Les neuf nations d'Amérique du Nord ou l'ère de la fission

Jacques Dufresne
On continue de lire Garreau dans la communauté des consultants en développement stratégique, pour l’excellente raison que les précisions qu’il donne sur chaque nation correspondent à celles que cherchent les entreprises en quête du meilleur emplacement pour une filiale.
Le moment est venu de préparer l’après fusion, c’est-à-dire l’ère de la fission, de la division des grandes entités. La meilleure façon de le faire est de ressusciter à l’intention du grand public une thèse, celle de Joel Garreau, qui date de 1981, mais qui a conservé une vie souterraine qui, à elle seule, prouve qu’elle mérite la plus grande attention. On continue de lire Garreau dans la communauté des consultants en développement stratégique, pour l’excellente raison que les précisions qu’il donne sur chaque nation correspondent à celles que cherchent les entreprises en quête du meilleur emplacement pour une filiale. C’est l’un de ces consultants, d’ailleurs, qui a attiré mon attention sur ce livre, qui aura sans doute été plus bénéfique pour le Québec que les écrits de Mordecai Richler n’auront été maléfiques.

L’importance et l’intérêt du livre de Garreau tiennent au fait qu’il met en relief ces petites appartenances auxquelles les gens sont très attachés sans pouvoir exprimer cet attachement dans les cadres des structures politiques et territoriales en place. Quand les conséquences négatives des fusions et des politiques centralisatrices seront devenues manifestes, il faut s’attendre à ce que des thèses comme celle de Garreau resurgissent. Le Québec peut-il attendre ce moment où les conditions gagnantes auront été réunies au moins à l’extérieur?

Vers la fin de la décennie 1970, Joel Garreau, chef de pupitre au Washington Post, a voulu préciser le cadre de référence des nouvelles que les reporters lui envoyaient depuis les diverses régions d’Amérique du Nord. Il a demandé à ses reporters de préciser les caractéristiques de ces régions. C’est ainsi que l’un des journalistes a appelé la côte Ouest, incluant Vancouver, Ecotopia, et qu’un autre a surnommé la région voisine Empty Quarter.

Garreau a tiré de cet exercice l’idée d’un article provocateur dans lequel il présentait les neufs nations constituant à ses yeux l’Amérique du Nord. Le succès de l’article a dépassé ses attentes, mais alors qu’il s’attendait à recevoir des lettres de désapprobation, il a été inondé de lettres de félicitations, dont l’une de Saskatchewan disant: «Vous auriez dû mettre une plus grande partie de la Saskatchewan dans le Breadbasket

Il ne restait plus à Garreau qu’à parcourir ses neufs nations pour en tirer un livre qui parut, en 1981, sous le titre de The Nine Nations of North America. Garreau y explique le manque d’intérêt des gens pour la politique locale aussi bien que pour la politique nationale par le caractère artificiel des découpages administratifs. Le livre commence ainsi:

«Oubliez la pieuse sagesse que l’on vous a enseignée au sujet des États-Unis. Oubliez les frontières séparant les États-Unis du Canada et du Mexique, ces pâles barrières si perméables à l’argent, aux immigrants et aux idées.

«Oubliez les sornettes que l’on vous a racontées en sixième année au sujet de l’Est et de l’Ouest, du Nord et du Sud, vains (faint) échos de passés glorieux qui n’ont jamais vraiment existé que dans des manuels aseptisés.

«Oubliez le réseau des frontières entre les États et les provinces, ces accidents de l’histoire et ces erreurs d’arpenteurs (surveyors). La raison pour laquelle personne, à l’exception des maniaques des trivias, ne peut nommer les cinquante États américains, c’est que la question est dénuée d’importance.

«Oubliez les almanachs remplis de données inutiles sur les élections auxquelles l’étrange découpage des districts a enlevé tout son sens.

«Considérez plutôt la façon dont l’Amérique du Nord fonctionne réellement. Vous découvrirez neuf nations, chacune ayant sa capitale et ses réseaux distincts de pouvoir et d’influence. Chacune a une économie qui lui est propre; chacune suscite un certain sentiment d’appartenance de la part de ses membres. Ces nations se distinguent les unes des autres par leur manière de sentir aussi bien que par leur résonance profonde et l’image qu’elles projettent.
«Chose plus importante encore, chaque nation a son prisme à travers lequel se forme sa vision du monde.»





Voici quelques passages tirés du chapitre sur le Québec.
«Le Québec est la plus improbable mais néanmoins la plus incontestable des neuf nations d’Amérique.

«Quels sont les peuples qui survivront à troisième guerre mondiale? Les Chinois, parce qu’ils sont si nombreux, et les Québécois parce que s’ils ont survécu aux derniers quatre siècles, ils peuvent survivre à n’importe quoi.

«C’est un lieu où les gens sentent qu’ils forment une nation. Pour ce qui est de la cuisine, de la musique, des valeurs, de l’éducation, des façons de penser, de la politique, les Québécois, conformément à leur grand slogan, Maîtres chez nous, sont en passe de devenir maîtres de leur propre maison.

«La nation est une réalité telle dans l’esprit des Québécois, que ce sont les anglophones qui en font leur sujet de conversation, pour s’expliquer le phénomène les uns aux autres, et non les Québécois eux-mêmes.

«Il est clair comme un consommé pour les Québécois qu’ils sont différents du Canada et bien entendu des États-Unis et de la France.

«Mis à part le Québec, qui est en lui-même une nation, le Canada partage cinq identités respectables et distinctes avec les États-Unis. Vancouver, par exemple, a beaucoup plus de choses en commun avec Seattle qu’avec Halifax. Et les Maritimes, pauvres mais fières, sont dans la même galère que la Nouvelle Angleterre.»

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