Le pape François aux États-Unis : un accueil à la mesure d’un pays complexe

Stéphane Stapinsky

Le pape François arrive aux États-Unis, pays complexe à tous égards, au sein duquel la conjoncture récente, notamment sur les plans économique (la crise qui perdure) et ethnique (la question raciale; le débat sur l’immigration à la frontière sud, la peur du terrorisme islamique) accroît les tensions sociales. Ajoutons à cela, pour faire bonne mesure, les scandales sexuels dans l'Église qui ont marqué durablement les consciences, de même que les débats souvent tumultueux qui ont eu lieu depuis deux ans au sein du catholicisme américain, dans la foulée de la publication de l'exhortation apostolique la Joie de l’Évangile et de celle de son encyclique Laudato Si’, du synode sur la famille, de certains changement dans la hiérarchie de l’Église américaine (la rétrogradation du cardinal conservateur Raymond Burke).

Si les protestants, toutes dénominations confondues, constituent 51,3 % de la population américaine, les catholiques sont néanmoins la principale confession du pays, rassemblant 23,9 % des Américains. 16,1 % des habitants du pays se déclarent sans religion et les autres confessions comptent pour le reste (1).

Le pape François, dont la popularité à travers le monde ne se dément pas chez les catholiques, jouit d’un charisme qui touche même les non-croyants. Une religieuse américaine, militante pour la justice sociale, sœur Simone Campbell, s’est par exemple dit fort étonnée de découvrir, en parcourant récemment les États-Unis, qu’un grand nombre de non-catholiques s’identifient au pape – au point d’en parler comme de « notre pape » (2).

Chez les catholiques américains, on peut assurément constater l’existence d’un « effet François » (Francis Effect). Au cours du dernier quart de siècle, la majorité d’entre eux étaient en effet d’avis que leur Église était déconnectée de la réalité du pays et de la société. Avant l’élection du pape actuel, 53 % des catholiques abondaient dans ce sens, alors que 39 % avaient l’opinion contraire. Sous le pontificat de François, ces tendances se sont brutalement inversées. Selon un sondage du New York Times et de CBS, ce sont 53% de catholiques américains qui voient maintenant l’Église comme étant en accord avec leurs aspirations, contre 40% qui pensent le contraire (3).

Si la majorité des catholiques américains approuve le leadership du pape François, des différences existent toutefois suivant les familles politiques auxquelles ils appartiennent. Les partisans des Démocrates voient d’un œil bien plus positif l’action du pape que ceux de l’autre grande formation, le Parti républicain. Par exemple, si seulement 3% des partisans démocrates ont une opinion défavorable sur le pape François, c’est le cas de 20% des électeurs républicains. Et lorsqu’on interroge les Américains sur l’orientation donnée à l’Église par François, la proportion des avis favorables vs les avis défavorables est de 70-30% dans le cas des Républicains, et de 92-8 % pour les Démocrates (4).

Si l’on peut présumer que les croyants américains « ordinaires » feront assurément un accueil chaleureux au souverain pontife, la réception des leaders d’opinion et des hommes politiques, chez les catholiques, et des deux côtés de la barricade partisane, révèlera sans doute moins d’unanimité. Car des clivages complexes existent, tant dans la vie politique du pays que parmi les sensibilités religieuses.

Une première distinction, en ce qui concerne le catholicisme américain, permet de mettre en évidence, d’un côté, les catholiques progressistes (liberals) et les catholiques conservateurs.

Les catholiques progressistes appuient majoritairement la politique menée par le pape François. S’ils ne rejettent pas le capitalisme en lui-même, ils partagent le souci manifesté par l’évêque de Rome pour les pauvres et la critique qu’il fait des excès du système économique actuel. De même, ses vues sur la question environnementale, telles qu’on les retrouve dans la récente encyclique Laudato Si’, obtiennent leur adhésion. Ils perçoivent souvent le pape comme étant lui-même plutôt progressiste, sur le plan des questions de mœurs (mariage homosexuel, place des femmes, célibat des prêtres, etc.) mais il s’agit, à mon sens d’une méprise. Rien ne permet d’affirmer que le pape actuel réformera l’Église dans le sens qu’ils souhaitent. On retrouve en bonne place ces catholiques libéraux au sein de l’élite du Parti démocrate.

Le politologue Patrick J. Deneen distingue deux camps au sein des catholiques conservateurs. Disons d’emblée ce qui les relie : un attachement commun aux doctrines morales traditionnelles de l’Église sur le mariage, la sexualité, etc. Les fameux points que l’on qualifie souvent de « non négociables ».

D’une part, existe un catholicisme conservateur dit « orthodoxe », dont la caractéristique principale est de ne pas voir de contradictions entre la démocratie libérale et le catholicisme. S’il est conservateur sur le plan de la doctrine et sur le plan social, ce courant est libertarien du point de vue économique, partisan du laisser-faire économique. Parmi ses représentants les plus connus, mentionnons les noms de John Courtney Murray, George Weigel et Michael Novak (un des maîtres à penser de Margaret Thatcher). Cette mouvance occupe une bonne place dans l’aile néoconservatrice du Parti républicain.

D’autre part, on trouve, parmi les conservateurs, une mouvance que Deneen qualifie de « radicale ». Ce conservatisme radical met l’accent, quant à lui, sur une opposition, du point de vue philosophique sinon théologique, entre libéralisme et catholicisme. Pour lui, « (…) le libéralisme est fondé sur une vision opposée de la nature humaine à celle du catholicisme (et même sur une théologie concurrente). Le libéralisme considère que les êtres humains sont, par essence, séparés, qu’ils sont des « moi » souverains ne coopérant que pour des raisons utilitaires. Selon ce point de vue (...) le libéralisme repose sur un ensemble substantiel d’engagements sur le plan philosophique qui sont profondément contraires aux croyances de base du catholicisme, parmi lesquelles » se trouvent les idées suivantes :

 

-         nous sommes par nature des êtres relationnels, sociaux, des créatures politiques;

-         les unités sociales de base comme la famille, la communauté et l'Église sont «naturelles» et  ne sont pas uniquement le fruit d’arrangements temporaires entre les individus;

-         la liberté n’est pas une condition vécue dans l'absence de contrainte, mais suppose l'exercice de l'autolimitation;

-         les deux domaines, le «social» et l’économique, doivent être régis par un ensemble consistant de normes morales – parmi lesquelles se trouve, en bonne place, la possibilité de s’autolimiter et de pratiquer les vertus. (5)

Après ce qu’on vient de lire, on ne s’étonnera pas que ces radicaux se montrent particulièrement critiques de l’ultralibéralisme économique ainsi que des ambitions impérialistes américaines. Les figures tutélaires de cette mouvance sont le philosophe Alasdair MacIntyre et le théologien David L. Schindler.

Les leaders d’opinion du catholicisme progressiste accueilleront assurément le pape avec bienveillance lors de son voyage en terre américaine. On peut déjà avoir un avant-goût de cette réception favorable en parcourant certains sites web comme ceux du National Catholic Reporter et des revues Commonweal et Millenial Journal.

On pourrait être tenté de penser que plusieurs catholiques conservateurs, pour leur part, témoigneront plutôt d’une certaine réserve face à cette visite, sinon d’une hostilité. Si l’on trouve bon nombre d’opposants assez visibles à certains aspects de la politique du pape François, en matière de doctrine morale et de doctrine sociale chez les hommes politiques, les intellectuels et les leaders d’opinion conservateurs, et au sein de la hiérarchie ecclésiale américaine, l’ensemble des fidèles catholiques conservateurs ne leur emboîtent cependant pas le pas. En effet, selon des enquêtes d’opinion récentes, 48% de ceux-ci approuveraient fortement l’orientation donnée à l’Église par le pape François et 26% modérément. Dix pour cent de ces conservateurs auraient une perception modérément défavorable de l’action du pape, et 4 % très défavorable (6).

Un des terrains d’entente possible entre le pape et les leaders d’opinion des catholiques conservateurs radicaux est sans nul doute la critique que celui-là fait du capitalisme mondialisé et de ses excès. L’environnement peut aussi être un thème qui touche ces catholiques, dont plusieurs sont très critiques des dérives de la technologie à notre époque. Mais, il faut le dire, la plupart d’entre eux sont surtout préoccupés de ce qu’ils voient comme un climat de confusion, sur le plan moral, à la tête de l’Église romaine.

Le chroniqueur conservateur (« radical »), Patrick J. Buchanan, confondateur du magazine The American Conservative, sans être irrespectueux à l’égard du pape François, se montre perplexe quant au sens de son voyage : «L'Église catholique (...) est confrontée à une crise qui s’aggrave du point de vue de la cohérence morale et de la crédibilité. (...) À Cuba, François a refusé de soulever la question de la répression des frères Castro. Cherchera-t-il aussi à éviter d’aborder de front la crise morale dans laquelle est plongée l'Amérique, préférant discourir sur l'inégalité des revenus et le changement climatique afin de trouver un terrain d’entente avec Obama? La politique du Vatican, au cours des deux dernières années, baigne dans la confusion sur le plan moral. Pourtant, ainsi que l'archevêque de Philadelphie, Mgr Charles Chaput, nous le rappelle, ‘’la confusion est l’œuvre du diable.’’ Elle peut aussi voisiner avec le schisme » (7).

Cette hypothèse inquiétante au sujet d’un schisme au sein de l’Église catholique est d’ailleurs évoquée par plusieurs commentateurs conservateurs (voir par exemple ce texte).

Mais la charge la plus brutale contre le pape François vient de la première faction des catholiques conservateurs, celle des « orthodoxes », ceux qui se veulent les zélateurs de l’économie de marché et, dans bien des cas, les promoteurs du climato-scepticisme. Ceux-là s’en sont pris à François dès les premiers mois de son pontificat, notamment lorsqu’il a rendu publique la lettre apostolique La joie de l’Évangile, dans laquelle il dénonce certains excès du capitalisme actuel. La publication de l’encyclique Laudato Si’, qui rejoue la même partition mais en l’amplifiant de la crise environnementale, n’a rien fait pour les réconcilier avec lui.

 

 

 

Prenons un exemple parmi une multitude d’autres. Pour le frère Robert Sirico, qui dirige l’Institut Acton, un think thank prônant l’économie de marché, le pape « ne comprend pas très bien les réalités économiques ». Pour lui, l’Église ne devrait pas se mêler de ce qui concerne le marché. Sa mission, c’est plutôt de guider l’âme des fidèles, non pas de contrôler ce qu’ils consomment. « L'Église n’a pas vocation à être un think tank de nature économique (...) Si une telle situation persiste, «l’image de l’Église » s’en trouvera affectée négativement. » (8)

Le pape, donc, pour eux, n’a pas du tout à s’occuper d’économie ni d’environnement. C’est le même message que l’on martèle jour après jour dans la presse et sur les sites conservateurs. Une telle façon de voir, leur répondrait assurément François, repose sur une interprétation très restrictive, sinon étriquée, de la Doctrine sociale de l’Église. Comme l’écrit le journaliste Michael Sean Winters, un catholique progressiste ouvert au dialogue avec les conservateurs : « pourquoi l'Église ne s’intéresserait-elle pas aux marchés alors que ces marchés favorisent à ce point les riches et les puissants qu'ils répandent dans la société, au lieu d’en limiter l’impact, une culture de l'exclusion? » (9)

La droite libertarienne et républicaine, au-delà des limites du catholicisme, a commencé à faire tonner ses canons quelques jours avant l’arrivée du pape. Il faut dire qu’elle n’a pas cessé d’attaquer François depuis le début de son pontificat : pape « communiste », « léniniste », éprouvant une haine viscérale pour le capitalisme, etc. On n’a qu’à penser aux outrances d'un Rush Limbaugh, animateur de radio de tendance ultraconservatrice, pour qui la Joie de l'Évangile est un texte marxiste. Ou à celles du tristement célèbre Bill O’Reilly, sur la chaine pro-républicaine Fox.

Dans l’édition du 22 septembre du Washington Post, un texte d’opinion signé George Will était particulièrement virulent. Parlant du pape François, l’auteur écrit en effet : «Avec le zèle aveugle d'un converti, il embrasse des idées tout à fait à la mode, des idées incontestablement fausses et profondément réactionnaires. » (10)

Will, très critique des positions environnementales du pape, est favorable à  un développement économique basé sur les énergies fossiles. Afin de prouver que, pour lui, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, il avance bêtement comme argument que l’air, aujourd’hui, à Londres, est moins pollué qu’il l’était du temps de Charles Dickens… Une partie de la droite américaine, qui se réclame du réalisme et de l’idée de nature, se construit, on le voit, un monde abstrait, déconnecté de toute réalité.

Mais ce n’est pas la seule bêtise que l’on peut lire de la plume des adversaires pro-capitalistes du pape François. Ces jours derniers, Gene Kaprowski, directeur du marketing du Heartland Institute, a osé soutenir que l’action du pape actuel en faveur de l’environnement, de la protection de la nature réintroduirait, en quelque sorte, le paganisme au cœur même de l’Église catholique… Rappelons que le Heartland Institute est un think thank pro-libertarien connu pour ses prises de position climato-sceptiques. Greenpeace, et d’autres ONG, sont d’avis qu’il est soutenu par les frères Koch, ces milliardaires libertariens qui font malheureusement la pluie et le beau temps en politique américaine.

Sans succomber aux fantasmes des théories du complot, citons en terminant ce passage, tiré d’une analyse du chroniqueur Michael Winters, qui éclaire pertinemment les soubassements de l’opposition au pape François en terre américaine : « Une réalité unit toutes ces attaques contre le pape, en plus de l’hostilité et de l'incompréhension de la doctrine sociale catholique qu’elles manifestent. Elles sont toutes liées, d’une manière ou d’une autre, aux frères Koch. Le NILRR et l’Institut Acton font partie du réseau Koch; ils bénéficient donc, pour leur financement, des revenus provenant de l’extraction des ressources naturelles. On ne se surprendra donc pas qu'ils fassent tout pour jeter le discrédit sur ceux qui s’affolent des conséquences de l’usage sans restriction des combustibles fossiles. Le Heartland Institute n’est qu’un paravent pour les entreprises et l’idéologie des frères Koch. Et, bien sûr, il faut le rappeler, l'épouse de M. Will a participé à la campagne de Scott Walker, le gouverneur [du Wisconsin] qui est l’enfant chéri de ces mêmes frères Koch. » (11)

 

Notes

(1) La Croix -- http://www.la-croix.com/actualite/monde/les-religions-aux-etats-unis-_ng_-2009-01-19-530164

(2) http://ncronline.org/news/politics/look-francis-effect-voting-booth-not-pews

(3) http://marksilk.religionnews.com/2015/09/21/the-francis-effect-on-american-catholics/

(4) http://ncronline.org/news/politics/look-francis-effect-voting-booth-not-pews

(5) http://www.theamericanconservative.com/a-catholic-showdown-worth-watching/

(6) http://marksilk.religionnews.com/2015/09/21/the-francis-effect-on-american-catholics/

(7) Traduction libre de : “The Catholic Church (...) faces a growing crisis of moral consistency and credibility. (...) In Cuba, Pope Francis declined to address the repression of the Castro brothers. Will he also avoid America’s moral crisis to chatter on about income inequality and climate change and find common ground with Obama? What has come out of the Vatican in the past two years is moral confusion. Yet as Philadelphia Archbishop Charles Chaput reminds us, “confusion is of the devil.” It is also trifling with schism.” -- http://www.theamericanconservative.com/buchanan/francis-arrives-amid-moral-crisis/

(8) Traduction libre de : « The church doesn’t profess to be an economic think tank (...) If that’s allowed to persist, it in effect dilutes the church’s brand. » Cité par Michael Sean Winters -- http://ncronline.org/blogs/distinctly-catholic/why-do-you-harden-your-hearts

(9) Traduction libre de : « why shouldn’t the Church be thinking about markets when those markets are so skewed to the rich and the powerful that they facilitate, rather than ameliorate, a culture of exclusion? » Cité par Michael Sean Winters -- http://ncronline.org/blogs/distinctly-catholic/why-do-you-harden-your-hearts

(10) Traduction libre de : « With a convert’s indiscriminate zeal, he embraces ideas impeccably fashionable, demonstrably false and deeply reactionary. » Cité par Michael Sean Winters -- http://ncronline.org/blogs/distinctly-catholic/why-do-you-harden-your-hearts

(11) Traduction libre de : « There is something that unites all these attacks on the pope, in addition to their hostility and misunderstanding of Catholic social doctrine. They are all related to the Koch brothers. The NILRR and Acton are part of the Koch network, drawing money from the extraction industries and, consequently, casting aspersions on anyone who worries about the consequences of unrestricted fossil fuel use. The Heartland Institute is nothing but a front group for industry and Koch ideology. And, of course, Mr. Will’s wife works on the campaign of Koch-brothers’ darling Gov. Scott Walker. » -- http://ncronline.org/blogs/distinctly-catholic/why-do-you-harden-your-hearts




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