La résistance humaniste

Marc Chevrier

Devant les avancées de la science, l'homme qu'on a voulu mort, à la suite de Dieu, trouve encore des défenseurs.

Les sociétés modernes vivent d'un héritage qu'intellectuels et hommes de science s'activent à détruire, par le travail incessant de leurs théories et de leurs modèles explicatifs. Cet héritage donne à l'Homme une existence, une stature et une autonomie qui le dépeignent ainsi : doué de conscience et de volonté, il est libre, auteur de ses actes et responsable de son destin, tous éléments qui composent une personne, avec une identité non réductible à la biochimie du corps ou aux forces sociales. L'humanisme, qui est à la base de nos sociétés dont la plus haute fin est de reconnaître à tous une égale liberté, bat toutefois en retraite devant les réfutations que lui servent la philosophie, les sciences sociales et les sciences de l'information, pour une bonne part acquises à l'idée que l'Homme n'est rien en lui-même. Il n'est ni siège d'une quelconque liberté, vain fantasme, ni mélange de chair et d'esprit; il est l'expression d'une réalité extérieure à lui, un programme, une structure sociale, un code génétique, un ordre complexe, un langage ou une écriture.

Deux ouvrages récents ont levé le voile sur l'antihumanisme qui a marqué la pensée contemporaine et l'imaginaire des technosciences. Il s'agit de L'empire cybernétique de Céline Lafontaine1 et d'Avions-nous oublié le mal? de Jean-Pierre Dupuy2. Dans le premier, l'auteure, sociologue à l'université de Montréal, met en évidence l'influence que la cybernétique a exercée des deux côtés de l'Atlantique sur l'anthropologie, la psychologie, l'économie et sur la pensée française, en particulier sur le structuralisme, le post-structuralisme et la philosophie postmoderne. Le projet cybernétique fondé par Norbert Wiener au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, rappelle Lafontaine, était rien de moins que de bâtir une science nouvelle qui unifierait les connaissances autour de concepts-clés : entropie, information et rétroaction. L'entropie, c'est l'idée, tirée de la thermodynamique, que tout système isolé tend vers le désordre maximal. L'entropie voue l'humanité à disparaître, à moins qu'elle ne prenne le dessus sur le chaos par la communication, qui crée de l'organisation par l'échange d'informations. Pour Wiener, l'homme ne possédait aucune valeur en particulier. C'est un «accident temporaire» qui se distingue par la complexité de son intelligence apte à traiter beaucoup d'informations. L'être humain ainsi défini, il devient concevable de reproduire dans un organisme artificiel des capacités d'intelligence équivalentes. Enfin, par la rétroaction, c'est-à-dire le processus par lequel un système parvient à orienter ses actions d'après les informations reçues et les fins qu'il vise, l'être humain et la machine sont intimement rapprochés. Un jour des machines intelligentes veilleront au maintien de l'ordre social. Extrêmement matérialiste par ses présupposés et extrêmement idéaliste par ses ambitions, comme l'a vu Maurice Merleau-Ponty, la cybernétique a propagé ses enseignements au-delà des cercles militaires et mathématiques pour conquérir les sciences sociales et la philosophie, qui ont applaudi en elle la venue d'une seconde Renaissance.

La pensée critique française a d'autant mieux cédé à l'empire de la cybernétique, qui l'a colonisée sans encombre, qu'elle y a puisé les outils conceptuels nécessaires pour vider le sujet humain de toute réalité. (Quand donc la pensée française se guérira-t-elle de son ressentiment contre lui ?). Lafontaine appelle à la barre de son procès contre la manie cybernétique l'anthropologue Claude Lévi-Strauss, le psychanalyste Jacques Lacan, le sociologue Edgar Morin, les philosophes Michel Foucault, Jean-François Lyotard, Jacques Derrida et tutti quanti, à la caravane desquels l'auteure attache d'étranges comparses comme l'économiste Friedrich Hayek, le paléontologue Teilhard de Chardin et le théoricien des médias Marshall McLuhan. Quelque théorie ou système de pensée qu'on envisage, l'Homme dépouillé de son intériorité et de sa liberté se fond dans un ordre qui le détermine, tel le sable sur la plage emporté par la vague. Il n'est donc pas étonnant que l'ambition cybernétique s'emballe dans l'utopie d'un cyberespace qui dissoudrait les consciences dans une toile cosmique ou dans le fantasme du post-humain, qui verrait l'Homme s'abolir au profit d'une nouvelle espèce d'homme créé par lui-même.

Dans son essai publié deux ans plus tôt, le philosophe Jean-Pierre Dupuy avait déjà souligné la connivence de la pensée critique française et de la cybernétique dans l'assaut contre la subjectivité humaine. Arrivant toutefois à cette conclusion par un autre moyen, il montre comment la philosophie et les sciences sociales, qui ont largement exclu la question du mal de leur vision de l'Homme et préféré le définir comme un individu commis à la poursuite rationnelle de ses intérêts, ont contribué ainsi à mécaniser l'esprit. Cependant, qu'on relise Rousseau ou Smith, le problème du mal n'était pas absent de leur pensée. Or, estime Dupuy, la philosophie contemporaine a fait l'impasse sur le mal, pour éviter d'affronter le tragique de la condition humaine. La cybernétique, à son tour, échappe au tragique en faisant espérer un dépassement de l'Homme par la machine. Dupuy pose une question fondamentale : «L'idée que nous nous faisons de la personne humaine […] peut-elle survivre aux découvertes scientifiques?» Devant les avancées de la science, l'homme qu'on a voulu mort, à la suite de Dieu, trouve encore des défenseurs, point du tout résolus à le lâcher pour satisfaire la soif de pouvoir de quelque technologue du social ou du vivant qui rêve de ravaler l'Homme au rang d'objet malléable. Au Québec et en France se sont multipliés les auteurs qui sont entrés dans cette résistance: du Québec, Céline Lafontaine, Jacques Dufresne et Louise Vandelac; de France, Jean-Claude Guillebaud, Philippe Breton et Jean-Pierre Dupuy. La bataille pour rester humain est maintenant engagée.

Bibliographie
1. Céline Lafontaine, L'Empire cybernétique, Paris, Seuil, 2004.
2. Jean-Pierre Dupuy, Avions-nous oublié le mal?, Bayard, 2002

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