Mourir pour des idées en société occidentale de culture du bien-être en 2014

Pierre-Jean Dessertine
 
 


Rémi Fraisse est mort pour des idées justes, à 21 ans, le 26 octobre 2014, sur le chantier de construction du barrage de Sivens, Tarn, France.


Rémi Fraisse
 
Rémi  Fraisse, à Sivens, avant le drame


Thierry Carcenac, le président du conseil général du Tarn maître d’ouvrage du barrage de Sivens, a déclaré le 27/10/2014 : "Mourir pour des idées, c'est une chose, mais c'est quand même relativement stupide et bête. »

D’abord, Rémi Fraisse n’a pas du tout choisi de mourir pour des idées, il a simplement choisi, comme beaucoup de jeunes aujourd’hui, de prendre des risques pour faire valoir des idées qu’il croit justes. Il s’est trouvé dans une conjonction de circonstances telles qu’il a été le point d’impact d’un tir de grenade par un gendarme mobile et qu’il en est mort.

Laissons côté de la responsabilité du gendarme qui a tiré – à savoir s’il a ciblé ou non délibérément la victime de son tir. Remarquons seulement que ce gendarme a certainement plusieurs jeunes ayant le profil « Rémi Fraisse » parmi ses proches, et qu’il se retrouve désormais à porter le poids de son acte sur le chantier de ce barrage dans la nuit du 25-26 octobre 2014, dans ses relations avec eux.

Une circonstance qui a joué lourdement dans la mort du jeune homme est l’usage de grenades offensives par les forces de l’ordre. Sans aucun doute Rémi Fraisse, comme la plupart des jeunes engagés dans la confrontation avec les gendarmes mobiles, ignorait la possibilité d’emploi de ces armes de guerre par les hommes en uniformes qui leur faisaient face. Il est donc mort aussi d’une mauvaise évaluation des risques. Sous-évaluation bien naturelle si l’on a conscience qu’il s’agit de jeunes qui tentent de défendre le milieu naturel d’un pays auquel ils sont attachés, et qui sont à des années lumières de la logique des techniques de guerre.

Il y a d’ailleurs une analogie entre la situation de Rémi Fraisse ce 26 octobre 2014 au Testet, et celle de Vital Michalon, tué également par l’explosion d’une grenade offensive lancée par les forces de police, le 31 juillet 1977, sur le site de construction du surgénérateur nucléaire de Creys-Malville. L’un comme l’autre était spécialiste des dommages impliqués par le projet technique en construction. Rémi Fraisse avait fait des études d’écologie et savait à quoi s’en tenir de la richesse et de la vulnérabilité des écosystèmes. Vital Michalon était un jeune professeur de sciences physiques et savait à quoi s’en tenir de la nocivité très particulière de la radioactivité artificielle. L’un comme l’autre est arrivé sans armes pour manifester pacifiquement ; l’un comme l’autre a été amené à prendre des risques pour défendre une cause dont il voyait clairement la justesse [1] ; l’un comme l’autre a sous-évalué les risques, ne pouvant concevoir qu’on oppose à sa revendication des armes de guerre.

C’est d’ailleurs un aveu de cette disproportion de la dangerosité des moyens policiers que le Ministre de l’intérieur ait ordonné, le 29 octobre, que ne soient plus utilisées de telles armes par les unités de maintien de l’ordre.

Il n’est pas « stupide et bête » de prendre des risques pour des idées que l’on sait justes. Et même parfois, il n’est ni stupide, ni bête, mais de la plus élevée responsabilité, de choisir une mort quasi certaine pour des idées que l’on sait justes. Tel résistant français qui s’est fait attraper par la Gestapo entre 1942 et 1944, et qui a accepté de mourir pour ne pas livrer son réseau – ou simplement les gens qui l’avaient caché – , a certainement fait beaucoup pour qu’un Thierry Carcenac puisse être démocratiquement élu président socialiste du conseil général du Tarn.

Mais, objectera-t-on, n’est-il pas présomptueux d’être assuré que les idées pour lesquelles on prend des risques sont justes ? Ce qui signifie ici « justes de toutes façons » ou « universellement justes ».

Pour savoir si mes idées sont justes il y a un critère fort simple qui est mis à jour par la question : « Mes idées visent-elles l’intérêt de tout homme, ou seulement l’intérêt d’un groupe particulier au détriment de celui des autres ? » Si elles visent l’intérêt de tout homme, elles sont justes. C’est ce qu’on peut appeler « le critère d’universalité ».

Une manière de préciser ce critère est de se demander si ses idées sont intéressantes pour l’homme d’un certain point de vue, ou à tous points de vue.

Préserver la zone humide du Testet et l’écosystème avec les 93 espèces vulnérables qu’elle abrite est intéressant à tous points de vue – la préservation de la biodiversité, sa reviviscence même est d’un intérêt humain aussi bien pour la diversité des ressources, le beauté des paysages et la joie de vivre ; elle favorise les liens sociaux (pas de barrières, pas de zones que l’on s’est approprié et qui sont interdites), elle ne crée pas de risques nouveaux et potentiellement catastrophiques (le barrage qui cède, ou que l’on fait sauter), etc.

Détruire l’écosystème afin d’instrumentaliser l’espace pour disposer des ressources hydrauliques nécessaires à la monoculture intensive du maïs n’est intéressant que du point de vue de la filière de l’agriculture industrielle et de la consommation de masse. Et tout le monde n’est pas partie prenante dans la filière de l’agriculture industrielle, et ceux qui le sont ne le sont que du point de vue de leur vie professionnelle – ce qui est loin d’être toute leur vie. Par ailleurs, si un grand nombre de gens participent peu ou prou à la consommation de masse, c’est souvent à leur corps défendant, à l’écart de ce qu’ils considèrent comme les meilleures expressions d’eux-mêmes.

Une autre manière de décliner le critère d’universalité est la projection dans l’avenir : ce que je juge aujourd’hui bien pourra-t-il l’être indéfiniment dans l’avenir ?

Or, l’agriculture industrielle a un avenir qui apparaît de plus en plus limité, puisqu’elle appauvrit finalement les ressources (en particulier la fécondité du sol) tout en consommant énormément d’énergie et en désertifiant les paysages. Même le gouvernement actuel de la France préconise – verbalement – une conversion de cette agriculture vers d’autres formes plus respectueuses des ressources. Par contre, il y a toutes chances que les descendants des occupants de la ZAD (zone à défendre) du Testet se transmettent l’épisode, et soient indéfiniment fiers de l’action d’empêchement de réalisation de ce barrage menée par leurs ancêtres.

Pour dire les choses de manière encore plus limpide :

– le choix fait par Thierry Carcenac de promouvoir, malgré l’opposition populaire, la construction d’un barrage, est indubitablement « stupide et bête », car ce barrage était, au mieux sans avenir au-delà de quelques décennies (du point de vue de ses buts) après avoir provoqué un saccage de l’environnement naturel, et au pire – ce qui s’est produit – sa construction conflictuelle pouvait provoquer un drame. Comme est « stupide et bête » en général un pouvoir social – la mercatocratie – qui promeut du bien-être à court-terme (des céréales et de la viande en abondance) en endommageant la biosphère au détriment des ressources à long terme.

– Rémi Fraisse, par contre, après ses études de gestion et de protection de la nature s’orientait vers un choix plein d’avenir, c’est-à-dire une activité enrichissante pour l’environnement naturel et bénéfique pour toute la collectivité. Mais la construction de cet avenir passait par la préservation des écosystèmes encore riches de biodiversité. C’est pourquoi, il était tout-à-fait raisonnable qu’il prit des risques pour défendre la zone humide du Testet.

Ce 26 octobre, l’avenir de Rémi Fraisse s’est trouvé sacrifié pour que celui des autres soit possible. Ils étaient déjà bien plus nombreux qu’on ne le laisse voir ceux qui veulent regarder au-delà des danses du ventre de la société de consommation, pour imposer d’avoir un avenir. Ils seront désormais encore beaucoup plus nombreux.


[1] La mort de Vital Michalon n’a pas empêché la construction du surgénérateur de Creys-Malville. Mais celui-ci a été un échec. Loin d’être le prototype d’une nouvelle filière nucléaire de grande rentabilité, comme l’avaient annoncé ses promoteurs, il a connu pannes sur pannes et a été un gouffre d’argent public, jusqu’à être définitivement arrêté en 1998. Il est en phase de démantèlement. Mais celui-ci est inachevable du fait de l’énorme quantité de plutonium radioactif extrêmement dangereux – plusieurs tonnes – entreposée dans le réacteur. Le site du Creys-Malville restera un plaie indéfiniment menaçante, pour les générations à venir, dans l'espace ouest-européen.

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