Michel Tremblay et Mordecai Richler sur le Plateau Mont-Royal
Lorsqu'il se met à rajeunir d'une génération les personnages dramatiques du cycle des Belles-Sœurs et qu'il les fait vivre sur le Plateau Mont-Royal des années 1940, Tremblay sait certainement qu'un autre écrivain montréalais, Mordecai Richler, a précisément situé dans un espace géographique voisin et dans la même époque un de ses premiers romans, The Apprenticeship of Duddy Kravitz (1959), de même que quelques autres de ses romans ultérieurs. C'est du dedans de l'enclave de la communauté juive que Mordecai Richler a écrit : son Duddy Kravitz habitait sur la rue Saint-Dominique parce que son père, un Juif polonais de Lodz, n'avait pu payer son billet du CPR que jusqu'à la gare Bonaventure ; et Duddy qui a grandi dans la boutique de son père cordonnier a souvent accompagné ce dernier à la Synagogue et a fréquenté l'école de la Talmud Torah, l'une et l'autre situées en plein Plateau Mont-Royal. C'est avec les Irlandais et les Écossais que le juif Duddy s'est battu lorsqu'il est devenu adolescent et, à 15 ans, au moment où il a commencé à travailler dans l'atelier de couture de son oncle Benjy, il a découvert les filles canadiennes-françaises attelées aux machines, qui lui sont apparues belles et légères à la fois. Il les avait côtoyées depuis son enfance dans le voisinage de la rue Saint-Dominique, mais il ne les connaissait pas vraiment : c'est pourtant avec l'une d'entre elles qu'il a vécu sa première relation sexuelle et, progressivement, c'est à cette communauté francophone des Gentils, des goy, qu'il s'est associé de plus en plus au point qu'Yvette – prénom emblématique de toute une collectivité – est devenue son amante au vu et au su de toute la communauté juive. Contre les siens, Duddy fit même le projet de s'acheter une terre à la manière des Canadiens français et annonça vouloir s'établir avec Yvette du côté de Sainte-Agathe ; en fait, c'est d'un lac dont il rêvait pour y construire un hôtel pour touristes...
Et l'apprentissage de Duddy Kravitz a ainsi continué dans la proximité de la communauté canadienne-française, dans le refus de l'entre-soi étroit du milieu juif et dans le scandale de ses liaisons avec une étrangère. Tout cela, Mordecai Richler le raconte avec un humour froid dont il ne se départit jamais et avec un sens de la moquerie typiquement juif dans lequel Michel Tremblay pourrait sans doute aisément se reconnaître. Qu'ils l'ignorent ou qu'ils le sachent, il existe, de fait, entre ces deux écrivains une parenté essentielle qui va bien au-delà du fait qu'ils ont tous les deux grandi, à dix ans d'intervalle (Richler est né en 1931 et Tremblay en 1942) autour du Plateau Mont-Royal et qu'ils ont l'un et l'autre présenté une chronique de la vie quotidienne des années 1940. Mais chacun a écrit du cœur de l'espace limité qu'il a habité, l'un Québécois francophone et l'autre Juif montréalais : dans leurs écrits, tous les deux se gaussent des règles que l'Église et la Synagogue imposent aux petites gens et se [336] plaisent à ironiser au sujet des travers des leurs. Cependant, ils ne voient vraiment bien qu'une seule partie du Plateau Mont-Royal, uniquement celle à laquelle sont mêlés leurs souvenirs personnels. Dans le Tremblay de Thérèse et Pierrette à l'école des Saints-Anges (1980) qui est le deuxième roman composant sa Chronique du Plateau Mont-Royal (1978-1984), le lecteur est conduit sur la rue Fabre et entraîné dans un univers de jeu qui mêle le sérieux et le burlesque : des filles miment les pieuses religieuses de l'Académie des Saints-Anges, des maris préfèrent l'univers masculin des tavernes et des sports à l'ambiance maternelle des espaces domestiques et, partout, les personnages rient de leurs travers et de la petitesse de leur monde 1.
C'est la même ambiguïté, la même verve ironique et le même goût de la dénonciation d'une certaine bêtise qu'on trouve plus de trente ans après The Apprenticeship of Duddy Kravitz chez le Mordecai Richler qui s'en est pris dans Oh Canada ! Oh Quebec ! Requiem for a Divided Country (1991) aux excès de l'application des lois linguistiques (les lois 101 et 178) dans l'espace pluraliste de Montréal 2. Cet écrivain dérangeant qui avait choqué l'« establishment » juif, celui de la finance surtout, avec son Solomon Gursky was here (1989) et qui a fréquemment répété aux anglophones du Canada que leur pays serait très ennuyeux sans les excès du Québec, voilà qu'il s'en prenait maintenant à la « police québécoise de la langue » prétendant qu'elle a accumulé, sans les traiter, plaintes et dénonciations, à la Commission de toponymie qui a dé-re-baptisé bien des sites dans un refus de reconnaître l'histoire passée telle qu'elle a été, fustigeant un certain nationalisme linguistique québécois et dénonçant avec violence l'intransigeance croissante de tout le monde, des Canadiens anglophones tout autant que des francophones du Québec.
Le style de cet essai politique est excessif et l'ironie y est tout aussi mordante que dans les romans. Mais cette fois-ci, plus personne ne rit, du moins pas du côté québécois francophone. Ni les intellectuels ni les Québécois ordinaires ne trouvent plus cela drôle : le Montréalais de naissance Mordecai Richler, le fils de l'immigrant juif polonais, ne serait qu'un « étranger » qui n'a pas compris que quelque chose a changé au pays du Québec, que le maintien du « visage francophone » de Montréal exigera désormais que l'on s'oppose à toute trace linguistique non française qui pourrait le défigurer. Richler, le romancier devenu essayiste politique, est ainsi revenu relancer de vieux débats, faisant ressortir du « placard » des fantômes que les francophones et les anglophones, comme dans un commun accord tacite, préfèrent souvent ne pas voir se balader de nouveau. En rompant le silence et en choisissant d'écrire sur le mode de l'ironie à propos d'un sujet sérieux s'il en est un au Québec, celui de la langue, Richler ne pouvait pas être entendu des Québécois francophones même si certaines de ses réflexions les rejoignaient sans doute dans leurs propres analyses de la situation.
Mais comment ces Québécois francophones auraient-ils réagi si un des leurs, si Tremblay, par exemple, s'était mis à ironiser sur le « cirque » produit par certains aspects des lois linguistiques québécoises tout comme il a parodié [337] les travers des résidents de la rue Fabre ? Peut-être quelques Québécois auraient-ils ri ou au moins auraient-ils pris une certaine distance critique par rapport à quelques-uns des moyens choisis pour défendre les lois linguistiques du Québec. Il ne s'agit pas ici de savoir si l'analyse de Richler est juste ou excessive, ni si les Québécois francophones ont réagi à la forme plutôt qu'au fond de ses affirmations, car de telles questions ouvriraient des débats interminables sur le bien-fondé des lois linguistiques québécoises et sur leur degré d'efficacité réelle quant à la protection de la langue (Brunelle, 1992).
En comparant Tremblay et Richler dont le style s'apparente et dont l’œuvre romanesque (pour une partie en tout cas) prend pour scène la ville de Montréal, je voulais plus simplement et plus fondamentalement mettre en évidence le caractère politique de la littérature : d'un côté, l'écrivain parle, en effet, toujours du dedans d'une communauté qui lui impose une appartenance, qui l'identifie, même lorsqu'il s'en distancie ou qu'il la critique violemment ; d'un autre côté, le lecteur lit toujours une œuvre à partir d'un lieu précis, à partir d'une histoire et d'une position sociale, voire à partir aussi de son appartenance à un groupe linguistique ou culturel particulier. Dans le cas de Tremblay et de Richler, toute analyse de leur œuvre, fût-elle superficielle, et plus particulièrement de la réception que le Québec a réservée aux romans de ces deux auteurs (bien au-delà donc du seul essai politique de Richler), démontre que l'écrivain prédéfinit en quelque sorte lui-même l'espace de circulation de ses écrits à travers le choix de ses personnages et du lieu où il situe ses intrigues : il est ainsi symptomatique de constater que pratiquement aucun critique littéraire québécois n'ait jamais systématiquement comparé – à ma connaissance – les romans de Richler à ceux de Tremblay, alors que ce dernier s'est déjà vu consacrer des milliers de pages d'analyse. Et pourtant, on trouve chez le premier Richler (1959) la main tendue de Duddy Kravitz vers Yvette, les deux amoureux ayant choisi de traverser la frontière de leur groupe culturel quoi qu'il leur en coûte. Et le style ironique auquel ont recours, chacun à leur manière, Tremblay et Richler, ne semble pas non plus avoir rapproché ces deux écrivains dans l'esprit des lecteurs québécois francophones : l'ironie qui est une figure transculturelle à laquelle recourent des écrivains dans toutes les langues du monde fonctionne, en effet, paradoxalement comme un marqueur de frontières. Il semble bien que le message véhiculé sous une forme ironique ou parodique ne puisse vraiment être compris qu'à deux conditions qui doivent être réalisées en même temps : l'écrivain ne peut parodier que sa propre société d'appartenance dans une espèce d'exercice d'auto-ironie, et les lecteurs n'entrent vraiment dans les jeux ironiques d'un écrivain que lorsque ceux-ci mettent en scène d'autres qu'eux-mêmes, des étrangers, des voisins, les proches surtout qui sont à la fois différents et semblables constituant le groupe privilégié à parodier dans la mesure où le lecteur peut à la fois se reconnaître en eux et s'en différencier.
Gayatri Spivak a peut-être mieux que quiconque expliqué pourquoi la réponse du lecteur ordinaire et du critique littéraire « cannot just be a judgment [338] on the basis of disinterested readings by a presumed community » (1990 : 50). Spivak insiste sur le fait que des éléments politiques viennent toujours s'insérer dans la transaction qui unit un lecteur ou un analyste à un écrivain, qu'il n'existe pas nécessairement une communauté d'intérêt entre l'écrivain et ses lecteurs, le premier pouvant, en effet, écrire à partir d'une position hégémonique ou ressentie comme hégémonique du seul fait qu'il appartient à un groupe historiquement opposé à celui auquel appartient le lecteur ou le critique. La politique s'inscrit donc insidieusement comme un sous-texte dans toute œuvre, et ce sous-texte doit être analysé pour lui-même si l'on veut vraiment avoir accès au sens d'une œuvre.
Nul ne peut, en effet, détacher la littérature de l'histoire sociopolitique et des enjeux collectifs, particulièrement de certains enjeux territoriaux, linguistiques ou autres, de ceux-là en tout cas dont la prégnance est telle qu'ils traversent toute l'histoire d'une société. Les œuvres littéraires sont certes détachables de l'agitation superficielle des événements politiques qui secouent sporadiquement certaines sociétés et, en ce sens, on peut dire que la littérature échappe à l'actualité politique et à l'immédiateté des réactions et débats. Si elle peut de fait échapper à l'actualité immédiate, l'œuvre de l'écrivain, lequel écrit toujours à partir d'un espace sociopolitique singulier comme je l'ai soutenu à la suite de Deleuze, n'en est pas moins nécessairement marquée par la longue historicité, par les conflits passés dont l'écrivain hérite, qu'il le veuille ou non, par une certaine position, hégémonique ou subalterne, que le seul fait d'appartenir à un groupe plutôt qu'à un autre confère à tout écrivain. Or, c'est précisément sur l'arrière-fond de cette longue durée que l'actualité politique est le plus souvent interprétée et que les œuvres littéraires, même celles qui n'ont explicitement rien à voir avec la politique, sont reçues, lues et analysées. L'écrivain inscrit donc son œuvre, à son corps défendant le plus souvent, dans un espace de débats politiques qui orientent forcément la réception et l'interprétation qui en est faite : sa position d'écriture apparaît précontrainte, d'une part, par l'histoire de son groupe linguistique et sociopolitique d'appartenance et, d'autre part, par les débats qui se déroulent dans l'arène politique au moment où l'écrivain publie ses romans, son théâtre, sa poésie ou ses essais.
Les principes d'analyse géopolitique de la littérature tels qu'esquissés par Spivak et par Derrida (1988) valent sans doute aussi lorsqu'il s'agit d'interpréter l'œuvre de Richler ou de Tremblay et de comprendre les réactions populaires face à certains de leurs écrits. Le Québec est dans son entier héritier d'une histoire coloniale dont personne, du côté francophone surtout, n'arrive à se dégager lorsqu'il lit les écrits d'un écrivain québécois ou canadien : la langue utilisée, le groupe culturel d'appartenance, l'ancienneté de l'implantation familiale dans le pays, les options politiques implicites ou explicites de l'auteur, tout cela est spontanément pris en considération dans l'acte de la lecture et encore plus peut-être dans l'analyse qu'en proposent les critiques littéraires. Le sujet québécois demeure un sujet postcolonial qui est encore porteur des traces du passé en sorte que le contexte culturel dans lequel les œuvres d'écrivains [339] comme Richler et Tremblay sont reçues apparaît traversé par des forces idéologiques et politiques héritées du passé et qui se présentent aujourd'hui sous de nouveaux visages, dans le contexte d'un nationalisme francophone québécois particulièrement vigoureux 3.
Richler risque donc d'être lu sur l'arrière-fond du vieil impérialisme britannique, de son appartenance, fût-elle marginale, à la communauté juive qui a toujours gardé une forte identité dans l'espace culturel québécois et dans le contexte du projet d'émancipation politique du Québec francophone. En introduisant ma lecture ethnocritique par Margaret Atwood et en la concluant par Mordecai Richler, je voulais précisément rappeler par ces choix le caractère indépassable des rapports antagonistes et complémentaires qui lient les francophones et les anglophones dans l'espace géographique du Nord-Est américain, que le Québec existe comme une nation souveraine, comme un État américain associé à la Nouvelle-Angleterre ou comme une province dans l'espace confédéral canadien. De même, mon analyse des romans de Richler et de Robin visait à souligner la pluralisation interne du Québec, sa diversification par le dedans qui a toujours été là, mais qui devient aujourd'hui une donnée incontournable de la nouvelle identité québécoise.
Notes