Notre histoire: un torrent de vie

Jacques Dufresne


Je venais lire l’article de Marc Chevrier sur le St-Laurent et de revoir le Fleuve aux grandes eaux de Frédéric Back, quand je me suis plongé dans Surprenante Nouvelle France, le dernier numéro de la revue Argument, sous la direction de François Charbonneau.

Torrent de vie


Torrent de vie ! C’est l’expression utilisée dans le film de Back pour évoquer le fleuve à l’origine de la colonie. Viennent ensuite une série accablante d’images montrant comment, avant même que les premiers colons ne s’établissent sur des terres bordant le Saint-Laurent, commença le grand, l’interminable massacre qui extermina les morses et les tourtes et décima les baleines, la morue et un grand nombre d’autres espèces. François Charbonneau nous fait redécouvrir un autre torrent de vie, calomnié : celui des explorateurs, des coureurs des bois, des missionnaires, et bientôt des colons qui portés, nourris, dynamisés par le plus généreux des fleuves et par ses affluents allaient et venaient de la Baie d’Hudson à la Louisiane en sillonnant les grands lacs comme s’il s’était agi de quelques arpents d’eau.

Aurions-nous donc cessé progressivement d’être inspirés par la vitalité de nos lointains ancêtres en même temps que nous avons cessé d’être nourris par notre fleuve? Marc Chevrier et Frédéric Back nous indiquent la voie à suivre pour rétablir notre dignité en assurant la résilience de notre fleuve. Les auteurs de Surprenante Nouvelle France nous redonnent le droit et le goût d’admirer nos héros, aussi débordants de vie que les morues et les bélugas du fleuve originel.

Je suis de ceux qui, admirateurs incorrigibles, lisent l’histoire pour leur joie, cette joie consistant à se reconnaître et à se ressourcer, en tant qu'hommes dans les Vies de Plutarque, par exemple, et en tant qu'habitants d’un lieu appelé le Québec, dans les grandes figures de la Nouvelle France. Se reconnaître (et donc se connaître!) et se ressourcer, l’une et l’autre de ces joies supposent que les historiens témoignent par leur style de la vitalité et de la finesse des personnages qu'il s dépeignent. On lit encore Thucydide pour cette raison, on lira Mumford, en tant qu'historien des cités pour la même raison. Vous présumez que l’histoire du deuxième siècle à Rome vous ennuiera, lisez les Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar et vous fermerez le livre avec le sentiment, fondé, d’être devenu plus humain et plus vivant. Les biographies de Stephan Zweig auront le même effet sur vous.

On m’objectera que l’admiration n’est pas bonne conseillère en histoire, qu'elle ouvre la porte à l’embellissement et à l’hagiographie, choses dont souffrit une certaine histoire nationale, mais le dénigrement, le cynisme et l’indifférence à l’égard des grands personnages n’est que l’envers empiré de ce mal. Dans notre historiographie, diverses écoles de pensée ont oscillé entre ces deux excès. Éric Bédard, dans un texte de Surprenante Nouvelle France intitulé Retrouver la Nouvelle France nous ramène au point d’équilibre : ne pas embellir, ne pas dénigrer, mais reconnaître la vraie grandeur, ce qui équivaut à affirmer que les hommes ne sont pas les marionnettes de l’histoire, qu'ils ont une marge de liberté face à elle et que, forts de cette liberté, ils peuvent infléchir le cours de l’histoire. Évoquant l’ouvrage de David Hackett Fisher sur Champlain, Bédard écrit : «Cette fascination pour les grands personnages va de pair avec une foi dans la liberté, une allergie au fatalisme et à la résignation. Dans sa grande biographie, Fisher ne propose ni problématique, ni grille théorique.» Ce livre, ajoute Bédard, montre une fois de plus que l’érudition peut être magnifiquement servie par une plume élégante.»

Une plume qu'ont reprise plusieurs des auteurs de l’ouvrage collectif, à commencer par Éric Bédard :

«Qu'ils s'appellent Samuel de Champlain, Paul Chomedey de Maisonneuve ou Pierre Le Moyne d'Iberville, ou qu'elles portent le nom de Marie Guyart, Jeanne Mance ou Marguerite Bourgeoys, la Nouvelle-France regorge de personnages plus grands que nature. Osons même le mot : elle regorge de « héros ». S'il est une époque où le courage, la détermination et le sens de l'abnégation, d'un mot la volonté humaine, ont pu faire une différence, c'est bien celle de la Nouvelle-France. Quels qu'aient été les motifs des uns et des autres, il est difficile de ne pas être gagné par la déférence et le respect lorsqu'on se penche d'un peu plus près sur le parcours de ces grands personnages. Leur engagement absolu en faveur de causes qui les dépassaient pourrait bien inspirer, un jour, peut-être, des ardeurs nouvelles, une sorte de renaissance.»1

Le choc de la vie


Quel nom donner à cette mobilisation de tout notre être au contact d’une œuvre qui est elle-même un torrent de vie? Le choc de la vie? C’est un tel choc provoqué chez lui par l’ouvrage de Fisher qui a donné à François Charbonneau l’énergie requise pour rassembler une pléiade d’auteurs ayant pour mission de donner aux lecteurs d’Argument le choc de la vie au contact des fondateurs de la Nouvelle-France.

J’ai éprouvé ce choc, à un moment où j’étais vivement préoccupé par les liens avec le passé, et plus précisément avec les origines. Il me fournit l’occasion de réhabiliter la conception organique de l’histoire, conception à laquelle les nombreux amateurs de généalogie n’ont jamais renoncée puisque leurs recherches portent sur les arbres généalogiques. Dans cette perspective, les origines sont d’une importance cruciale.

Chaque année de l’histoire d’un arbre laisse un cercle sur son tronc. Il se trouve que les premiers cercles sont plus épais. Une vielle encyclopédie nous le rappelle:  «On doit compter les ans d’un arbre d’une certaine grosseur auprès de son pied. C’est l’endroit où elles sont plus distinctes. Il est de fait que dans les premières années de l’arbre les couches qui se forment sont très épaisses, tandis qu'elles sont très minces dans les derniers temps de son accroissement.»

Connais-toi toi-même


J’invite les lecteurs de cet article à regarder le film de Frédéric Back sur le St-Laurent et ensuite à lire successivement l’article de Marc Chevrier, la revue Argument et l’un des plus beaux articles de l’Encyclopédie de l’Agora. Il est intitulé : «Entre la mort de Dieu et le triomphe de la science» : un homme en quête de son identité. Il s’agit d’une conférence de Gaétan Daoust à l’occasion d’un congrès de psychologues.

«Il est interdit à l'homme de se voir nu. La question la plus irréductible, la plus simple, lui arrive déjà toute maquillée.[...] Si unique que soit chaque individu, il n'en est pas moins affecté, jusque dans ses fibres les plus intimes et les plus secrètes de ses pensées, par un passé collectif. La question "qui suis-je?", qui est le moteur principal de la recherche et de l'intervention psychologiques, est inséparable de cette autre question: "qui avons-nous été?", qui laisse en panne toutes les psychologies. Le présent individuel ne se comprend qu'en raison du passé collectif, de même que, sans la lumière du passé, l'avenir tout entier nous demeure opaque et imprévisible.»


Je distingue mon passé en tant qu'homme et mon passé entant qu'habitant d’un lieu précis. L’un est aussi important que l’autre pour la connaissance et l’accomplissement de soi. Ils sont aussi indissociables. C’est à son passé en tant qu'homme que s’intéresse Gaétan Daoust, ce qui l’incite à remonter jusqu’aux origines chez les Grecs, chez Platon en particulier, de cette séparation de l’âme et du corps appelée dualisme. On est conscient, depuis Nietzsche surtout, du mépris du corps auquel cette conception de l’homme donna lieu, au Québec en particulier. Gaétan Daoust souligne cet aspect sombre de la doctrine héritée des Grecs, mais il ne sous-estime pas pour autant son aspect lumineux : la contemplation.

«Pendant près de deux millénaires, depuis l'Antiquité classique jusqu'à la fin du Moyen Âge, la conscience occidentale s'est progressivement imprégnée de la conviction que, de toutes les activités de l'homme, celle de la contemplation était la plus importante. Plus que le travail qui transforme le monde extérieur, et que l'action qui transforme l'homme et la société, la contemplation était considérée comme l'activité propre à l'homme. Elle constituait l'exercice par excellence de son esprit, qui le définit comme être humain, l'activité noble entre toutes parce qu'elle lui permet d'accéder à la fin même à laquelle il est naturellement ordonné, la connaissance de l'être et l'amour du bien.»

Marie de l’Incarnation


La personne qui illustre le mieux les origines mystiques du Canada, Marie de l’Incarnation, était une contemplative qui, comme tant d’autres hommes et femmes de même vocation, saint François, sainte Thérèse d'Avila, saint Ignace, était aussi prodigieusement douée pour l’action. Dans Surprenante Nouvelle France, Dominique Deslandres nous présente une Marie de l’Incarnation qu'il est impossible de ne pas aimer et admirer. Après avoir situé la contemplation à sa juste place dans sa vie, au centre, elle propose une association d’idée intéressante entre la contemplation et l’apprentissage des langues, chose pour laquelle Marie de l’Incarnation parut exceptionnellement douée, même si au début de son initiation aux diverses langues des sauvages, elle éprouva de grandes difficultés. «Cette étude d’une langue si disproportionnée par rapport à la nôtre me fit bien mal à la tête, et me semblait qu'apprenant par cœur des mots et les verbes,[…] que des pierres me roulaient dans la tête.» «Mais croyez-moi, écrit-elle ailleurs, le désir de parler fait beaucoup; Je voudrais faire sortir mon cœur par ma langue pour dire à mes chères Néophytes ce qu'il sent de l’amour de Dieu et de Jésus notre bon maître.» 2

Marie de l’Incarnation a raconté ailleurs dans son œuvre à quel point il lui était difficile de faire justice à ses visions en les racontant à ses proches. Où trouver les mots pour dire l’indicible? «C’est justement, écrit Dominique Deslandres, cet obstacle qui la rend attentive aux différentes langues». Elle maîtrisa trois langues amérindiennes : l’algonquin, le huron et le montagnais.

La majorité des Québécois d’aujourd’hui sont dans le meilleur des cas indifférents à l’égard de femmes comme Marie de l’Incarnation parce que, plus ou moins consciemment, ils prolongent en un jugement négatif sur les origines leur verdict sans appel sur le moralisme désincarné qui a caractérisé un certain catholicisme québécois au cours des deux derniers siècles. La chose est regrettable. Le dualisme auquel sont liés la contemplation et le salut des âmes, nous a imprégnés et nous imprègnent toujours, «les mœurs ayant trois cents de retard sur les idées» (Nietzsche). On peut considérer cette conception de l’homme sous bien des angles. Marie de l’Incarnation venait de Tours, patrie de Descartes, dont elle était contemporaine. Descartes a repris à son compte le dualisme platonicien, en donnant à l’âme la même ascendance sur le corps. C’est cette ascendance que nous admirons dans la volonté dont font preuve nos savants, nos athlètes, nos entrepreneurs. Chez Marie de l’Incarnation toutefois, la force de la volonté était équilibrée par l’ardeur du désir, de l’amour à la source de la contemplation. Leçon que nous aurions intérêt à méditer.

Le maréchal de Turenne, cartésien lui aussi, s’adressait en ces termes à son corps avant d’affronter l’ennemi : «Tu trembles, carcasse, mais tu tremblerais bien davantage si tu savais où je te mène.» Nos missionnaires, nos colons et nos coureurs des bois ont dû tenir souvent ce langage à leur carcasse. J’ignorais qu'au cours de la décennie 1650, il a été sérieusement questions de les ramener tous en France, tant ils étaient décimés par les Iroquois. Des hommes comme Pierre Boucher, mort à 95 ans, soucieux du salut de son âme, les ont convaincus de tenir bon. Radisson n’avait pas la même noblesse morale que Pierre Boucher, mais sa prodigieuse vitalité devrait donner un peu de nostalgie aux médicalisés que nous sommes. Comment a-t-il pu faire à quelques reprises le voyage vers la Baie d’Hudson, traversé l’Atlantique plusieurs fois, après avoir été fait prisonnier par les Iroquois à deux reprises dans sa jeunesse? Sans antibiotiques, sans statines, sans antipresseurs! Inestimable leçon d’autonomie à un moment où tout nous pousse vers l’hétéronomie!
Les origines

Les origines 


Les origines, disions-nous, ont autant d’importance dans l’histoire des hommes que dans celle des arbres. D’où l’intérêt de tant de peuples, les Romains et les Américains en particulier, pour leurs origines. Notons au passage que Fisher, l’historien qui a donné le choc de la vie à François Charbonneau et à Éric Bédard est un américain. Ce qui m’incite à tracer un parallèle entre le premier agriculteur canadien, Louis Hébert, et un paysan mythique des origines de Rome, Cincinnatus. La république romaine étant en danger, on vint le rencontrer sur ses terres, pour le supplier de prendre la direction des troupes et d’assumer le pouvoir suprême pendant quelques mois, (ou quelques années?). Après quoi, il retourna à sa charrue sans exiger de récompenses. Quelle est la part de la légende dans cette histoire, d’abord racontée par Tite-Live pour rappeler les Romains déjà décadents à leurs mœurs fondatrices, et reprise par Rousseau porté à embellir tout ce qui lui paraissait naturel? Qu'importe puisqu’il s’agissait d’enseigner la vertu. Quand George Washington a fondé la Société des Cincinnati en 1783, il n’a sûrement pas consulté les docteurs en histoire pour s’assurer que les faits confirmaient cette belle légende. Ladite société regroupait ceux qui s’étaient distingués pendant la guerre d’indépendance. Elle regroupe aujourd’hui leurs descendants. Fondée en 1788, Losantiville, en Ohio, reçut en 1790 le nom de Cincinnati, à la demande de Arthur St-Clair de la Société des Cincinnati.
Louis Hébert est notre Cincinnatus et c’est sous cet angle que Marie-Andrée Lamontagne nous le présente dans Surprenante Nouvelle France. Tout en situant dans son contexte la biographie de Louis Hébert par Laure Conan, elle raconte le grand événement qui marqua, le 3 septembre 1917, le 300e anniversaire de l’arrivée de Louis Hébert : le dévoilement, en face de l’Hôtel de Ville, de sa statue, œuvre d’Alfred Laliberté. Cet événement, organisé à l’occasion de l’exposition provinciale d’agriculture, fut une célébration de la terre, qui est apparu à bien des historiens comme un signe du repliement de notre société sur elle-même. Marie-Andrée Lamontagne voit les choses d’un autre œil :«Alors qu'une France encore très majoritairement rurale répond à une mobilisation générale décrétée le 1er août 1914, faut-il s’étonner qu’à Québec, trois ans plus tard, l’anniversaire de Louis Hébert donne lieu à une débauche de discours faisant passer le salut de la nation par l’agriculture?»3

Tout en rétablissant les faits, Marie-Andrée Lamontagne ne se scandalise pas de ce que Laure Conan et les orateurs du 3 septembre aient passé sous silence le second mariage de la veuve Hébert avec un homme qui ne semble pas avoir été à la hauteur de l’image d’Épinal du premier mari. Ne cachant pas sa sympathie à l’endroit de l’histoire telle que la pratique en France Lorànt Deutsch,4 un comédien passionné d’histoire , elle écrit :

«Le bon peuple — dont nous sommes tous — peut-il se passer de mythes ? Les mythes sont la sève des peuples, ils ré-enchantent le quotidien, montrent la face cachée des parkings sans âme et des grandes places où pétarade la modernité. Les mythes sont constitutifs du récit national. Ce dernier s'élabore souvent insensiblement, de manière irrésistible et comme porté par l'air du temps, celui qui, par exemple, dans la province de Québec, après i960, désigne les années précédentes du vocable « Grande Noirceur», avec des majuscules s'il vous plaît, vocable prononcé avec une conviction semblable à celle qui, en 1917, fait reposer le salut des Canadiens français sur l'agriculture.»


Où finit l’interprétation, inévitable en histoire et où commence le mythe ? Tant qu'il ne s’agit pas de réécrire l’histoire dans une perspective totalitaire, mais de donner des ailes aux racines en insistant sur certains faits plutôt que sur d’autres, il est permis d’équilibrer l'exigence d'une froide objectivité par l’idéal d’une légende nourricière, à condition de conserver l’impartialité suprême consistant à éclairer d’une même lumière les protagonistes d’un même conflit. S’il faut cultiver le vrai en histoire, il faut aussi éviter de le confondre avec l’exact. La vraie histoire du monde est aussi celle qu'évoque ici Novalis :

Quand les nombres et les figures
Ne seront plus la clef de toute créature,
Quand, par les chansons et les baisers
Nous en saurons plus long que les savants
..............
Quand l'ombre et la lumière
Se marieront à nouveau dans la pure clarté,
Quand à travers les légendes et les poèmes
Nous connaîtrons la vraie histoire du monde,
Alors s'évanouira devant l'unique mot secret
Ce contresens que nous appelons réalité.


Rien n’interdisait aux Troyens d’embellir jusqu’à la légende les exploits d’Hector, ni aux Grecs d’embellir ceux d’Achille, à la condition que le soleil d’Homère jette la même lumière impartiale sur l’un et l’autre camp. Montcalm sera toujours pour les Canadiens français un modèle plus inspirant que Wolfe et Wolfe aura toujours la faveur des Canadiens anglais. Il est normal que nous sentions les choses ainsi, ce qui ne nous dispense pas, à un niveau supérieur, de l’obligation d’impartialité.

Évangéline

La revue Argument consacre la dernière partie de ses numéros à un débat autour d’un livre. Dans le numéro printemps-été de 2014, c’est au dernier livre de Joseph Yvon Thériault, Évangéline : Contes d’Amérique que cet honneur a été accordé. Nous venons de voir comment un intellectuel québécois, François Charbonneau, a été réveillé par un auteur américain de son indifférence à l’égard de l’histoire de son peuple. L’histoire d’Évangéline pose de façon plus aiguë et plus universelle le problème d’un sentiment identitaire créé par une œuvre étrangère.

Le grand dérangement, la déportation des Acadiens eut lieu en 1755. C’est seulement un siècle plus tard, qu'on pourra lire le premier récit de ce déracinement violent, si souvent répété depuis, ailleurs dans le monde, dans un poème de l’américain Longfellow consacré à un personnage se prêtant parfaitement à la mythification : Évangéline.

Voici ce qu'on en dit sur le site Cyberacadie.

«Le poème de 1 400 vers, écrit en hexamètres, est un poème épique basé sur la tradition orale, mais maints Acadiens le considèrent comme vrai. C'est l'histoire de la jeune fille Évangéline Bellefontaine et de son amant Gabriel Lajeunesse auquel elle est fiancée, qui sont cruellement séparés l'un de l'autre lors de la déportation de Grand Pré (Nouvelle-Écosse) en 1755. Les circonstances politiques de la France et l'Angleterre, qui sont perpétuellement en conflit, dictent l'avenir de ces deux jeunes amoureux, condamnés à vivre les multiples périples et pérégrinations que ce conflit engendra. Évangéline erre à la recherche de son être cher, mais le destin semble toujours lui jouer de mauvais tours. C'est à Philadelphie que sa fidélité et sa ténacité sont récompensées : infirmière dans un hospice, elle retrouve son Gabriel qui meurt dans ses bras.
 
Après la publication en anglais du poème, les éditions en langues étrangères se succèdent en des centaines d'éditions dans toutes les langues principales du monde. Longfellow est acclamé et son avenir financier est assuré. La traduction française paraît en 1853 et les Acadiens s'accrochent à ce poème comme à une bouée de sauvetage, leur apportant une sécurité morale qui semble leur avoir manqué pendant le siècle qui suivit la déportation. À toutes les occasions, l'élite acadienne cite des extraits du poème pour affermir auprès des Acadiens la force de leur race, bâtie par ‘’les peurs, les larmes et les sueurs de leurs ancêtres’’.»


Thériault estime les effets positifs de ce mythe plus importants et plus significatifs que le sentiment d’humiliation qu'il devait inévitablement entraîner. Cette humiliation, l’un des commentateurs du livre, Herménégilde Chiasson, l’a vivement ressentie.

Dans l’interprétation la plus courante du récit de Longfellow, le grand vilain est l’Angleterre, la France et les États-Unis, alliés contre l’Angleterre au moment de l’indépendance américaine, ont le beau rôle. Ce qui inspire ce commentaire à H.Chiasson :

«Nous en sommes toujours à cette étape bons/méchants, ce manichéisme confortable du mythe et cette idéologie revancharde qui nous ont fait perdre un temps précieux dans l'affirmation de notre culture. Lorsque tout récemment encore une partie de l'élite acadienne se met à exiger des excuses de la couronne britannique pour les dommages de la Déportation, je ne peux faire autrement que d'y voir une autre manifestation de cette simplification désolante d'une histoire que nous n'avons pas apprise ou que nous avons peu ou mal apprise.
 
On oublie, comme l'a montré John Farragher dans son ouvrage magistral A Great and Noble Scheme, que tout ce projet (la déportation) a été monté par Charles Lawrence, alors gouverneur de la Nouvelle-Écosse en accord avec William Shirley, alors gouverneur du Massachussets. Londres sera mis devant un fait accompli. Dans ce cas devrait-on aussi et surtout demander des excuses aux États-Unis pour leur rôle, ou même au Québec pour ne pas avoir prêté secours ? Il y a à ce sujet une lettre désolante à Vaudreuil, dont la mère était acadienne, une lettre qui aura pour toute réponse : de quitter l'Acadie pour se rendre (se déporter) à Québec. Comme le dira l'historien Robert Sauvageau, il y avait là une étrange concordance entre les politiques anglaises et françaises.»5


Joseph Yvon Thériault, dans sa réplique, redonne Évangéline aux Acadiens.

«J'ai pour ma part voulu démontrer qu'Évangéline n'est pas un œuvre étrangère. Certes, elle est une œuvre d'un poète américain qui s'inscrit, comme la première partie de l'ouvrage le démontre abondamment, dans le récit américain. Cependant, «traduttore, traditore», disent les Italiens : traduire c'est trahir! Les Acadiens, les Cadiens (et aussi les Canadiens français) se sont appropriés l'œuvre, ils ne l'ont pas reçue passivement. Ils en ont changé la trame pour que l'œuvre participe de leur propre récit. Et, depuis lors, le récit a été remanié, contesté, il a évolué selon la conjoncture. Toujours exprimant quelque chose sur les mutations identitaires de la société dans laquelle ils baignaient.»6


Des couples totalement ou partiellement mythiques comme Daphnis et Chloé, Tristan et Yseut, Dante et Béatrice, Don Quichotte et Dulcinée ont contribué à façonner l’identité de bien des peuples, mais ils n’étaient dans ce processus qu'un facteur parmi d’autres. Dans le cas de l’Acadie, le couple mythique, Évangéline et Gabriel, apparaît aussi comme le couple fondateur, tous les autres facteurs de l’identité acadienne passant au second plan.

Dans le cas du Québec, le couple mythique, Maria Chapedelaine et François Paradis a moins d’importance proportionnellement. Il faut noter que, comme le couple acadien, il a été un don d’un écrivain étranger. Il faut noter également que la révolution tranquille l’a fait tomber dans un discrédit tel qu'on hésite aujourd’hui à le ranger parmi les mythes nourriciers, comme l’est encore celui de Longfellow. Dans la nouvelle France, du moins telle que nous la présente la revue Argument, il n’y a aucun couple mythique.

 

Notes

1-.Argument, Vol 16, No 2, Printemps-été 2014 p.17

2-Lettre LII; 1642

3-Argument, Vol 16, No 2, Printemps-été 2014 p.218

4-Il a écrit une histoire populaire de France à partir des noms du Métro de Paris

5-Argument, Vol 16, No 2, Printemps-été 2014 p.227

6-Argument, p. 24

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