé de son sens.

Si le temps semble s’anéantir, c’est que le travail* est le support, sinon le principe, de la plupart des intérêts, des attentes, des exigences, des espérances et des investissements dans le présent (et dans l’avenir ou le passé qu’il implique), bref un des fondements majeurs de l’illusion comme engagement dans le jeu de la vie, dans le présent, comme présence au jeu, donc au présent et à l’avenir, comme investissement primordial qui - toutes les sagesses l’ont toujours enseigné en identifiant l’arrachement au temps à l’arrachement au monde - fait le temps, est le temps même.

Exclus du jeu, las d’écrire au Père Noël, d’attendre Godot, de vivre dans ce non-temps où il n’arrive rien, où il n’y a rien à attendre, ces hommes dépossédés de l’illusion vitale d’avoir une fonction ou une mission, d’avoir à être ou à faire quelque chose, peuvent, pour se sentir exister, pour tuer le non-temps, avoir recours à des activités qui, comme le tiercé, le totocalcio et tous les jeux de hasard qui se jouent dans tous les bidonvilles et toutes les favelas du monde, permettent de réintroduire pour un moment, jusqu’à la fin de la partie ou jusqu’au dimanche soir, l’attente, c’est-à-dire le temps finalisé, qui est par soi source de satisfaction. Et pour essayer de s’arracher au sentiment, qu’exprimaient si bien les sous-prolétaires algériens, d’être le jouet de forces extérieures (« je suis comme une épluchure sur l’eau »), pour tenter de rompre avec la soumission fataliste aux forces du monde, ils peuvent aussi, surtout les plus jeunes, chercher dans des actes de violence qui valent en eux-mêmes plus - ou autant - que par les profits qu’ils procurent, un moyen désespéré de se rendre « intéressants », d’exister devant les autres, pour les autres, d’accéder en un mot à une forme reconnue d’existence sociale.

[...]

Peut-être y a-t-il, quoi qu’en dise Marx, une philosophie de la misère, qui est plus proche de la désolation des vieillards clochardisés et clownesques de Beckett que de l’optimisme volontariste traditionnellement associé à la pensée progressiste. Et ce n’est pas le moindre mérite de l’enregistrement positiviste que de nous laisser entendre, mieux que les clameurs indignées ou les analyses raisonneuses et rationalisatrices, l’immense silence des chômeurs et le désespoir qu’il exprime.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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